chapitre 1
Familles
Lorsquâelle est enfant, JosĂ©phine Marchand rĂ©side Ă Saint-Jean, au bord du Richelieu. Elle ne connaĂźtra pas ses grands-parents paternels, Mary McNider et Gabriel Marchand. Le grand-pĂšre Marchand, nĂ© Ă QuĂ©bec, sâĂ©tablit Ă Saint-Jean en 1802 et devient un marchand de bois prospĂšre : au recensement de 1851, ce notable est dĂ©fini comme « bourgeois ». Jeune homme, il a Ă©tudiĂ© au SĂ©minaire de QuĂ©bec, puis il a Ă©tĂ© commis dans lâentreprise de transport du bois de lâĂcossais McNider, rue de la Fabrique, Ă QuĂ©bec. NommĂ© gĂ©rant, il ouvre au Fort Saint-Jean en 1802 un bureau et des entrepĂŽts de bois, ainsi quâun « magasin de ravitaillement pour les vaisseaux chargĂ©s de bois allant vers New York par la riviĂšre Richelieu et le lac Champlain ». Sa premiĂšre Ă©pouse, une jeune AmĂ©ricaine, meurt peu aprĂšs leur mariage ; il se remarie en 1810 avec la fille de son patron Ă la cathĂ©drale anglicane de QuĂ©bec, bien quâelle soit presbytĂ©rienne et lui, de foi catholique.
La sĆur et les deux jeunes frĂšres du grand-pĂšre de JosĂ©phine le suivent Ă Saint-Jean. Les frĂšres Marchand Ă©pousent des anglophones non catholiques, et seule leur sĆur Sophie convole avec un francophone catholique, Augustin Gauthier, de Saint-Luc, le village voisin. Ainsi, le patronyme Marchand se rĂ©pand dans la rĂ©gion. JosĂ©phine y aura plusieurs petits-cousins et petites-cousines. Les familles Marchand et Gauthier sont, dans la rĂ©gion du Richelieu, parmi les plus influentes de leur temps.
MalgrĂ© leur mariage avec des anglophones, les trois frĂšres Marchand laisseront une descendance essentiellement francophone et catholique. Comme le fait remarquer lâhistorien Alex Tremblay, qui a Ă©tudiĂ© le cas de cette famille « mixte », la « canadianisation » sâexplique non seulement par la force dâintĂ©gration de lâĂglise catholique dans la seconde moitiĂ© du xixe siĂšcle, mais aussi par le nouvel Ă©quilibre dĂ©mographique, les petites villes du QuĂ©bec et leurs Ă©lites se francisant au cours de cette pĂ©riode. Ces Ă©lites, note-t-il, auront une plus grande capacitĂ© Ă fraterniser avec lâautre groupe linguistique. Ces origines mixtes et la convivialitĂ© avec la culture anglophone marqueront la famille de JosĂ©phine.
Vers 1830, le grand-pĂšre paternel de JosĂ©phine se retire des affaires et sâinstalle Ă sa ferme, la ferme Beauchamp, quâil a agrandie en acquĂ©rant les terres voisines. Il est davantage un gentleman farmer quâun cultivateur. Il est aussi officier de milice et juge de paix. Notable engagĂ© dans son milieu, il est favorable Ă la cause des patriotes au cours des rĂ©bellions de 1837-1838. Il prĂ©side mĂȘme lâune des grandes assemblĂ©es tenues par Louis-Joseph Papineau Ă Saint-Athanase, mais il fait partie de ceux qui sâopposent Ă une action armĂ©e. En 1837, il refuse, en raison de ses convictions patriotiques, un poste au Conseil spĂ©cial mis en place par lâAngleterre aprĂšs les rĂ©bellions.
Du mariage de Gabriel Marchand et de Mary McNider naissent six enfants, mais seuls trois garçons survivent, dont FĂ©lix-Gabriel, futur premier ministre du QuĂ©bec, nĂ© le 9 janvier 1832. Ils sont Ă©levĂ©s en anglais par leur mĂšre et commencent lâĂ©cole en anglais dans une Ă©cole privĂ©e, la St. Johns Classical School. La transition vers le français sâeffectue par Ă©tapes. Ce nâest quâĂ lâĂąge dâonze ans que FĂ©lix-Gabriel Marchand Ă©tudie en français, dâabord au collĂšge de Chambly, puis, de 1845 Ă 1849, au collĂšge de Saint-Hyacinthe. Il est admis Ă lâĂ©tude de la profession de notaire et commence en 1850 sa clĂ©ricature.
LâĂ©tĂ© de ses dix-huit ans, FĂ©lix-Gabriel sâembarque avec un ami pour lâEurope et visite lâAngleterre et la France. Les lettres que son pĂšre lui envoie rĂ©vĂšlent un homme sensible, gĂ©nĂ©reux, respectueux des dĂ©sirs de son fils et dont lâintĂ©rĂȘt pour la politique ne se dĂ©ment pas. Il enjoint FĂ©lix-Gabriel Ă la prudence, car « les papiers [sic] nous donnent Ă craindre que des troubles Ă©clatent en France durant votre sĂ©jour dans cette malheureuse France que nous dĂ©sirons tous voir heureuse ». Il lui donne aussi des nouvelles de lâInstitut canadien, qui vit des heures particuliĂšrement difficiles. Ce haut lieu du patriotisme et des dĂ©bats intellectuels libĂ©raux « sâen va mourant ; il nây a que trĂšs peu de personnes qui y assistent », lui Ă©crit-il. FondĂ© en 1844, lâInstitut canadien subit dĂ©jĂ les foudres de Mgr Bourget et des milieux conservateurs. En 1868, Rome le condamnera et mettra une partie de ses livres Ă lâindex. Ces propos dâun pĂšre Ă son fils tĂ©moignent de la proximitĂ© et de lâintĂ©rĂȘt de la famille pour cette institution libĂ©rale hĂ©ritiĂšre de la tradition des patriotes « rouges ».
Alors quâil lui reste un an de clĂ©ricature et quâil nâest pas encore devenu notaire, FĂ©lix-Gabriel devient follement amoureux dâHersĂ©lie Turgeon, jeune femme de trois ans son aĂźnĂ©e. HersĂ©lie est originaire de Terrebonne ; câest la fille de PĂ©lagie Marchand, une lointaine parente des Marchand de Saint-Jean, et de Louis Turgeon, membre dâune famille libĂ©rale illustre de Terrebonne. Ce dernier est un « bourgeois » cultivateur qui, devenu veuf avec deux enfants, a Ă©pousĂ© PĂ©lagie Marchand, encore mineure au moment du mariage. HersĂ©lie semble ĂȘtre la seule enfant de ce « deuxiĂšme lit » ; elle connaĂźt peu son pĂšre, qui meurt lorsquâelle a six ans. Sa famille conserve toutefois une certaine aisance financiĂšre qui lui permet dâĂ©tudier au couvent de Saint-Roch de QuĂ©bec et Ă celui de Terrebonne, deux institutions des SĆurs de la CongrĂ©gation de Notre-Dame. Ă ce dernier couvent, elle retrouve ses cousines, les filles de Joseph-Ovide Turgeon, un dĂ©putĂ© qui avait votĂ© pour le Parti patriote et qui sera par la suite conseiller lĂ©gislatif .
La jeune HersĂ©lie, Ă lâinstar des enfants de sa gĂ©nĂ©ration, voit les Ă©pidĂ©mies faire des ravages. Elle a six ans quand, en 1834, une deuxiĂšme vague de cholĂ©ra Ă©clate au pays et entraĂźne plus de 3 000 dĂ©cĂšs dans la province ; mĂȘme le couvent de Terrebonne nâest pas Ă©pargnĂ© . Les insurrections de 1837-1838 troublent aussi la ville de Terrebonne, et quiconque y habite Ă ce moment voit les fermes incendiĂ©es par les Britanniques. Femmes et enfants du village, couventines et religieuses se rĂ©fugient dans un lieu sĂ©curitaire ou fuient la ville assiĂ©gĂ©e par les soldats britanniques. HersĂ©lie, petite fille de dix ans, sait tout cela. Dans leurs Annales, les religieuses du couvent de Terrebonne racontent que « les Ă©lĂšves tout bas causaient patriotes et bureaucrates, la peur les saisissait et bien souvent le sommeil des nuits paisibles du couvent Ă©tait interrompu par un tocsin imaginaire ou un appel aux armes entendu dans les rĂȘves des dormeuses ».
Les amours de FĂ©lix-Gabriel commencent Ă lâĂ©tĂ© 1853. Puisque la mĂšre dâHersĂ©lie est nĂ©e Marchand, ils se ...