chapitre 1
La mise en place dâun nouveau
régime colonial (1763-1815)
Avec la conquĂȘte militaire de la Nouvelle-France par la Grande-Bretagne et la cession du territoire par la France, la colonie du Canada passe dâun rĂ©gime de monarchie de droit divin Ă celui de monarchie constitutionnelle. La Grande-Bretagne a fait sa Glorieuse RĂ©volution en 1688 et mis en place un systĂšme de pouvoir rĂ©parti entre le roi, lâaristocratie siĂ©geant souvent de façon hĂ©rĂ©ditaire Ă la Chambre des Lords et le peuple dont la voix se fait entendre Ă la Chambre des Communes par des reprĂ©sentants Ă©lus. Câest ce systĂšme mĂ©tropolitain quâil faut dĂ©sormais adapter Ă une colonie de quelque 80 000 « nouveaux sujets » francophones et catholiques (les « Canadiens ») et dâenviron 2 000 « anciens sujets » anglophones et protestants.
Les Canadiens nâont guĂšre le temps de sâapitoyer sur le changement de mĂ©tropole. Le quotidien les rattrape rapidement. Plusieurs annĂ©es dâincertitude les attendent concernant le rĂ©gime seigneurial, la pratique de la religion catholique ou encore le contrĂŽle effectif du commerce. Si lâon a dâabord souhaitĂ© « britanniser » le territoire par la langue, la religion ou lâĂ©cole, les administrateurs se sont vite rendus Ă lâĂ©vidence quâils devraient, pour un temps, composer avec la majoritĂ© canadienne. Pour ce faire, ils vont prendre appui sur lâĂ©lite, soit la noblesse militaire, qui vit des emplois de lâĂtat et qui a le plus Ă perdre du changement de rĂ©gime. Ses membres, qui craignent de passer pour French and bad subjects, multiplient les gestes de loyautĂ© pour entrer dans la nouvelle administration.
Un sentiment national britannique a commencĂ© Ă Ă©merger en Angleterre pendant la guerre de Sept Ans. Des idĂ©es sây propagent sur la Constitution, le partage des pouvoirs entre la monarchie et le peuple, lâopinion publique, la libertĂ© de la presse. Ce modĂšle de patriotisme essaimera bientĂŽt en France, oĂč lâon en vient Ă remettre en question peu Ă peu la monarchie absolue.
Les Ćuvres de grands penseurs (Locke, Montesquieu, Blackstone et De Lolme) circulent dans la « Province of Quebec » par lâentremise des livres et de La Gazette de QuĂ©bec dĂšs 1764. Leur lecture participe Ă lâĂ©ducation des Canadiens, qui commencent Ă rĂ©flĂ©chir aux principes de la Constitution britannique et aux libertĂ©s anglaises.
Dans ses colonies royales, la mĂ©tropole impose des constitutions parlementaires qui diffĂšrent de la sienne. De 1760 Ă 1783, George III veillera de prĂšs Ă lâadministration des affaires de son Empire. La mĂ©tropole souhaite en effet accentuer le contrĂŽle sur les revenus et les dĂ©penses de ses colonies royales et rembourser la dette liĂ©e Ă la guerre de Sept Ans.
Pour favoriser le dĂ©veloppement de sa nouvelle colonie, Londres veut lui donner « la mĂȘme forme de gouvernement et la mĂȘme Constitution » quâĂ ses autres colonies nord-amĂ©ricaines. Les fonctions des lĂ©gislatures coloniales sont de lĂ©gifĂ©rer et de lever des taxes. Une assemblĂ©e lĂ©gislative pourra donc ĂȘtre Ă©tablie dans la province quand le contexte sây prĂȘtera, câest-Ă -dire lorsquâelle comptera plus de colons protestants.
Une proclamation royale est entĂ©rinĂ©e au Conseil privĂ© par George III le 7 octobre 1763, et James Murray est investi des pouvoirs de gouverneur par une commission royale le 28 novembre 1763. Les dispositions de la proclamation entrent en vigueur le 29 juin 1764 dans la colonie, dĂ©sormais appelĂ©e province de QuĂ©bec. Le 10 aoĂ»t, un gouvernement civil y est instaurĂ©. Le territoire se resserre le long du fleuve Saint-Laurent afin « dâempĂȘcher les anciens habitants français et les autres de se dĂ©placer et dâaller sâĂ©tablir dans des endroits Ă©loignĂ©s oĂč il serait plus difficile de les astreindre Ă la juridiction des colonies ». Le gouverneur est entourĂ© dâun exĂ©cutif qui ne peut prendre lâinitiative dâimposer des taxes. Il compte toutefois sur les revenus des terres de la Couronne et une caisse militaire.
Quelles « libertĂ©s anglaises » peut-on confĂ©rer Ă une colonie ? AprĂšs quelques annĂ©es de rĂ©gime militaire, puis dâadministration par le Conseil de QuĂ©bec (1764-1775), lâActe de QuĂ©bec (en vigueur de 1775 Ă 1791) distribue le pouvoir entre le gouverneur, dĂ©positaire du pouvoir royal, un Conseil exĂ©cutif et un Conseil lĂ©gislatif, dont les membres sont nommĂ©s par le gouverneur. Parmi les membres du Conseil lĂ©gislatif se trouvent sept seigneurs, un signe que cette premiĂšre « Constitution » prend appui sur ceux dont elle reconnaĂźt le systĂšme de propriĂ©tĂ© du sol. Elle prend aussi appui, non sans paradoxe, sur lâĂglise catholique romaine, qui nâest pas lĂ©gale et Ă©tablie comme lâĂglise dâAngleterre, mais qui est tolĂ©rĂ©e, et le sera Ă proportion de son loyalisme. Ces deux piliers canadiens du pouvoir mĂ©tropolitain partagent une adhĂ©sion Ă la monarchie et Ă lâalliance entre lâautoritĂ© politique et religieuse.
Le QuĂ©bec devient colonie britannique au dĂ©but de la formation rĂ©elle dâun empire. Les premiĂšres dĂ©cennies sont marquĂ©es par la reconnaissance de lâindĂ©pendance des Treize Colonies en 1783 et la prospĂ©ritĂ© associĂ©e au dĂ©collage industriel de la Grande-Bretagne vers 1780. En 1792, elle contrĂŽle 26 colonies, et 43 en 1815 au moment oĂč elle parvient Ă contrecarrer les ambitions de NapolĂ©on. Au milieu du xixe siĂšcle, elle produira avec une faible population un peu moins de la moitiĂ© des biens manufacturĂ©s dans le monde.
La pression des révolutions atlantiques
Les colonies britanniques au sud du QuĂ©bec manifestent des formes de rĂ©sistance au pouvoir mĂ©tropolitain Ă compter de lâadoption du Stamp Act en 1765, des Townshend Acts en 1767-1768 et du Tea Act en 1773, opposition des sujets Ă une levĂ©e de taxes par le Parlement impĂ©rial sans droit de reprĂ©sentation. Droit de taxation et droit de reprĂ©sentation vont pour eux de pair. Le premier CongrĂšs continental de Philadelphie sollicite la participation des habitants de la province de QuĂ©bec en 1774 par des imprimĂ©s commandĂ©s Ă un imprimeur de Philadelphie dâorigine française, Fleury Mesplet. Le pouvoir britannique local est aux abois durant la longue occupation « amĂ©ricaine » de MontrĂ©al Ă compter de novembre 1775 et le siĂšge de QuĂ©bec jusquâau repli des « Bostonnais » en juin 1776. Devant lâattitude de « neutralitĂ© bienveillante » de nombreux habitants relevĂ©e par François Baby, Gabriel-ElzĂ©ar Taschereau et Jenkin Williams lors de leur enquĂȘte dans toutes les paroisses commandĂ©e par le gouverneur Guy Carleton, et la montĂ©e de ce quâelle perçoit comme « un esprit de libertĂ© et dâindĂ©pendance », lâĂglise catholique appuie la crĂ©ation dâune milice et rĂ©pand lâidĂ©e que le rĂ©cent « changement de domination » (de française Ă britannique) nâa apportĂ© « que du mieux-ĂȘtre » aux Canadiens.
La pression provient aussi de la rĂ©volution en France, qui sâemballe avec la prise de la Bastille le 14 juillet 1789 et que la Gazette de MontrĂ©al de Mesplet met en valeur. Conscient et fier comme ses concitoyens dâavoir fait la rĂ©volution cent ans auparavant, le secrĂ©taire dâĂtat Ă lâIntĂ©rieur, Lord Grenville, Ă©crit en octobre 1789 au gouverneur de la colonie, Lord Dorchester : « Je suis assurĂ© quâil est dâune sage politique de faire ces concessions Ă un moment oĂč lâon peut regarder celles-ci comme autant de faveurs et oĂč il est de notre pouvoir dâarrĂȘter et de rĂ©gler la maniĂšre de les appliquer, plutĂŽt dâattendre quâelles vous soient imposĂ©es. » « Sage politique » coloniale qui sera rĂ©currente : diffĂ©rer le plus longtemps possible les concessions politiques tout en sâassurant quâon masque bien le report des rĂ©formes.
Les concessions en question renvoient aux pĂ©titions de coloniaux en faveur de lâobtention dâune Chambre de reprĂ©sentants Ă©lus. En 1784, 1 436 « nouveaux sujets » et 855 « anciens sujets », pour un total de 2 291 personnes, ont signĂ© une pĂ©tition pour obtenir cette « libertĂ© anglaise ». MĂȘme si les seigneurs organisent une contre-pĂ©tition de 2 400 signatures et que lâĂglise catholique continue de prĂȘcher quâil faut en rĂ©fĂ©rer « Ă la bienveillance du Souverain », la mĂ©tropole octroie une Chambre dâassemblĂ©e dans une nouvelle loi qui entre en vigueur le 26 dĂ©cembre 1791. LâActe constitutionnel continue de rĂ©partir le pouvoir entre le gouverneur, un Conseil exĂ©cutif de neuf membres et un Conseil lĂ©gislatif de quinze membres nommĂ©s par le gouverneur et qui, dans le dernier cas, sera composĂ© de deux tiers dâanglophones jusquâen 1815. Quant Ă la nouvelle instance de contrepoids dĂ©mocratique, la Chambre dâassemblĂ©e, elle regroupe 50 dĂ©putĂ©s. Les jours de lâancienne aristocratie francophone semblent comptĂ©s â il y aura en effet peu de seigneurs Ă lâAssemblĂ©e â, mais une certaine aristocratie anglophone « dans les forĂȘts dâAmĂ©rique », logĂ©e dans le Conseil lĂ©gislatif et chez les hauts fonctionnaires, commence son histoire. La vie politique sâamorce dans les deux nouvelles entitĂ©s crĂ©Ă©es Ă partir de lâancienne province de QuĂ©bec, le Haut-Canada (futur Ontario) et le Bas-Canada (QuĂ©bec), celui-ci beaucoup plus populeux.
La formation de la premiĂšre AssemblĂ©e Ă lâĂ©tĂ© 1792 se fait Ă lâissue dâun scrutin au suffrage qui, sans ĂȘtre universel, est assez gĂ©nĂ©ral. Les Ă©lecteurs choisissent 50 dĂ©putĂ©s, dont 35 Canadiens, et câest grĂące Ă cette configuration quâaprĂšs des dĂ©bats plutĂŽt vifs, un orateur (prĂ©sident) francophone, Jean-Antoine Panet, est Ă©lu et que le français et lâanglais sont adoptĂ©s comme langues dâusage parlementaire et dâimpression des documents officiels et du journal des dĂ©bats de la Chambre dâassemblĂ©e.
Lâessor dâune discussion publique
LâAmĂ©rique coloniale vit Ă lâenseigne du xviiie siĂšcle europĂ©en. La France rĂ©volutionnaire, qui liquide la monarchie et sâapproprie les biens du clergĂ©. Sous la Terreur, en 1793, la France liquide la monarchie et sâapproprie les biens du clergĂ©, au moment mĂȘme oĂč elle dĂ©clare la guerre Ă la Grande-Bretagne, mĂ©tropole du Bas-Canada depuis trente ans. En France, câest aussi le moment de lâascension de NapolĂ©on Bonaparte, tout juste avant la campagne dâItalie. Au Bas-Canada, devant des comportements populaires de rĂ©sistance Ă la loi de la milice et Ă une loi de la voirie, lâautoritĂ© politique coloniale veille au grain avec lâappui de lâĂ©vĂȘque catholique Mgr Jean-François Hubert qui prĂȘche que « le concert entre lâempire et le sacerdoce [est] plus nĂ©cessaire ».
Le dĂ©bat public prend de lâampleur et se porte dans un Club constitutionnel, dans les gazettes publiques dans les publications imprimĂ©es. TĂŽt, les marchands britanniques prennent acte de la domination numĂ©rique de la majoritĂ© franco-catholique dans la Chambre dâassemblĂ©e. Thomas Cary lance en 1805 le Quebec Mercury qui annonce ses couleurs : abolition du rĂ©gime seigneurial, contrĂŽle de la Chambre par les Britanniques, assimilation par lâĂ©cole, la langue et la religion, union lĂ©gislative entre les deux Canadas. Le journal est bien conscient de vivre Ă lâĂ©poque de lâarchenemy quâest NapolĂ©on, ambitieux « de franciser lâunivers », y compris lâancienne colonie française dâAmĂ©rique.
Les Canadiens prennent la balle au bond et lancent le bien nommĂ© Canadien. Voix de la dĂ©putation canadienne Ă la Chambre, convaincu que la « libertĂ© dâun Anglois » est tout autant celle dâun Canadien, le journal, comme les dĂ©putĂ©s, doit continuer Ă se familiariser avec la politique et la Constitution britanniques. DĂšs le premier numĂ©ro, le 22 novembre 1806, on prĂ©sente les Canadiens comme des « AmĂ©ricains Britanniques », quitte Ă devoir expliquer bientĂŽt le sens de la formule. Le journal observe rapidement que le pouvoir loge dans la personne du gouverneur et dans les Conseils exĂ©cutif et lĂ©gislatif, donc dans la minoritĂ©, face Ă la Chambre dâassemblĂ©e Ă©lue par la majoritĂ©. DĂ©mocratie et dĂ©mographie se conjuguent dans celle-ci et non dans le Conseil lĂ©gislatif oĂč la minoritĂ© anglophone a un pouvoir de blocage des lois votĂ©es par la majoritĂ© dans la Chambre. Câest un vice fondamental. Sans y chercher la formulation dâun projet de protogouvernement responsable, on trouve chez lâun des fondateurs et rĂ©dacteurs du Canadien, Pierre-Stanislas BĂ©dard, dans lâĂ©dition du 24 janvier 1807, lâidĂ©e que « la nation exerce son jugement en Ă©lisant ceux dont elle approuve le systĂšme et la conduite ».
Le dĂ©bat public connaĂźt une flambĂ©e en 1810 lorsque le gouverneur James Craig, inquiet des victoires napolĂ©oniennes en Europe, craint « lâapparition des Français dans les parages ». En mars, il fait saisir les presses du Canadien et emprisonner ses rĂ©dacteurs, dont BĂ©dard. Celui-ci est la figure politique francophone de lâĂ©poque. Il est au Canadien et Ă la tĂȘte dâun groupe de dĂ©putĂ©s canadiens qui a des allures de « parti ». Ce nâest pas tout : le gouverneur Craig cherche par tous les moyens Ă faire de la colonie une sociĂ©tĂ© britannique. Faute de Britanniques en nombre suffisant sur place, une façon dâobtenir une majoritĂ© consiste Ă rĂ©unir plusieurs colonies. En 1810, Craig entrevoit une premiĂšre union, mais le Bas-Canada nâest pas encore assez populeux. Certains, comme le juge Jon...