Chapitre 19
Après vingt minutes de marche active, j’arrive dans la vieille ville. Le quartier a des allures de tiers-monde. Les immeubles qui avaient sans doute eu, jadis, un certain cachet, ne sont plus que des vestiges délabrés d’une classe sociale qui a naïvement voulu rester moyenne. Quand la crise est arrivée, ils ont tout pris dans la gueule, les toilettes se sont bouchées et ils se sont retrouvés à vivre à vingt-cinq dans un trois-pièces en papier mâché. De toute façon, comme dit Phonse, « la misère, quand elle n’est pas sous les tropiques, 40° à l’ombre, on la voit pas ». L’hiver, ça tue la malaria et ça garde le pauvre à l’intérieur juché sur son escabeau. Ça tricote des caleçons et ça lit des romans-photos. Ça ne dit jamais un mot, pour économiser sa salive, et surtout ça pense, tout joyeux, que c’est pire ailleurs. En général, on se garde bien de lui dire le contraire.
J’arrive devant la petite place Saint-Matthieu, il y a deux grands chênes tricentenaires qui se foutent complètement de la misère du quartier. Au centre, il y a aussi une touffe de bouleaux pleureurs faméliques et déprimés qui eux, par contre, témoignent fidèlement de l’environnement général. Ils arrivent à peine à jeter une ombre sur la fontaine à moitié démolie, bouchée et remplie de feuilles mortes.
Il y trois commerces autour de la place, le resto chinois, un trou qui sert de la cuisine américaine, le dépanneur Chez Pigeon qui a encore des boîtes de Corn Flakes de 1954 sur les comptoirs, et le poste de taxi Paillette avec sa flotte de vieux Bel-Air pourris : on va se fendre la gueule comme c’est pas permis dans la vieille ville. Sans conviction aucune, je me dirige lentement vers le Shanghai Café, en pensant à l’énorme déception que j’aurai en ouvrant la porte. Pour m’aider à franchir l’étape, une pluie glacée qui vous transperce le parka jusqu’à la moelle commence à tomber dru comme si un imbécile avait ouvert la douche.
Il fallait trouver un mensonge avant d’entrer. Pas question d’improviser dans le secteur. Il me faut un mensonge simple, efficace, bien construit, avec de la marge de manœuvre, du mouvement. Un mensonge positif qui détende l’atmosphère. Mais j’ai l’imagination en rade, c’est un épuisement cérébral dû à l’énorme quantité de mensonges déjà en place. Je ne retrouve plus mon enfance, ma jeunesse, mon innocence, j’ai l’impression d’avoir cinquante ans. Jésus est mort, Gandhi est mort, et moi je ne me sens pas très bien. Il ne faut pas que j’oublie que je suis un enfant de onze ans et demi. Ma présence ici est aussi naturelle que celle d’une baleine à bosse dans un salon de coiffure. Prudence, prudence. Quand j’ouvre la porte du resto, je suis étonné de voir autant de monde ; c’est le festival des camionneurs, y a pas une table de libre, et les douze tabourets du long comptoir sont occupés par de grosses fesses d’hommes avec la craque qui dépasse. Je suis fasciné, c’est une vision de répertoire. Les craques de fesses allégoriques, alignées pour la parade. Ému, je me dirige vers le fond de la salle où j’ai repéré une cabine téléphonique.
Je dépose dix sous dans l’appareil, compose un numéro fictif et me lance dans une interminable conversation dans laquelle j’explique ma situation. Les trois ou quatre personnes qui m’entendent malgré eux comprennent clairement que j’ai raté mon autobus et que mon frère aîné de vingt-deux ans, responsable et détenteur d’un permis de conduire, va venir me chercher dans une heure, peut-être deux, parce qu’il doit passer avant chez son agent de probation pour son test d’urine. Je dis ça pour mettre tout le monde à l’aise et détendre l’atmosphère. Entre voyous, on ne fait pas de chichis.
— Un chocolat chaud, s’il vous plaît.
Le propriétaire me regarde dans le vague. Il se demande encore comment il doit considérer la demande.
— Tu n’as pas d’école aujourd’hui, mon garçon ? qu’il me dit avec un accent bridé, Tintin Lotus bleu. Peut être qu’il a une seringue derrière le dos avec du poison qui rend fou.
— Bien sur que oui que j’ai de l’école.
— Ah bon ! alors
Ah bon, alors ! il dit. Ah bon, alors ! mais il reste cloué sur son lino pourri. Il n’est pas convaincu.
— Pensionnaire à Bosco, vous savez, l’école de réforme. Je suis revenu pour mon rendez-vous à l’hôpital. Ils vont changer la plaque de métal que j’ai dans le genou. Un accident de voiture. Le docteur a promis que c’est la dernière fois. Ça fait huit opérations que j’ai. Vous croyez qu’il dit la vérité ?
— Euh… peut-être, oui peut-être. Ça doit, ça doit.
— Vous voulez toucher ma plaque, monsieur ?
— Non, non.
— Vous pourriez me mettre une guimauve dans mon chocolat chaud, s’il vous plaît ?
Ce n’était pas plus compliqué. Y a rien comme une opération pour mettre le monde à l’aise. Après deux chocolats et une soupe Won Ton, je me sens tout à fait chez moi au Shanghai Café. Cette capacité d’adaptation est une seconde nature. Ce n’est pas seulement que je m’adapte, non : je me moule, je me fonds, je me conjugue et je m’anéantis dans les autres. Je dis ce qu’ils veulent entendre, et j’entends ce qu’ils ne disent pas. Je me symbiose avec la masse. Je suis l’interlocuteur idéal. D’une certaine façon, ma vulnérabilité quasi totale me rend pratiquement invincible.
— Eh ! petit, tu connais la vie des bêtes ?
— Pardon ?
— Je te demande si tu connais la vie des bêtes.
L’homme qui me parle ressemble à une grenouille visqueuse qui, dans son adolescence, aurait eu de graves problèmes d’acné. Sa peau grasse et crevassée ressemble à la surface lunaire. Le blanc de ses yeux est tellement jaune que je n’arrive pas à déterminer la couleur exacte de l’iris. À sa main droite brille une chevalière de platine, avec deux P majuscules sertis de zircon rosé.
— Je connais la vie de certaines bêtes, comme l’ours noir, et aussi le tapir mangeur de fourmis. Pourquoi ?
— Je dis ça parce que, si ça t’intéresse d’en apprendre davantage sur la reproduction des mammifères, dans mon garage, je présente un petit film huit millimètres, tourné à Saigon. Et le plus incroyable dans l’affaire, c’est que ça ne coûte que deux dollars la séance, un prix d’ami.
— De quels animaux ça parle, votre film ?
— De la bête humaine, mon garçon. Du jamais vu. De l’illicite. C’est moi, Paul-Émile Portillon, qui te le garantis personnellement, sinon remboursement intégral.
— Et ça commence à quelle heure votre film ?
Paul-Émile Portillon fait un grand sourire radieux.
— Ça commence quand tu veux, mon garçon. C’est toi qui décides. Je te garantis que tu vas en avoir pour ton argent.
Monsieur Portillon me chuchote à l’oreille que, comme il s’agit d’une projection exclusive hautement convoitée vu l’intensité ethnologique des images, il serait plus sage qu’on ne nous voie pas sortir ensemble, ça pourrait faire des jaloux. On convient de se rejoindre dans la ruelle exactement cinq minutes après son départ. La vie qui bat, Daktari et Jim la Jungle sont mes programmes télé préférés. La semaine dernière, j’ai même regardé un documentaire sur les tapirs africains mangeurs de fourmis. Ça m’a tué. Je donnerais ma bicyclette et mes patins à roulettes pour avoir un tapir à moi. Y en a qui aiment les chats, les chiens ou les perruches ; moi j’aime les tapirs africains, mangeurs de fourmis.
Dehors, la pluie a cessé mais le vent est furieux. La vieille ville hurle et gémit en craquant de tout côté.
Dans la ruelle, Monsieur Portillon m’accueille comme l’enfant prodigue de retour de Sibérie.
— Viens, viens, mon petit, c’est par ici, juste à côté.
Je pense à Pinocchio. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense intensément à Pinocchio. La situation m’échappe, je perds le contrôle. Tous mes sens me disent : « Barre-toi dare-dare, décampe, fous le camp, change de cap, va jouer ailleurs. » Mais une sorte de mollesse écœurante me fait prendre la grosse main pâteuse que ce vieux crapaud galeux me tend avec une innocence répugnante. Seulement voilà : on vole des billets de vingt dollars dans le sac à main de sa mère, on se croit fort, on s’invente des théories de super héros, et à la première occasion, on va se jeter dans la gueule du loup sans aucune espèce de résistance. Je suis écœuré de moi-même. Main dans la main, comme si c’était mon oncle d’Amérique aux poches remplies de bonbons, monsieur Portillon et moi on s’enfonce d’un pas pressé dans un affreux bidonville, sur le boulevard de la misère humaine. On se croirait dans la banlieue de Port-au-Prince.
— Tu vas voir, mon garage, de l’extérieur, ça paie pas de mine.
Je n’avais pas de difficulté à le croire. Y avait pas grand-chose dans le secteur qui pouvait se payer une mine, même une vieille mine de crayon pourrie.
— Mais à l’intérieur mon garçon, j’ai pas lésiné sur les détails. Bagdad, Les Mille et Une Nuits, mais style western, inspiration ranch à Willy, si tu vois ce que je veux dire.
Je ne voyais pas du tout.
Dix minutes plus tard, on arrive devant le garage de monsieur Portillon. L’édifice ressemble à un amas de tôles ondulées construit par un malade mental.
La porte du garage est barrée par un cadenas antibombe, acier inoxydable, tout neuf, brillant comme du chrome. Ça me fout un cafard force dix à l’escabeau de Richter. Je veux me mettre à courir, mais j’ai les jambes en caramel mou. Je suis hypnotisé. J’ai la personnalité à zéro. Une loque humaine. J’ai peur. Très peur. Une peur qui pulvérise toute forme d’initiative. Monsieur Portillon a compris depuis déjà un moment qu’il me tient en son pouvoir. Le ton de sa voix a changé. Il est devenu autoritaire, vulgaire et sûr de lui.
— Le quartier est plein de cette saleté de voleurs. Deux fois ces salauds m’ont vidé mon garage. Maintenant ils peuvent toujours essayer.
La clé pénètre dans le cadenas. J’entends le sourd déclic du boîtier qui descend d’un centimètre. Au même moment, l’espoir s’envole comme une feuille morte balayée par le vent mauvais. Il est encore temps de courir. Il est encore temps de frapper, de se révolter. Mais je ne fais rien.
Il y a un prix pour tout. Je suis un voleur de petit chemin, un menteur pathologique, un mythomane ridicule avec mes lunettes à trois étages et mon argent plein les poches. Portillon n’est rien d’autre que la sentence, le verdict, la punition. Je suis condamné à le suivre. Il n’y a rien au monde de plus cruel, de plus terrible que ce que l’on s’inflige à soi-même.
Une chaleur intense, comme dans un four, une chaleur sèche qui donne envie de boire quatre verres d’eau de suite. C’est la première sensation que j’éprouve en pénétrant dans la pièce. Au début, je pense que c’est la peur qui me fait transpirer, mais très vite je me rends compte que l’endroit est chauffé à bloc par deux énormes ventilateurs munis d’éléments en spirale, rougis comme des grille-pain géants pour les toasts à Goliath.
— Mets-toi à l’aise, mon garçon, ici on peut se promener tout nu si on veut.
Ah ! Ah ! Ah !
Il ne fait plus dans la dentelle, le Portillon. Je le vois venir gros comme un pétrolier en tutu de ballerine.
Mais j’enlève quand même mon parka et mon écharpe. Allez savoir !
Le sol est recouvert d’une moquette flamant rose qui donne envie de jouer à la poupée ou de s’ouvrir les veines, au choix. Le mobilier est constitué de trois banquettes de voiture vissées à même le plancher et d’une table à café ovale sur laquelle trône un gros cendrier en vitre noire, rempli à craquer de mégots de cigarettes mentol qui dégagent une odeur de four crématoire. Il n’y a aucune fenêtre, la seule lumière provient d’un lustre de style gâteau de noce, pendu au plafond. L’ambiance est mortelle !
— La séance va commencer dans deux minutes. Installe-toi, prends tes aises. Tu es ici chez toi, mon garçon.
Il est tout excité, le Portillon. Des gouttes de sueur perlent sur ses tempes. Ses grosses mains pâteuses ne tiennent plus en place. Il fait cinq choses à la fois : se sert un whisky en même temps qu’il déroule son écran de cinéma, il s’allume une cigarette mentol, tamise son gâteau de noce pendu au plafond et installe une bobine de film sur son projecteur. Ensuite, il disparaît derrière un paravent. Sa voix qui n’a plus rien de naturel passe de l’aigu au grave. Les mots s’enchaînent très vite ou avec une extrême lenteur. J’ai l’impression qu’il va péter les plombs.
— J’enfile quelque chose de plus confortable et j’arrive. Je vais te préparer un jus de fruit tropical pour te mettre dans l’ambiance. C’est l’aventure, mon enfant, l’aventure et le mystère. Tu vas voir que je tiens mes promesses.
Quand Portillon ressort de son réduit à coquerelle, il porte pour tout vêtement un kimono de soie noire avec un dragon rouge qui lui crache du feu dans le dos. Moi, je fais exactement comme si je voyais des gros en kimono tous les jours. Je fais aucun commentaire. Ça ne me regarde pas.
On s’installe dans une banquette de Malibu en velours turquoise, avec une frange de pompons assortis en bordure. Monsieur Portillon actionne son projecteur : 5, 4, 3, 2, 1. Une jeune fille asiatique se fait sodomiser par un militaire déchaîné pendant qu’un homme déguisé en Père Noël se fait sucer la bite par le même militaire qui combine les deux actions avec une dextérité étonnante. Après un moment assez court, une deuxième jeune fille vient sodomiser le Père Noël, munie d’un énorme pénis en plastique translucide. La scène se passe au milieu d’un poulailler ; la volaille, passablement hystérique, fait des incursions sporadiques dans la mêlée. Le Père Noël, visiblement contrarié, empoigne un des volatiles par le cou et, à l’aide d’un long couteau d’explorateur de la jungle, lui tranche la tête. Le sang gicle partout, ce qui semble produire un orgasme général dans l’assemblée. La vie des bêtes, c’est épuisant.
Je n’étais pas préparé à voir des choses comme ça. Je me doutais bien que Portillon allait me passer un truc porno, mais les Cent vingt journées de Sodome dans la basse-cour, décidément non, non et non. Il faut que je me tire de ce trou à rat au plus pressé. Tout à coup, je ne sais pour quelle raison exactement, Portillon se met à commenter le film en toute franchise, comme s’il s’agissait du septième art.
— Il y a trois filles et leur mère. Après le potager, une scène magnifique dans la porcherie. Ensuite on se déplace dans la bergerie avec les boucs. Après, c’est le grand finale, dans l’étable, av...