chapitre 1
Lâanalyse des mythes sociaux et nationaux
Pourquoi sâintĂ©resser aux mythes sociaux ou nationaux ? LâĂ©tude des idĂ©es ou des idĂ©ologies ne suffit-elle pas ? Cette question toute simple appellerait une longue rĂ©ponse, que jâai dĂ©jĂ esquissĂ©e dans des textes antĂ©rieurs. Je me limiterai donc ici Ă un bref commentaire. Directement ou indirectement, ouvertement ou implicitement, lâhistoire des idĂ©es repose sur le postulat voulant quâelles sâenchaĂźnent au fil du temps, principalement sous la conduite de la raison. On y fait souvent entrer une dimension sociale, reconnaissant ainsi quâelles sont enracinĂ©es dans des conjonctures, des conflits dâintĂ©rĂȘts, des rapports de pouvoir. Les mĂ©canismes qui commandent en profondeur lâessor et la vie des idĂ©es passent dĂšs lors au second plan, lorsquâils ne sont pas tout simplement ignorĂ©s.
On prĂȘte aux idĂ©es et Ă la raison le pouvoir de mobiliser Ă elles seules les membres dâune collectivitĂ© , au point de les amener parfois Ă sacrifier leur vie pour elles (pensons aux luttes pour la libertĂ©, lâĂ©galitĂ©, la dĂ©mocratie). Je soutiens, pour ma part, que la nature et la source de cette disposition extraordinaire dĂ©bordent le registre de la rationalitĂ© et font nĂ©cessairement intervenir des motivations qui relĂšvent de lâĂ©motion, du « dĂ©passement », de la transcendance et de la sacralitĂ© (dâorigine religieuse ou non). Ces considĂ©rations me portent Ă mâintĂ©resser Ă ce qui sous-tend la construction des idĂ©es et des idĂ©ologies, et ordonne, en dĂ©finitive, leur mouvement. On entre ici dans lâunivers du mythe, cet alliage de raison et dâĂ©motion sur lequel se construit toute idĂ©ologie. Au sein de cet univers, jâĂ©tudie les mythes sociaux (ou nationaux), ceux qui prĂ©sident Ă la vie socioculturelle de toutes les collectivitĂ©s, incluant celle des nations, et qui sâexpriment dans les nationalismes, ou plus gĂ©nĂ©ralement dans les cultures nationales.
I. Mythes et fondement symbolique
Ma dĂ©marche dâanalyse des nations et des nationalismes repose principalement sur le concept de « mythe », mais aussi, plus largement, sur le concept de « fondement symbolique ». Il est utile de les prĂ©senter dâentrĂ©e de jeu. MâintĂ©ressant depuis plusieurs annĂ©es aux mythes sociaux et Ă la formation des mythes nationaux (G. Bouchard, 2000), jâai commencĂ© Ă travailler sur lâĂ©tat et lâavenir de ces derniers, alors que jâĂ©tais professeur invitĂ© Ă lâUniversitĂ© Harvard en 2009. Jây ai organisĂ© un colloque international sur le sujet, dont le but Ă©tait dâexplorer ces deux questions dans diverses rĂ©gions du monde. Cette expĂ©rience a raffermi ma conviction du rĂŽle moteur des mythes dans la vie des nations dâhier et dâaujourdâhui, et a confirmĂ© la nĂ©cessitĂ© de mieux comprendre leur genĂšse, leur reproduction et leur dĂ©clin en tant quâidĂ©aux ou valeurs sacralisĂ©es. Le prĂ©sent ouvrage est donc le fruit de plus de vingt ans de recherche.
Mais avant dâaller plus loin dans cette direction, jâai Ă©prouvĂ© le besoin de faire le point sur ma dĂ©marche dâanalyse des mythes sociaux en gĂ©nĂ©ral (G. Bouchard, 2014). Jâen rappelle briĂšvement les principaux Ă©lĂ©ments.
Mâinspirant principalement, dans cet ouvrage, de la sociologie nĂ©odurkheimienne, jâaborde les mythes en tant que reprĂ©sentations collectives dâun type particulier, caractĂ©risĂ©es comme suit :
âąFondamentalement, le mythe social est porteur dâune valeur sacralisĂ©e et institutionnalisĂ©e qui soutient une vision de la sociĂ©tĂ© et de ce que devrait ĂȘtre son devenir. La sacralitĂ© du mythe est un attribut qui lui confĂšre une grande capacitĂ© de mobilisation en mĂȘme temps quâune forte rĂ©sistance aux critiques et au changement.
âąLe mythe social est un mĂ©canisme sociologique universel. On lâobserve tant dans les sociĂ©tĂ©s modernes (ou postmodernes) que dans les sociĂ©tĂ©s dites traditionnelles. Il se prĂ©sente toutefois sous des formes diffĂ©rentes et agit selon des voies spĂ©cifiques au sein des unes et des autres.
âąDans toute collectivitĂ©, le mythe est une composante centrale du fondement symbolique, cet ensemble de valeurs (sacralisĂ©es ou non), de visions du monde, de traditions, dâidentitĂ©s, de mĂ©moires et de codes culturels (Tocqueville parlait Ă ce propos de « doctrines morales ») grĂące auxquels des individus peuvent entrer en relation, partager des idĂ©aux, former des alliances, gĂ©rer leurs diffĂ©rends et leurs diffĂ©rences, et constituer une vĂ©ritable socialitĂ© â ce que Montesquieu appelait « les mĆurs », par opposition au systĂšme lĂ©gal dâune sociĂ©tĂ©. En dâautres mots : il nây a pas de lien social sans fondement symbolique. On peut parler Ă ce propos dâun capital culturel propre Ă chaque nation ou collectivitĂ©, qui sâĂ©labore dans le cours de son histoire (infra).
Par ailleurs, le concept de fondement symbolique est Ă©troitement liĂ© Ă celui de structure sociale, câest-Ă -dire les institutions qui, dans une sociĂ©tĂ©, orchestrent la vie symbolique (la famille, le systĂšme dâenseignement, les mĂ©dias, la religion, la justice, etc.).
La notion de fondement symbolique ne doit pas ĂȘtre associĂ©e Ă une forme de repli sur soi. Comme la racine se dĂ©ploie dans une arborescence, un fondement symbolique peut sâouvrir Ă lâuniversel.
Enfin, le fondement symbolique nâest pas synonyme dâhomogĂ©nĂ©itĂ© ou dâunanimitĂ©. Il suppose nĂ©anmoins que toute sociĂ©tĂ©, au-delĂ de sa diversitĂ©, au-delĂ des divisions et des conflits quâelle hĂ©berge, repose sur des Ă©lĂ©ments symboliques partagĂ©s qui lui permettent justement de se perpĂ©tuer en orchestrant cette diversitĂ© et en arbitrant ses conflits. Ainsi, des membres dâune minoritĂ© pourront contester victorieusement leur exclusion en invoquant la rĂšgle de lâĂ©galitĂ© civique stipulĂ©e dans la Charte des droits et libertĂ©s. Dans dâautres cas, on voit que, sous lâeffet de la contestation, un fondement symbolique a la propriĂ©tĂ© de changer, mĂȘme substantiellement (par exemple, Ă lâĂ©chelle de lâidentitĂ©), sans nĂ©cessairement se rompre.
âąAu sein de la culture, les mythes se prĂ©sentent sous la forme dâune architecture pyramidale. On y distingue dâabord des mythes directeurs, qui forment une sorte de matrice du fait quâils Ă©tablissent les paramĂštres premiers de lâunivers culturel : les visions du monde, les valeurs fondatrices, les grandes normes collectives. Les mythes directeurs sont sujets au changement, mais seulement dans la longue durĂ©e â une sociĂ©tĂ© est ordinairement rĂ©fractaire Ă rĂ©viser lâossature de son fondement symbolique.
âąIl existe aussi des mythes dĂ©rivĂ©s, sous-produits des mythes directeurs, dont ils retiennent lâesprit, mais quâils spĂ©cifient dans le court ou le moyen terme. On attend de ces mythes quâils sâarticulent Ă©troitement aux contextes changeants, aux aspirations, aux angoisses et aux dĂ©fis de lâheure. En consĂ©quence, ils sont susceptibles dâĂȘtre remplacĂ©s pĂ©riodiquement, de sorte que les mythes directeurs conservent leur autoritĂ© ou leur emprise sur la sociĂ©tĂ©. Cette architecture remplit Ă©galement certaines autres fonctions : par exemple, elle assure quâen pĂ©riode de changements radicaux (substitution rapide de mythes dĂ©rivĂ©s, par exemple), une sociĂ©tĂ© maintient un minimum dâĂ©quilibre et un sens de la continuitĂ© grĂące Ă la relative stabilitĂ© des mythes directeurs.
Un peu dans le mĂȘme esprit, J. Hutchison (2004) a soumis une proposition sĂ©duisante. Selon lui, les mythes nationaux se prĂ©sentent sous la forme de couches symboliques superposĂ©es (en vertu dâun procĂ©dĂ© de « mythic overlaying »). Il explique que, dans lâhistoire dâune sociĂ©tĂ©, les groupes sociaux Ă©laborent des mythes correspondant Ă des conjonctures particuliĂšres. Lorsque ces mythes deviennent dĂ©suets Ă cause de changements incessants, dâautres mythes sont introduits, mais en sâajoutant aux anciens. Ă la longue, il se produirait donc une accumulation au sein dâun bassin mythique plutĂŽt stable. Hutchison donne en exemple lâhistoire de lâIrlande, dont les principaux mythes nationaux sont des traductions successives de grands mythes sacrificiels. La culture irlandaise se serait ainsi rĂ©inventĂ©e (« regenerated ») Ă diverses reprises sur un fond de continuitĂ©. Ce modĂšle ingĂ©nieux sâapparente Ă ma thĂ©orie des mythes directeurs et dĂ©rivĂ©s, mais sans se confondre avec elle (jâĂ©carte, notamment, lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale dâune accumulation/superposition des mythes).
âąIl existe enfin des archĂ©mythes. Dans lâhistoire dâune nation donnĂ©e, il arrive que les mythes (directeurs et dĂ©rivĂ©s) se prĂ©sentent sous une forme Ă©troitement entrelacĂ©e dâoĂč se dĂ©gage une grande convergence. On attend dâun tel arrangement symbolique quâil accroisse la puissance de chacun des mythes impliquĂ©s et leur impact sur la vie collective. Les situations dâarchĂ©mythes se prĂ©sentent toutefois assez rarement. Cela dit, ils apparaissent dans le passĂ© des quatre nations analysĂ©es plus en dĂ©tail aux chapitres 3 Ă 6. Comme mentionnĂ© dans lâintroduction, le choix de ces quatre nations a prĂ©cisĂ©ment Ă©tĂ© dictĂ© par ce critĂšre, afin dâillustrer le phĂ©nomĂšne dans divers contextes.
âąUne autre propriĂ©tĂ© des mythes sociaux est dâĂȘtre Ă la fois produits stratĂ©giquement par des acteurs collectifs et ancrĂ©s dans une structure psychique qui les place au cĆur des imaginaires collectifs. Il est donc erronĂ© de les rĂ©duire Ă des outils de manipulation aux mains des Ă©lites (bien quâils soient souvent utilisĂ©s Ă cette fin), car ce serait dĂ©naturer leur rĂŽle au sein du fondement symbolique.
II. Le processus de mythification
Le double caractĂšre de permanence et de transitivitĂ© des mythes sociaux sâexplique du fait quâils relĂšvent Ă la foi...