QUELQUES CONTEMPORAINS
A. M. Klein : écrire à Montréal
On pourrait dire dâA. M. Klein que nul nâa Ă©tĂ© plus montrĂ©alais que lui. Sâil nâest pas vraiment nĂ© Ă MontrĂ©al comme on lâa dit, il y est arrivĂ© Ă lâĂąge dâun an, il y a passĂ© son enfance, y a fait ses Ă©tudes et y a vĂ©cu toute sa vie sauf une annĂ©e passĂ©e Ă Rouyn en 1937-1938. Si on excepte un pĂ©riple en IsraĂ«l, en Europe et en Afrique du Nord en juillet-aoĂ»t 1949, il nâa pas non plus voyagĂ© sinon Ă lâoccasion de confĂ©rences dans quelques villes canadiennes et amĂ©ricaines. MontrĂ©alais, Klein le fut donc dâabord par sa biographie : le monde sâest prĂ©sentĂ© Ă lui sous la forme de sa ville. MontrĂ©alais, il lâest aussi en un sens plus essentiel. Cette ville qui a contenu toute sa vie se doublait dâune citĂ© intĂ©rieure quâil portait en lui. La fin du poĂšme intitulĂ© « MontrĂ©al » Ă©voque cette ville intĂ©rieure qui est une forme de son ĂȘtre :
CitĂ©, ĂŽ citĂ©, on te dĂ©roule comme un parchemin dâexploits sĂ©culaires encrĂ©s du script du souvenir Ă©terne ! Tu es de sons, de chants et dâinstruments ! Mentale, tu restes Ă jamais Ă©difiĂ©e de tours, de dĂŽmes ; et dans ces valves battantes, ici dans ces valves battantes, tu logeras pour toute ma mortelle durĂ©e ! |
Autant quâun rĂ©seau de rues, des Ă©difices, une juxtaposition de quartiers, MontrĂ©al a Ă©tĂ© pour Klein une forme au sens platonicien, quâil portait en lui et qui Ă©tait la citĂ© rĂ©elle dont la ville faite de pierres et de briques nâĂ©tait que lâombre ou la copie. La strophe que jâai citĂ©e prend toute sa portĂ©e lorsquâon la rapproche du « Psaume sur la gĂ©nĂ©alogie » qui figure dans les Poems de 1944 : « Je ne suis pas nĂ© seul, je porte toute la genĂšse / [âŠ] Et des gĂ©nĂ©rations regardent par mes yeux. » Klein est un homme habitĂ©. Il porte en lui la forme de sa ville, MontrĂ©al, et la longue succession de ses ancĂȘtres, remontant de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration Ă travers la Diaspora, les prophĂštes et la Torah, jusquâĂ Abraham et MoĂŻse dont ses parents lui ont donnĂ© les noms. En un sens, sa vie rĂ©pĂšte leurs vies, ou plutĂŽt elle les rĂ©actualise comme le cycle annuel de la lecture de la Torah recommence lâhistoire du peuple Ă©lu. Dans bien des poĂšmes, Klein a dit que son destin reprenait celui de tous les Juifs. Sa ville intĂ©rieure leur offre un asile ; elle est, Ă sa façon, une nouvelle JĂ©rusalem.
Quâest-ce quâune ville pour Klein ? Plus quâun espace formĂ© de rues et de places, dâĂ©difices, de monuments et de quartiers, une ville est faite de ses habitants. On pourrait lui appliquer la phrase de Rabelais : elle est bĂątie « de pierres vives : ce sont hommes ». Ses citadins sont des individus, chacun pourvu dâun nom, dâun visage inassimilable Ă aucun autre : lâunivers de Klein multiplie les diffĂ©rences et les distinctions, il est peuplĂ© dâĂȘtres singuliers dont le texte met en relief les particularitĂ©s irremplaçables. Mais ces individus ne sont jamais isolĂ©s ; ils appartiennent Ă des groupes, ils sont pris dans des cultures, des savoirs, des gestes, des habitudes, des rites, des coutumes, des langues. Ils ne se dissĂ©minent pas au hasard ni uniformĂ©ment dans la ville. Chaque groupe a ses lieux propres, ses quartiers dont il dĂ©finit lâespace en se rassemblant. Le ghetto, par exemple, nâest pas un lieu sinon accessoirement ; câest dâabord une foule dans laquelle on se fraie difficilement un chemin. Dans une nouvelle Ă©crite entre 1934 et 1937, « LâHomme aux mille qualitĂ©s », on en trouve une description, admirable dans sa surcharge Ă©numĂ©rative et sa syntaxe bousculĂ©e. Le narrateur, Ă©tudiant en droit, prĂ©pare ses examens avec un camarade Ă la bibliothĂšque de lâUniversitĂ© McGill, un samedi de printemps. En fin dâaprĂšs-midi, ils sortent pour se dĂ©tendre :
Somers a proposĂ© que nous allions faire une petite promenade. Je mâattendais Ă ce que nous nous marchions tranquillement sous les ormes et les Ă©rables de la rue Sherbrooke [âŠ]. Mais Somers mâa plutĂŽt entraĂźnĂ© avec insistance vers le ghetto â pour un peu de pĂ©ripatĂ©tisme paisible, a-t-il dit.
Je connais mon ghetto et jâai souri. Car sâil avait Ă©tĂ© juif et familier du ghetto qui, oubliant les six cent-douze injonctions bibliques, se souvenait pieusement et industrieusement de croĂźtre et de se multiplier, il nâaurait jamais songĂ© Ă poser les pieds dans la rue Saint-Laurent un samedi soir. Il nous Ă©tait presque impossible dâavancer. PoussĂ©s dâun cĂŽtĂ© et de lâautre, bousculĂ©s Ă gauche et Ă droite, nous ne progressions que sur la pointe des pieds, en retenant notre souffle comme pour nous allonger et nous amincir, nous rĂ©duire Ă des profils et nous glisser dans les fissures qui sâentrouvraient entre les corps serrĂ©s les uns contre les autres. Des centaines de livres dâavoirdupoids entravaient notre chemin. Baignoires corpulentes. DĂ©lices dâĂgypte. Le pavĂ© grouillait de Juifs et de Juives qui faisaient leurs courses hebdomadaires ; quelques-uns entraient vraiment dans les boutiques accueillantes, la plupart faisaient leurs achats par procuration. Ils Ă©taient nombreux, et il y avait beaucoup de chacun dâentre eux. ĂĂ et lĂ , un vieux Juif barbu, un rabbin (mĂȘme un homme Ă©clairĂ© comme Godfrey Somers, bien que ses meilleurs amis Ă©taient juifs, avait lâimpression que tous les barbus Ă©taient des rabbins et que la piĂ©tĂ© hĂ©braĂŻque se mesurait Ă la pilositĂ©), sortait Ă pas lents de la synagogue en serrant sous son bras son chĂąle de priĂšres enveloppĂ© dans un journal yiddish. De corpulentes Juives armĂ©es de saucissons faisaient avancer des poussettes qui portaient au moins deux fils de lâAlliance tandis que leurs maris, pour la plupart de minuscules homoncules Ă lâair cadavĂ©rique, marchaient Ă leurs cĂŽtĂ©s. Les charcuteries laissaient fuir dâappĂ©tissantes odeurs par leurs portes toujours ouvertes ; les boucheries rĂ©sonnaient du bruit des tranchoirs et du marchandage.
Cette ville dans laquelle on se fraie difficilement un chemin ne sâapprĂ©hende pas que par le regard, qui suppose une distance. On la connaĂźt par le toucher dans la bousculade, par lâodorat dans un mĂ©lange dâodeurs dont la description du mellah de Casablanca dans Le Second Rouleau propose un vĂ©ritable paroxysme, et surtout par lâouĂŻe. La ville de Klein est une « ville jargonnante ». Son croisement de langues constitue pour lui une des principales caractĂ©ristiques de MontrĂ©al, peut-ĂȘtre son trait essentiel, en tout cas le plus sĂ©duisant. Je reviens au poĂšme intitulĂ© « MontrĂ©al » ; sa quatriĂšme strophe Ă©voque les langues dâune ville qui bavarde, cause, jacasse, jaspine, converse en une polyphonie polyglotte :
Grand port de navigations oĂč dĂ©carguent multiples Ă tes quais les lexiques, sonnant mais Ă©tranges Ă mes sens ; mais surtout, moi, auditeur de ta musique, je chĂ©ris lâaccordĂ©, le bimĂ©lodiĂ© vocabulaire dans lequel le vocable Anglais et le rouler Ăcossique, mollifiĂ©s par le parler Français, bilinguifient ton air ! |
Cette ville faite de langues, Klein lâa intĂ©gralement assumĂ©e, il sâen est incorporĂ© toutes les voix. Sa langue maternelle â la langue de sa mĂšre, qui nâen parlait aucune autre â Ă©tait le yiddish. Ă quoi sâest ajoutĂ© trĂšs tĂŽt lâhĂ©breu, quâil a Ă©tudiĂ© sous la direction de plusieurs tuteurs, notamment le rabbin Tannenbaum et Rabbi Simchas Garber, un talmudiste dans la tradition orthodoxe de Vilnius ; il Ă©tait assez douĂ© pour avoir songĂ© un temps Ă se faire rabbin et il a gardĂ© toute sa vie une connaissance profonde de la Bible et du Talmud dans les textes originaux. Puis lâanglais, langue de communication avec le monde extĂ©rieur, langue de lâĂ©cole et langue du travail, devenue langue de culture : Ă McGill, oĂč ses succĂšs en grec et en latin lui ont valu une bourse, il se lie avec les Ă©crivains du Montreal Group, A. J. M. Smith, Frank Scott, Leo Kennedy, Leon Edel et, dĂšs le dĂ©but de la vingtaine, il commence Ă publier des poĂšmes notamment dans The Menorah Journal, Canadian Forum et Poetry, la prestigieuse revue dâHarriet Monroe Ă Chicago. Enfin le français, autre langue de communication avec le monde extĂ©rieur, Ă lâest du ghetto cette fois, langue de culture aussi puisque Klein avait une connaissance profonde de la tradition littĂ©raire française dont son Ćuvre porte trace. Il faut souligner que Klein a choisi de faire ses Ă©tudes de droit Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al au lieu de rester Ă McGill comme il aurait Ă©tĂ© plus facile pour lui de le faire. Au yiddish maternel son Ă©ducation ajoute un rĂ©seau dâautres langues qui sâĂ©tend dans lâespace physique de la ville â en gros lâanglais Ă lâouest et le français Ă lâest â et qui plonge aussi dans les profondeurs historiques de la ville intĂ©rieure : le yiddish et lâhĂ©breu lui ouvrent tout lâespace de la tradition juive, de la Torah au Talmud et Ă la mystique des Hassidim ; lâanglais, le français et le latin ouvrent une autre tradition, classique et pĂ©nĂ©trĂ©e par le christianisme sous ses diverses formes protestantes et catholique. Ces traditions ne sont pas Ă©tanches ; elles se croisent, interfĂšrent les unes avec les autres, se contrarient parfois, sâĂ©taient, se relancent, se contaminent. On a pu ainsi retracer la prĂ©sence de plusieurs Ă©lĂ©ments dâorigine catholique dans les textes de Klein, qui viennent sâamalgamer, comme les thĂšmes messianiques du Second Rouleau, avec des traits indĂ©niablement judaĂŻques quâils inflĂ©chissent de façon parfois sensible. Un exemple dâun autre ordre permettra de sa...