Doubles jeux
Il nây a plus de critiques, seulement des Ă©crivains.
ROLAND BARTHES
Tout autant quâun romancier, un critique sâexpose.
JEAN STAROBINSKI
Les poëtes seuls ont le droit de parler ;
parce quâavant coup, ils savent.
STĂPHANE MALLARMĂ
Au temps de lâeuphorie textualiste, alors que pointait Ă lâhorizon lâavĂšnement dâune « science de la littĂ©rature » qui liquiderait lâhĂ©ritage romantique et du mĂȘme coup congĂ©dierait la philosophie surveillante de la poĂ©sie, on a aussi beaucoup fantasmĂ© sur la rĂ©versibilitĂ© entre Ă©crire et lire. Ăquivoque vite devenue dogme dâĂ©cole. DĂ©sormais, le commentaire, non content de gloser lâĆuvre, devait la lĂ©gitimer en la phagocytant. Cette forme Ă©nergique de rĂ©tablissement des textes provoqua quelques timides retours Ă la perplexitĂ© critique. Ainsi lâhonnĂȘte Todorov sâĂ©tonnait : le Saint Genet de Sartre « nâest quâun livre de critique, et pourtant sa lecture est une aventure : voilĂ le mystĂšre. » Par contre, Julia Kristeva, dans un rare accĂšs de simplification, proclamait : « La sĂ©miotique se prĂ©pare Ă devenir le discours qui Ă©vincera la parole mĂ©taphysique du philosophe grĂące Ă un langage scientifique et rigoureux. »
Les Ă©crivains actuels nâignorent pas plus que leurs prĂ©dĂ©cesseurs Ă quel point lâesprit critique reste essentiel au processus de la crĂ©ation. Baudelaire, Montaigne et Platon reprĂ©sentent Ă cet Ă©gard des repĂšres privilĂ©giĂ©s. Les propos de BashĂŽ recueillis par ses disciples devraient sâajouter Ă nos rĂ©fĂ©rences maĂźtresses si nous ne persistions pas Ă nous limiter Ă lâhĂ©ritage culturel de lâOccident. Lâesprit critique se fait forcĂ©ment analyste et technicien. Ăcrire exige discernement et choix. Ăvidence mise Ă mal par le surrĂ©alisme moins pour la dĂ©truire que pour rafraĂźchir une conscience blasĂ©e sur ses moyens et ses finalitĂ©s. Le mĂ©tier dâĂ©crivain ne comporte pas seulement une Ă©pistĂ©mologie implicite Ă lâacte artisanal ; il fonctionne Ă vide si ne le traverse pas, ne le tourmente pas et mĂȘme ne le dĂ©rĂšgle pas ce que Marthe Robert appelle « la trivialitĂ© intĂ©rieure ». Ne se confondant ni avec lâinspiration mythifiĂ©e ni peut-ĂȘtre avec lâinconscient freudien, cette sauvagerie de lâĂȘtre, magma de lâinavouable et poussĂ©e virtuelle de nos cris muets, bonheur et malheur de vivre imbriquĂ©s lâun dans lâautre, cette dĂ©possession possessive Ă©voquerait plutĂŽt la matiĂšre de la mĂ©moire lazarĂ©enne de Proust. Le jeune Beckett Ă ce sujet a laissĂ© des pages lumineuses. « Au sens strict, nous pouvons seulement nous souvenir de ce que notre extrĂȘme inattention a enregistrĂ© puis emmagasinĂ© dans le donjon ultime et inaccessible dont lâhabitude ne possĂšde pas la clef. » VoilĂ ce qui sâĂ©crit, au sens fort du mot Ă©crire, grĂące Ă une inconscience consentie mais tĂ©nĂ©breuse Ă lâĂ©crivain, et qui se prĂ©sente, par ses formulations involontaires et impĂ©ratives, comme la diffĂ©rence, sinon comme la nĂ©gation, de la conscience critique. LĂ , lâĂ©crivain ne sait pas trop ce quâil Ă©crit. Je nâavance pas Ă tort et Ă travers ces propositions. La langue vive et immĂ©moriale en porte les marques suggestives, et elle les divulgue Ă qui ne manque pas dâoreille et entend sans prendre la peine dâĂ©couter. Pour ce qui concerne lâĆuvre littĂ©raire, la partie dĂ©cisive ne se joue pas dans cet en-dessous mĂ©andreux, apanage du mutisme et de la folie, ni dans la clartĂ© du travail oĂč lâon procĂšde aux arrangements verbaux, mais dans le risque incalculable oĂč se conjoignent, pour le meilleur et pour le pire, lâintime et le public : dâune part lâunique cela dâun ĂȘtre, fragile et dĂ©risoire, le mortel qui recĂšle un plus-que-vivre, et dâautre part le remue-mĂ©nage collectif, lâaffairement des heures, le langage-communication qui banalise le mystĂšre, certes, mais en mĂȘme temps nous dĂ©piĂšge du solipsisme, bref la vie commune toujours flanquĂ©e de son ombre mortifĂšre. Les chefs-dâĆuvre de la littĂ©rature universelle tĂąchent de rĂ©aliser ce raccordement par lâĂ©criture polysĂ©mique. Ils y Ă©chouent, sans exception, nâĂ©tant que lueurs dâune haute joie, fragments dâun silence plĂ©nier oĂč nous rĂȘvons dâavoir demeure.
Je crois que je me suis un peu exaltĂ©. Les critiques, dont lâindulgence est bien connue, me passeront ces outrances. Du moins les plus lucides, qui admettent sans peine que la crĂ©ativitĂ© sâimpose dans lâexercice de leur mĂ©tier. Je nâĂ©piloguerai pas sur les Ă©tudes complexes que commande lâactivitĂ© de lâesprit critique. Tout le cĂŽtĂ© diurne de lâinterprĂ©tation des Ćuvres est archiconnu, Ă lâĂ©gal, jâimagine, de lâarchitexte du cher Genette.
La critique a elle aussi son inconscience, son inattention essentielle, ses bas-fonds de la mĂ©moire. Veilleur endormi, dormeur Ă©veillĂ©, toutes sortes dâexpressions contradictoires conviennent pour dĂ©signer le lecteur dâouvrages littĂ©raires. Cette Ă©trange crĂ©ature quâun thĂ©oricien allemand nomme « le sujet rĂ©cepteur » et que lâon veut non pas double ou triple, mais quadruple selon une nomenclature en vogue chez les initiĂ©s et Ă laquelle je ne ferai pas Ă©cho, hante ou devrait hanter les critiques jusquâau terme de leur entreprise et mĂȘme au-delĂ . Georges Mounin a justement exprimĂ© une partie de ce que jâessaie laborieusement de suggĂ©rer :
Les critiques ne savent presque jamais parler de leurs Ă©motions, qui sont leur moment capital en tant que critiques : le moment du vĂ©cu esthĂ©tique Ă lâĂ©tat naissant. Ils sont toujours trop pressĂ©s de passer au moment suivant, celui quâils croient important, celui de la construction intellectuelle quâils superposent Ă lâĆuvre â souvent aussi celui seulement des rationalisations prĂ©maturĂ©es sur ce quâils ont ressenti ou cru ressentir Ă la lecture.
Je nâendosse pas complĂštement ces propos qui me paraissent toutefois prĂ©cieux en ce quâils invitent Ă ralentir la hĂąte de se projeter dans le savoir critique, lequel, ne lâoublions jamais, distingue, divise, met Ă distance. La raison sĂ©pare. Elle nous sauve de la confusion. En contrepartie, elle Ă©teint lâĂ©tonnement. Il lui arrive enfin de couvrir nos aberrations, mais câest une autre histoire (« La rationalitĂ© de lâabominable est un fait de lâhistoire contemporaine » â Michel Foucault). La lecture du poĂšme le moins hermĂ©tique nĂ©cessite de se dĂ©sencombrer, de quitter le lieu de son assurance pour se couler moins dans un inconnu supposĂ© instructif que pour accueillir lâautre vraiment autre au sein dâune langue pourtant partagĂ©e. Tel est « le Oui lĂ©ger, innocent, de la lecture », selon Blanchot. Innocent ? Jâentends ricaner les critiques Ă tout crin. Innocent par le fait que jâaccepte de confier un moment de mon existence Ă un Ă©tranger qui se manifeste par son absence, et sur la seule garantie quâil sâadresse Ă personne. Si la lecture se rĂ©alise littĂ©ralement, alors advient lâenchantement, sinon je dĂ©chante et passe Ă autre chose. Quâun Ă©crivain ne soit pas entendu Ă demi-mot, câest le signe que la critique occulte la lecture. En ce sens, lire signe ma perte et ma dissĂ©mination. LâopĂ©ration critique consiste dâabord Ă recueillir ces granules dâĂȘtre langagier en une mĂ©moire Ă©piphanique rebelle Ă toute explicitation. Les raisons raisonnantes du critique et ses fines intellections accĂ©deront peut-ĂȘtre Ă lâĂ©criture pour peu que les inquiĂšte et les fĂ©conde, les aspire et les expire lâinachĂšvement, câest-Ă -dire la rumeur de cette lecture restĂ©e lĂ©gĂšre par lâinsouci de toute conversion Ă ce qui nâest pas son ravissement, son immĂ©diate insignifiance et sa fonciĂšre irresponsabilitĂ©.
On devine que lâĂ©crivain-critique ou le critique-Ă©crivain nâa pas la tĂąche facile. Il faut le gĂ©nie aĂ©rien de Nabokov pour rĂ©ussir un Feu pĂąle, espĂšce de soleil lunaire, obscure clartĂ© qui tombe sur la morne et vaste plaine oĂč colloque la sociĂ©tĂ© des corneilles savantes. Diverses motivations poussent sans doute un Ă©crivain Ă sâadonner Ă la critique en tant quâĂ©crivain. Sâagit-il de se dĂ©barrasser dâune tutelle gĂȘnante, dâacquitter une dette, de marquer son territoire, de survivre Ă une pĂ©riode de stĂ©rilitĂ©, de cĂ©lĂ©brer un ami, ou au contraire de vider une querelle ? Le Rimbaud dâHenry Miller jure Ă cĂŽtĂ© du Baudelaire de Jouve ; le premier se mire mĂ©diocrement, le second se livre Ă un cĂ©rĂ©monial rĂ©vĂ©lateur. Mario Vargas Llosa sâest pris dâamour pour Emma Bovary, Nathalie Sarraute maltraite ValĂ©ry. DhĂŽtel sur Paulhan, Claudel sur Perse et celui-ci sur Fargues Ă©crivent pour avoir lu quelquâun qui nâest pas leur double. Giono, le naĂŻf rusĂ©, rĂ©crit Ă sa façon Moby Dick, mais ce qui pouvait sembler une annexion tourne au dialogue fabuleux tant Giono va au secret de Melville et au secret de sa propre lecture.
Dans les meilleurs Ă©crits critiques des Ă©crivains on dĂ©couvre avec stupeur une mise au jour de la nuit Ă©crivante. Comme si se produisait un emmĂȘlement de deux mĂ©moires profondes, celle dâune lecture libĂ©rĂ©e de son utilitarisme et celle du sans-fond oĂč sĂ©journe par nĂ©cessitĂ© lâĂ©criture orphique, la seule qui compte quand on ne se satisfait pas de rĂ©diger. Mandelstam se mesurant Ă Dante, mais pour abaisser sa tentation de superbe et se convertir Ă plus de justesse poĂ©tique, câest une grande leçon de lecture, ainsi que la douloureuse fraternitĂ©, la jubilante complicitĂ© de Celan pour Mandelstam. On nâen finirait pas de fournir des exemples qui tĂ©moignent dâune lecture accompagnatrice de la part des Ă©crivains, lecture sensible, intelligente, modeste⊠parfois, attentive Ă lâunique, Ă ce que Bonnefoy dĂ©signe comme « le signifiant du non-signifiable », lecture encore qui caractĂ©rise la critique crĂ©atrice oĂč la langue fait subrepticement retour sur elle-mĂȘme pour gagner un horizon commun au lisant et au lu. Câest interminable, sans conclusion. Et inutilisable. Câest du mĂȘme coup crĂ©ation et critique. Joyce et HomĂšre : quel aveugle guide lâautre aveugle, demande Borges.
Nous sommes ici enfants du hasard plus que de lâhistoire. Sans origine et sans destination. Autonome par dĂ©faut, la question littĂ©raire garde son Ă©nigme. Notre langue bien-aimĂ©e, quâelle est lointaine quand elle se sublime, et notre pensĂ©e intime, quâelle est Ă©trangĂšre. Rendez-vous manquĂ© du rĂ©el et de la poĂ©sie ; promesse rĂ©affirmĂ©e aprĂšs chaque station solitaire que bientĂŽt prendra fin la mĂ©lancolie saturnienne oĂč nous dĂ©jette lâangoisse de notre finitude ? Lâautre, dĂ©sirĂ© Ă travers la crainte, viendra-t-il, serons-nous, pauvre savoir dĂ©saccordĂ© du non-savoir, un nous de vĂ©ritĂ© musicienne ?