CHAPITRE 3
L’identité québécoise
Nous en sommes venus dans l’après-guerre à considérer comme une tare le confinement à notre identité et à nos traditions, de même que la résistance que nous avions offerte à l’assimilation, arcboutés au sentiment d’une inentamable singularité.
Rien ne fut soustrait à l’examen très sévère auquel nous soumîmes alors ce que la tradition nous avait appris à honorer. Longtemps, nous avions pris parti pour l’agriculture et pour les valeurs familiales. Nous y reconnaissions désormais un manque d’esprit capitaliste. La religion nous avait servi d’horizon durant l’époque où grondait la menace de notre disparition. Au vu de l’histoire à faire et des promesses de l’émancipation, nous estimions alors qu’elle avait été notre prison. À part le souvenir de la domination, nous ne trouvions plus dans le passé qu’encombrements. Les Canadiens français avaient consenti à ce que nous, Québécois en voie d’émancipation, refusions désormais. Ils étaient petits et nous étions grands. Ils cultivaient la terre et nous construisions des barrages hydroélectriques. Ils étaient fermés sur eux-mêmes et nous accueillions le monde à l’Exposition universelle de 1967. Ils avaient été incapables d’imaginer un pays qui porterait un jour « son âme sur son visage ». Nous scandions « Le Québec aux Québécois ».
Nous avions été Canadiens français et cela avait suffi à circonscrire le territoire d’une certaine histoire, la mémoire d’un parcours collectif, bref une compréhension de nous-mêmes. Rompant les amarres du passé canadien-français, nous nous découvrions québécois et soudainement moins sûrs de qui nous étions. Nous avions survécu à force de tassement sur nous-mêmes et voilà que les forces de l’émancipation nous propulsaient en avant en même temps qu’un certain horizon de sens s’éloignait. La question inouïe allait surgir de savoir « qui est Québécois ». Plus tard, nous allions nous diviser quant à l’interprétation de l’histoire du Québec, celle qu’il fallait écrire et enseigner.
Aux sources d’un paradoxe
La transition du monde canadien-français au Québec de la Révolution tranquille signala ainsi la fin de nos certitudes quant à notre être collectif et au parcours historique qui avait été le sien. Nous avions célébré la survivance et voilà que s’effaçait cet horizon devant nos désirs d’émancipation culturelle et politique. Le paradoxe dont nous étions plus que jamais captifs tenait en ceci que ce nouvel élan vers la sortie de la survivance et la promesse d’une émancipation s’accompagnaient d’une perte de repères identitaires et du pouvoir de dire « nous ». Nous avions rompu avec les « découragés » de Groulx mais nous avions aussi cessé d’espérer avec les ancêtres. Pire, nous nous dressions contre eux à la manière d’adolescents récusant les vieilles manières de faire des parents.
Ce paradoxe faisait en sorte qu’au fur et à mesure que l’idée d’indépendance s’affirmait, elle perdait en consistance. La liberté que nous réclamions, la fin de notre condition de minoritaires, que nous avions appris à nommer grâce aux théories de la décolonisation, la promotion de la langue française dont nous faisions dorénavant le fer de lance de nos luttes, tout cela s’obscurcissait de la plus étrange façon alors que les signes de notre émancipation étaient partout présents et que nous allions apparemment sortir victorieux de nos combats de jadis. Il fallait défendre la langue. Voilà que la loi 101 venait apaiser nos craintes. L’économie avait été depuis toujours l’affaire des Anglais. Voilà qu’une classe d’affaires francophone commençait à prendre forme et nous montrerait bientôt que nous étions aussi capables que d’autres en la matière. On avait méprisé le joual que nous parlions. Pour certains, il acquérait maintenant ses lettres de noblesse dans le théâtre de Michel Tremblay. Nous nous étions abreuvés à la musique des autres. Nos chansonniers mettaient en mots notre pays. La promesse de l’émancipation collective avait germé au cours des années 1950 et explosait dans toutes les directions durant les années 1960 et 1970.
Cela impliquait en réalité beaucoup de choses et, en particulier, ce que Groulx savait déjà en 1937, qu’il nous faudrait un « État français ». Mais quelque chose se distendait imperceptiblement en nous. Que restait-il à conquérir alors que s’accumulaient nos victoires ? Pourquoi fallait-il aller plus loin encore maintenant que l’idée s’installait subrepticement selon laquelle nous avions réalisé l’essentiel ? Les « raisons fortes » de faire la souveraineté s’estompaient parce que le cumul de nos réussites nous rassérénait. L’État français, ne le possédions-nous pas déjà un peu grâce aux politiques sociales que nous nous étions données, aux grandes institutions que nous avions créées, aux partenariats que l’État avait noués avec de nombreux acteurs de la société civile et à une Charte de la langue française qui, mieux que toute autre législation, illustrait notre pouvoir sur la composante la plus essentielle de notre identité ?
C’est en tout cas ce que nous en sommes venus à croire. Dès lors que nous possédions plusieurs des attributs de la souveraineté, fallait-il absolument achever l’entreprise jusque dans la symbolique de la souveraineté et dans la reconnaissance internationale ? Plusieurs d’entre nous continuaient de répondre affirmativement à cette question parce qu’ils concevaient que le rendez-vous avec l’histoire que les Québécois s’étaient fixé ne se réaliserait qu’à cette condition. On ne devient pas sujet de soi-même dans le simple cumul des attributs de l’autonomie mais au moyen de cet acte responsable de la pleine assomption de soi devant l’histoire.
Mais en même temps que plusieurs restaient attachés à l’idée d’une souveraineté pleine et entière, les forces de la démission s’activaient dans les profondeurs. Durant toute cette période, l’idée de la souveraineté a paru gagner du terrain. Les sondages mesurant l’appui à la souveraineté de même que les résultats des deux référendums montraient une importante progression de l’option souverainiste. Mais quelque chose s’effritait en une action souterraine qui paraissait jouer en sens contraire, un peu comme si les signes encourageants apparaissant en surface occultaient l’usure de la couche sédimentaire.
S’agissait-il uniquement de l’effet cumulé de ce réconfort que les Québécois avaient trouvé dans les réussites de la Révolution tranquille et qui les démobilisait paradoxalement vis-à-vis du projet plus fondamental d’un achèvement de leur parcours historique dans la souveraineté ? Il est certain que la réappropriation de plusieurs des outils essentiels à la poursuite du destin collectif avait produit l’effet en retour de calmer leur angoisse identitaire. Mais si cette démobilisation n’était imputable qu’à ce sentiment de sécurité, une pédagogie de la souveraineté pourrait parvenir à montrer les limites et la fragilité de nos conquêtes récentes, de même que la nécessité de les pérenniser politiquement. J’ai plutôt le sentiment que l’érosion de nos positions politiques a quelque chose à voir avec un genre d’épuisement.
Plusieurs constatent ainsi avec mauvaise humeur le déclin de l’usage du français à Montréal. On appelle le gouvernement à agir afin d’enrayer la progression de l’anglais, en particulier dans l’affichage et dans le service à la clientèle. Dans l’ensemble cependant, le recul de l’usage du français est accueilli avec un certain fatalisme. Nous y reconnaissons la difficulté inhérente à la défense de la langue en même temps que nous déplorons en nous-mêmes un genre de mollesse collective qui nous conduit à abdiquer. L’éphémère gouvernement péquiste de 2012-2014 avait fait du renforcement de la Charte de la langue française l’un de ses engagements les plus solennels, croyant répondre au désir de la population de voir mieux protégé le statut du français. Sa tentative de réforme s’est heurtée à l’indifférence des Québécois bien avant de buter sur la fin de non-recevoir des partis d’opposition.
Les hauts cris qui avaient accompagné la révélation selon laquelle des institutions que nous associons étroitement au capital québécois, la Caisse de dépôt et placement et la Banque nationale, avaient à leur emploi des cadres anglophones unilingues ont rapidement fait place au constat de l’inévitabilité de l’anglais dans le contexte du capitalisme mondialisé. L’embauche d’un entraîneur-chef unilingue anglophone par les Canadiens de Montréal en 2011 a suscité de plus fortes réactions, dans la mesure où cette équipe a représenté pendant longtemps l’un des rares motifs de fierté du monde canadien-français. Mais n’a-t-on pas prétendu également que l’important résidait dans le succès de l’équipe, peu importe qui la dirige ?
De même, le gouvernement fédéral a nommé en 2011 deux juges unilingues anglophones à la Cour suprême et un vérificateur général lui aussi incapable de s’exprimer en français. À la suite d’un sursaut de colère compréhensible, l’opinion publique québécoise a préféré oublier cette histoire dans laquelle on a reconnu le largage du Québec par le gouvernement fédéral et un autre signe de l’inexorable déclin de la langue française au Canada.
Le divorce d’avec le Canada paraît ainsi relativement paisible, mais ce dépit tranquille me semble plutôt signe de fatigue, celle dont nous a parlé Hubert Aquin en 1962 et sur laquelle je reviendrai tant la situation actuelle du Québec me semble correspondre à la saisissante définition qu’il en avait proposée. C’est cette fatigue dont il nous faut prendre la mesure et constater les effets si l’on veut comprendre la dynamique démissionnaire dans laquelle nous sommes peut-être engagés à notre insu.
Le comportement électoral comme symptôme
Il nous arrive d’être très critiques vis-à-vis de nous-mêmes alors que nous constatons notre impuissance à nous rassembler autour d’une définition claire de l’idée même de souveraineté et du véhicule qu’il nous faudrait emprunter pour l’atteindre. Sur le plan stratégique, il ne fait aucun doute que la tendance à l’éclatement du mouvement souverainiste, à la récusation des leaders et aux tergiversations de nature stratégique est nuisible à l’avancement du projet. Quels sont les ressorts profonds de cette propension à l’enlisement ? Peut-on encore s’y arracher et retrouver le chemin que l’histoire nous a tracé ?
L’ambivalence des Québécois serait particulièrement manifeste lorsqu’il s’agit d’expliquer des choix collectifs apparemment contradictoires ou dont les objectifs sont indéchiffrables. Le comportement électoral sert généralement de mesure à cette attitude. C’est en vertu de leur ambivalence proverbiale que les Québécois auraient soutenu en même temps le Parti québécois sur la scène provinciale et le Parti libéral du Canada sur la scène fédérale au cours des années 1980. Cette thèse s’est imposée au point où ce comportement en apparence contradictoire n’a pas semblé susciter d’autres interprétations que celle de notre inclination collective pour l’oscillation.
Les élections fédérales du 2 mai 2011 auraient été exemplaires à cet égard. Le Bloc québécois, qui avait obtenu depuis sa création au début des années 1990 un large appui de la population québécoise, au point d’avoir pu un temps former l’opposition officielle à la Chambre des communes, a été littéralement rayé de la carte en raison d’un report massif sur le Nouveau Parti démocratique des voix qui lui appartenaient jusque-là. Ce retournement subit de l’opinion a été interprété à travers la grille de l’ambivalence québécoise. Ne s’exprimait-elle pas dans cet étrange résultat qui avait pour effet de faire du NPD, un parti sans ancrage véritable au Québec, le nouveau représentant des intérêts de la nation sur la scène fédérale ?
L’engouement pour le NPD signale-t-il une « fin de cycle » et la faillite du projet souverainiste ? Pour plusieurs, il est raisonnable de le croire, puisque ce revirement exprimerait, au-delà de la fameuse volatilité de l’électorat, une désaffection vis-à-vis du projet. Ainsi, la victoire du NPD et la quasi-disparition du Bloc ne signifieraient pas tant l’adhésion au Canada que l’envie de...