1984 â 1987
1984
27 fĂ©vrier âą Toute conversation, câest un fait universel, je crois bien, commence par un Ă©change de vues sur le temps quâil a fait, quâil fait et quâil fera, et on sâen tient souvent à ça. Il y a lĂ un insolent refus de la profondeur, un repli dans son prĂ©cieux quant-Ă -soi en mĂȘme temps quâune sagesse trĂšs naturelle. Il arrive pourtant que la tempĂ©rature soit autre chose quâun banal recours Ă lâinsignifiance quand, par exemple, aprĂšs sâĂȘtre grisĂ© de prĂ©coces effluves printaniers, on doit marcher dans une tempĂȘte que rien nâannonçait et qui survient, poussĂ©e par des vents dâune rare vĂ©locitĂ©.
On ne peut tout de mĂȘme pas rester chez soi Ă perpĂ©tuitĂ©. Vient un moment oĂč lâon se rĂ©signe Ă dĂ©neiger le seuil de sa porte et, le cas Ă©chĂ©ant, lâentrĂ©e de son garage. On remet ses bottes et son parka fourrĂ© de duvet de canard pour affronter lâaveuglante poudrerie, le vent qui vous assourdit et le froid qui vous fend le crĂąne. On assiste alors Ă une curieuse communion entre voisins habituĂ©s Ă se saluer dâun bonjour Ă peine audible ou dâun signe de la main. Le temps de reprendre souffle, on bavarde avec le rentier dâĂ cĂŽtĂ© ou on donne un coup de main Ă la petite dame qui sâacharne Ă extraire sa Honda du remblai de neige oĂč la dĂ©neigeuse lâa coincĂ©e. Les citadins dĂ©sabusĂ©s, revenus de bien des illusions â celle de la prospĂ©ritĂ©, celle du dernier tirage de la loto ou du rĂ©fĂ©rendum, au choix â, retrouvent une sorte de joyeuse solidaritĂ© dans cette atmosphĂšre de catastrophe surmontĂ©e. Elle durera une heure peut-ĂȘtre, cette solidaritĂ©, avant de se dissoudre dans la sueur, puis devant le petit Ă©cran qui, lui, convie ses fidĂšles Ă une communion dâune espĂšce plus familiĂšre et dâune rĂ©confortante banalitĂ©. AprĂšs les informations, lâexpĂ©rience le prouve, il ne restera rien de cette tempĂȘte de fin de saison quâune paire de gants en train de sĂ©cher sur le radiateur.
28 fĂ©vrier âą Lâimpression que lâĂ©chec rĂ©fĂ©rendaire de mai 1980 nous a collectivement plongĂ©s dans le marasme persiste, quatre ans plus tard, comme si une telle embardĂ©e avait compromis pour de bon notre Ă©volution politique, comme si lâHistoire avait cessĂ© de nous regarder. Nous nâavons rien gagnĂ© au jeu rĂ©fĂ©rendaire, câest bien Ă©vident, nous y avons mĂȘme perdu des plumes, tous les commentateurs nous lâont rĂ©pĂ©tĂ© ad nauseam. Le choix rĂ©fĂ©rendaire nous a effectivement figĂ©s dans un provincialisme politique dont nous paraissions en bonne voie de nous dĂ©faire au cours des deux derniĂšres dĂ©cennies. Mais ce qui est le plus inquiĂ©tant, câest que ce provincialisme politique dont il faut, semble-t-il, nous accommoder pour le moment semble raviver un indĂ©racinable provincialisme culturel qui, faisant allĂšgrement son deuil de lâaffirmation collective (embourbĂ©e, il est vrai, dans la quĂȘte bĂȘtifiante du patrimoine), se ressource maintenant dans la culture de masse amĂ©ricaine. AprĂšs avoir pris ses distances avec la patrie dâorigine et pataugĂ© dans le sirop dâĂ©rable, voilĂ quâon se branche, bouche bĂ©e, sur le continentalisme amĂ©ricain.
Je ne parle pas du milieu littĂ©raire qui, ayant soldĂ© une bonne partie de son catalogue de clichĂ©s idĂ©ologiques, cultive un esprit de chapelle qui fait de tout Ă©crivain solitaire une curieuse anomalie. Chacun doit peaufiner le label qui authentifie la qualitĂ© de son produit, la subvention nây suffisant plus. LâĂ©crivain du pays, porte-parole dâune cause dâautant plus exaltante quâelle paraissait Ă©loignĂ©e de sa rĂ©alisation, a cĂ©dĂ© le micro aux promoteurs dâune avant-garde dĂ©sormais consacrĂ©e. On est donc moderne comme on Ă©tait indĂ©pendantiste, faute de quoi on a intĂ©rĂȘt Ă remballer sa marchandise. On invoque la ville et ses rumeurs quand on ne va pas jusquâĂ inventer une langue Ă soi, et tant pis si vous nâavez pas lâoreille faite sur mesure, une critique complaisante assurera le service aprĂšs-vente.
Les mythologies Ă caractĂšre idĂ©ologique ayant foirĂ©, ici comme ailleurs, exception faite du fĂ©minisme, on se rĂ©fugie frileusement dans le dĂ©lire technologique, on traite ses textes (sans que guĂ©rison sâensuive nĂ©cessairement) et on les met en mĂ©moire en faisant mine de trouver lĂ un salut que dâimprobables maĂźtres penseurs seraient dĂ©sormais incapables de dispenser Ă de trop inconstants consommateurs dâidĂ©es. (On nâen finit pas dâenterrer Sartre aprĂšs lâavoir portĂ© aux nues dans les annĂ©es soixante. On gagnerait pourtant Ă le relire avec lâirrespect quâil professait si volontiers.)
29 fĂ©vrier âą Les journaux font grand Ă©tat de la piĂštre qualitĂ© de la langue Ă©crite des Ă©tudiants sans se rendre compte quâeux-mĂȘmes donnent un assez mauvais exemple sur ce plan-lĂ . Car si lâĂ©cran cathodique simplifie le travail technique, il nâa malheureusement pas la facultĂ© de corriger les fautes parfois grossiĂšres qui font de la lecture des journaux un exercice passablement laborieux pour les lecteurs qui conservent le goĂ»t du travail bien fait. Des chroniqueurs soucieux dâimposer leur style passent outre Ă une correction grammaticale qui devrait aller de soi dans ce mĂ©tier. Faites lâexpĂ©rience de lire votre quotidien prĂ©fĂ©rĂ©, crayon rouge Ă la main, puis, tant quâĂ vous donner cette peine, adressez votre exemplaire corrigĂ© au rĂ©dacteur en chef. Peut-ĂȘtre quâĂ la longue cela entraĂźnera lâembauche de correcteurs autorisĂ©s Ă traduire en français lisible cette prose extravagante qui vous met de mĂ©chante humeur chaque matin.
5 mars âą Jâai lâair de quoi, moi qui dĂ©nonce la subventionnite sĂ©vissant chez nous comme au Canada anglais alors que depuis des mois, grĂące au Conseil des Arts, je ne fais quâĂ©crire, lire et cuisiner ? Admettons que ce soit de lâingratitude, il nâen reste pas moins que câest un peu frustrant dâĂȘtre redevable au mĂ©cĂ©nat gouvernemental plutĂŽt quâĂ la faveur publique. Mais les choses Ă©tant ce quâelles sont â marchĂ© restreint, diffusion limitĂ©e â, lâabolition de ce systĂšme, si elle acculait nos Ă©diteurs Ă faire preuve dâune plus grande compĂ©tence Ă©ditoriale et commerciale, aurait pour effet immĂ©diat de rĂ©duire considĂ©rablement la circulation des idĂ©es et des courants culturels. La sĂ©lection naturelle qui sâopĂ©rerait alors risquerait de ne laisser survivre que de rares maisons, et pas nĂ©cessairement les plus audacieuses. Ce serait une aventure dâautant plus pĂ©rilleuse que le progrĂšs technologique favorise, comme on le voit actuellement, la diffusion dâune culture de masse qui risque de prĂ©cipiter notre intĂ©gration Ă la culture continentale. Car, ce qui domine dans le discours Ă la mode, câest une ouverture de plus en plus grande aux valeurs amĂ©ricaines sur fond de francophobie, comme si nous renoncions tout Ă coup Ă affirmer notre singularitĂ© culturelle. LâHistoire nous entraĂźne sans doute naturellement dans cette voie, mais Ă quel prix, il faut se le demander. On voit mal comment, parlant français, nous pourrions renier notre solidaritĂ© avec la culture française sans du mĂȘme coup nous amputer dâune part vitale de notre personnalitĂ©. Notre attitude vis-Ă -vis de la France a dâailleurs toujours Ă©tĂ© ambiguĂ«, amoureuse un jour, haineuse le lendemain, selon quâelle nous flatte ou nous ignore, mais la plupart du temps empreinte de mĂ©fiance. Combien dâartistes quĂ©bĂ©cois, francophobes par rĂ©flexe, nâattendent que la consĂ©cration de ce Paris tant exĂ©crĂ© ?
LâamĂ©ricanitĂ© dont nous nous gargarisons nâest peut-ĂȘtre rien dâautre quâune tentation dâen finir avec toute rĂ©sistance culturelle, un abandon en quelque sorte, une soumission Ă la force dâattraction amĂ©ricaine. Ce serait tellement plus facile de se laisser satelliser par les Ătats-Unis, comme lâont compris les intellectuels canadiens-anglais et le gouvernement fĂ©dĂ©ral qui essaient de crĂ©er de toutes piĂšces un nationalisme canadian en traduisant sans vergogne, et presque mot Ă mot, le discours indĂ©pendantiste quĂ©bĂ©cois pour les besoins de leur cause.
6 mars âą Hier, comme le toit coulait, je suis montĂ© voir ce qui se passait, en dĂ©pit du vertige que jâĂ©prouvais. Il suffisait pourtant de fermer les yeux pour que ça devienne simple comme bonjour. Je nâai eu quâĂ briser la glace qui empĂȘchait lâeau de cheminer jusquâau drain. Ă quarante ans passĂ©s, on savoure encore des petites victoires de ce genre : surmonter son vertige ou encore dire Ă sa fille quâon a plaisir Ă sortir avec elle, aveu quâon nâaurait pas osĂ© faire Ă son fils.
8 mars âą Ce quâon a appelĂ© les errements politiques de Sartre â et ils ont Ă©tĂ© Ă©normes, surtout en ce qui concerne le bloc communiste â dĂ©coulaient beaucoup plus dâun radicalisme aveugle que dâun gĂątisme. Je nâirais cependant pas jusquâĂ prĂ©tendre, comme certains esprits vertueux, quâil vaut mieux se tromper en plaidant pour la justice quâavoir raison avec ceux qui sâen tiennent prudemment Ă la force des choses. Il nâen reste pas moins que personne nâĂ©tait obligĂ© de suivre Sartre quand il sâĂ©garait. Ce sont dâailleurs ceux qui se sont trompĂ©s avec lui qui le tiennent aujourdâhui responsable de leurs erreurs, la plus grande Ă©tant probablement de sâĂȘtre donnĂ© un maĂźtre Ă penser. La pensĂ©e de Sartre aurait dĂ» leur servir de point de repĂšre, comme toute pensĂ©e, mais il est vrai que la sienne Ă©tait dâun radicalisme exemplaire et quâil Ă©tait tentant de sây conformer. Sâil sâest imposĂ© Ă la conscience contemporaine, câest dâabord pour avoir obstinĂ©ment cherchĂ© Ă assigner un sens Ă lâHistoire en tenant Ă©galement compte de la libertĂ© et de la justice, et cette double exigence, nous voilĂ condamnĂ©s Ă la maintenir sans rĂ©fĂ©rence Ă un modĂšle existant. DâoĂč lâespĂšce de dĂ©sarroi qui a gagnĂ© les esprits et favorisĂ© un climat de dĂ©mission et un cynisme qui ont affaibli la gauche.
Câest vrai pour la gauche française, Ă©branlĂ©e par le difficile exercice du pouvoir, comme ce lâest pour nous, partisans de la souverainetĂ© politique du QuĂ©bec, qui avons un peu rapidement tenu pour rĂ©solue, sinon rĂ©volue, la question nationale Ă partir de laquelle se dĂ©finissait une idĂ©ologie du recommencement. LâallĂ©gresse de la prise du pouvoir ayant tournĂ© en amertume au lendemain du rĂ©fĂ©rendum et de lâadoption du Canada Bill, nous avons renoncĂ© Ă nous interroger sur notre avenir, peut-ĂȘtre aussi parce que la quĂ©bĂ©citude commençait Ă nous peser un peu, Ă nous Ă©touffer, comme câest fatalement le cas de toute pensĂ©e qui nâaboutit Ă rien.
Cet Ă©chec politique, que nous inclinons Ă croire irrĂ©versible et dĂ©finitif, a ranimĂ© en nous un fatalisme dâautant plus pernicieux quâil se donne pour un rĂ©alisme. On peut toujours prendre congĂ© de lâHistoire, on ne peut lui donner congĂ© : elle se fait alors sans nous, câest tout. Mais il est certain que lâactuelle dĂ©mobilisation des esprits a quelque chose de libĂ©rateur : elle nous autorise Ă crĂ©er et Ă penser avec le sentiment grisant dâune gratuitĂ© toute neuve. Cette dĂ©mission fait cependant problĂšme lorsquâelle a pour consĂ©quence dâabandonner la question nationale Ă la classe politique et Ă elle seule.
Nous avons pu nous croire enfin dĂ©livrĂ©s dâune obsession un peu dĂ©bilitante Ă la longue, ravalĂ©e quâelle Ă©tait Ă un simple enjeu politique, mais nous commençons Ă deviner ce que cette dĂ©livrance rĂ©vĂšle : un refus de lâeffort intellectuel, un repli sur soi et sur la vie privĂ©e â privĂ©e de perspectives justement. Il reste peut-ĂȘtre une issue : reprendre la parole aprĂšs avoir acceptĂ© quâelle soit confisquĂ©e par le discours partisan. Pour dire quoi, je nâen ai pas la moindre idĂ©e. Je constate seulement lâurgente nĂ©cessitĂ© pour les intellectuels quĂ©bĂ©cois de sortir du cercle vicieux oĂč les enferme une confortable morale de lâĂ©chec. Sans donner dans un pragmatisme Ă courte vue, comme chez tant dâobservateurs qui nous proposent de passer Ă autre chose, il nous faudra courir le risque de penser contre nous-mĂȘmes sâil le faut, pour peu que penser signifie quelque chose pour nous quâon a plutĂŽt rompus Ă croire. Cet exercice suppose que nous allions jusquâau bout dâun examen critique de lâidĂ©ologie dĂ©colonisatrice qui nous a servi de lunette dâapproche depuis prĂšs de vingt ans. Une telle confrontation ne doit pas nous effrayer, bien quâelle puisse ĂȘtre infiniment plus Ă©prouvante que lâĂ©chec politique dont il faudra bien nous relever si le dĂ©sir dâautonomie nous dit encore quelque chose. Mais bazarder le nationalisme, je nâen vois pas lâintĂ©rĂȘt, sauf pour ceux qui ont toujours niĂ© le bien-fondĂ© de notre prĂ©tention Ă former un peuple, on comprend aisĂ©ment pourquoi, car si un peuple a des droits, une minoritĂ©, elle, nâa souvent que des griefs dont la majoritĂ© peut disposer Ă sa guise.
20 mars âą Au moment oĂč je me faisais enfin Ă lâidĂ©e de me soumettre Ă la vasectomie, quâon considĂšre maintenant comme la seule mĂ©thode contraceptive acceptable, dâabord parce quâelle serait bĂ©nigne, et surtout parce quâelle soulagerait les femmes dâune responsabilitĂ© trop longtemps assumĂ©e par elles seules, voici que je tombe sur une chronique de Lysiane Gagnon sur le sujet. Jây apprends, entre autres choses, que si la vasectomie attire un grand nombre de mĂąles ces derniers temps, ce nâest pas le rĂ©sultat dâune rĂ©flexion ni mĂȘme la consĂ©quence dâune situation concrĂšte, leurs conjointes ne pouvant plus prendre la pilule sans risque, passĂ© un certain Ăąge. Non, ce revirement soudain cacherait une assez vilaine arriĂšre-pensĂ©e : priver les femmes de leur autonomie sexuelle. Ne me sachant pas si mal intentionnĂ©, je me fouille un peu honteusement, histoire dâen avoir le cĆur net. Serais-je donc, mĂȘme inconsciemment, du seul fait dâĂȘtre un homme, portĂ© aux manipulations les plus viles dans le dĂ©licat domaine du sexe ? Ăa nâaurait rien dâĂ©tonnant, aprĂšs tout, quâexerçant, toujours du fait dâĂȘtre affligĂ© dâun pĂ©nis, le contrĂŽle Ă©conomique et politique, jâen vienne tout naturellement Ă exercer le contrĂŽle des relations sexuelles de ma conjointe.
DâoĂč hĂ©sitation et confusion. Lysiane Gagnon, fĂ©ministe modĂ©rĂ©e et gĂ©nĂ©ralement douĂ©e dâune certaine indĂ©pendance dâesprit, mâoblige Ă reconsidĂ©rer sĂ©rieusement une dĂ©cision que jâavais prise en accord avec ma femme, la remettant sine die, jusquâĂ ce quâaprĂšs avoir recouru Ă de plus banals moyens de contraception, ma conjointe elle-mĂȘme, faisant fi de sa libertĂ© sexue...