Roman-fleuve
Ce livre raconte la remontĂ©e dâun fleuve.
En anglais, un mĂȘme mot, river, sert Ă dĂ©crire le Mississippi et son affluent, la riviĂšre Missouri, dont la longueur totale dĂ©passe de quelques centaines de kilomĂštres celle du vĂ©nĂ©rable « PĂšre des eaux ». MĂȘme le français, dont lâesprit cartĂ©sien distingue la riviĂšre se jetant dans le fleuve du fleuve se jetant dans la mer, semble sâincliner devant cette logique, puisquâon parle « du » Missouri, au masculin. Chaque langue dĂ©coupe la rĂ©alitĂ© selon une vision qui lui est propre.
John James Audubon, naturaliste, peintre et auteur cĂ©lĂ©brĂ© des Oiseaux dâAmĂ©rique, sâappela Jean-Jacques Audubon jusquâĂ ses dix-huit ans, Ăąge auquel il apprit lâanglais archaĂŻque des quakers qui soignĂšrent sa fiĂšvre jaune attrapĂ©e en mer quelque part entre Saint-Nazaire et New York.
Il sâĂ©coulerait une quarantaine dâannĂ©es avant que ce Rastignac amĂ©ricain, nĂ© Ă Saint-Domingue et Ă©levĂ© en France, rĂ©alise enfin son rĂȘve de voyager dans les contrĂ©es sauvages de lâOuest. Il y dĂ©couvrit un pays oĂč, un siĂšcle aprĂšs lâexpĂ©dition des frĂšres La VĂ©rendrye, quarante ans aprĂšs la prise de possession symbolique de MM. Clark et Lewis au nom des Ătats-Unis, la langue parlĂ©e par une majoritĂ© de chasseurs, trappeurs, nĂ©gociants en fourrures et autres « truchements » plus ou moins ensauvagĂ©s qui servaient dâintermĂ©diaires entre la civilisation blanche et les nations autochtones, Ă©tait le français.
Au cĆur du continent, la langue de la France coloniale et des CrĂ©oles de la Louisiane avait rencontrĂ© celle des voyageurs canadiens pour enfanter un dialecte qui, avec ses vieilles tournures, ses usages dĂ©viants et ses emprunts Ă lâanglais et aux langues autochtones, ressemblait sans doute Ă©trangement Ă ma langue maternelle. Avant de sâempatoiser pour de bon et de revĂȘtir les couleurs du folklore, cette langue restait assez vivante, en 1866, pour que le Français RĂ©gis de Trobriand, en mission militaire dans lâactuel Dakota du Nord, y reconnaisse « sa langue natale ».
Sur les bateaux de lâAmerican Fur Company, fleuron des entreprises pelletiĂšres qui rayonnaient Ă partir de la ville de Saint Louis jusquâau cĆur des montagnes Rocheuses, les Ă©changes se dĂ©roulaient principalement en français. Ce sera aussi le cas des dialogues de ce livre, mĂȘme lorsquâils impliqueront des anglophones. Si les producteurs de 1492 : Conquest of Paradise ont pu imposer leur idiome impĂ©rial Ă un acteur fran-
çais incarnant un dĂ©couvreur gĂ©nois commanditĂ© par des souverains espagnols, lâadministrateur yankee dâun fort de traite du Haut-Missouri peut bien, le temps dâun bouquin, faire un petit effort et sâexprimer dans la langue de MoliĂšre.
I
La derniÚre expédition
La porte de lâOuest
Sur les marchĂ©s de Saint Louis, le dindon, sauvage ou domestiquĂ©, se vend vingt-cinq cents. Une oie sauvage, dix cents. Les canards sâenvolent Ă trois pour un shilling de New York (environ douze cents et demi). Le tĂ©tras des prairies, Tympanuchus cupido, vaut un shilling la paire. On peut avoir trois poulets pour le mĂȘme prix. Ou deux fuligules Ă dos blanc. Le baril de farine est Ă deux dollars, la douzaine dâĆufs Ă cinq cents, le beurre frais Ă six pence. Un gigot de gibier fumĂ© coĂ»te quinze cents, le boisseau de patates, dix cents.
Prix dâune semaine au Glasgow House â soixante chambres, le meilleur hĂŽtel de toute la vallĂ©e du Mississippi : neuf dollars. Un tarif quâAudubon jugeait excessif.
Depuis son arrivĂ©e, il avait Ă©tĂ© reçu par la meilleure sociĂ©tĂ© de ce qui, Ă peine quelques dĂ©cennies plus tĂŽt, nâĂ©tait encore quâun gros village. En ce petit matin frisquet dâavril 1843, tandis que, non loin de la levĂ©e â ce rempart dressĂ© contre le Mississippi roulant ses flots gonflĂ©s par la crue â, il inspecte les oiseaux offerts sur les Ă©tals dâun marchĂ©, câest une ville en pleine effervescence de vingt mille habitants qui sâagite autour dâAudubon, avec ses immeubles bas, ses rues Ă©troites, souvent non pavĂ©es et boueuses, ses bureaux dâavocats, son palais de justice, sa cathĂ©drale, ses magasins, fabriques, manufactures, entrepĂŽts, imprimeries, tanneries, Ă©choppes dâartisans, boutiques de forge, de graveur, de lithographie, avec aussi, suspendue au-dessus des toits dans le pĂąle soleil de lâaube, la nappe de fumĂ©e toxique crachĂ©e par les cheminĂ©es qui fleurissent Ă la surface de toute cette activitĂ©.
Bienvenue Ă Boomtown, USA. Quarante ans aprĂšs le Louisiana Purchase, Saint Louis, nommĂ©e dâaprĂšs un roi de France, situĂ©e au croisement des deux plus grandes voies navigables du pays, est devenue le point de convergence dâune immense migration, le bec de lâentonnoir formĂ© par le mouvement dâexpansion vers lâouest de toute une population en quĂȘte dâun avenir. De lĂ partent les pistes dont les sillons embryonnaires Ă travers la prairie, la montagne et les routes dâeau douce aboutissent, quelques milliers de kilomĂštres plus loin, au Nouveau-Mexique et en Oregon. Câest, ni plus ni moins, par ce point prĂ©cis de la carte que passe la conquĂȘte de lâOuest.
Dans les villes oĂč lâamĂšnent ses incessants dĂ©placements (sa « maladie ambulatoire », comme il appelait sa bougeotte chronique), lâimpĂ©cunieux John James a pris lâhabitude de frĂ©quenter les marchĂ©s publics, dont les Ă©tals bien garnis le renseignent sur la faune aviaire des rĂ©gions traversĂ©es.
Pour cette culture pionniĂšre qui a conquis la vallĂ©e du Mississippi et sâapprĂȘte Ă dĂ©ferler sur lâouest du continent, le moindre gramme de chair comestible compte. Tout ce qui porte bec et plumes constitue une cible lĂ©gitime. Les marchĂ©s regorgent de hĂ©rons, de grues, de merles dâAmĂ©rique vendus six cents et quart piĂšce. On y trouve aussi des pics, des hirondelles, et mĂȘme des chapelets de parulines⊠PiĂšges, filets, rafales de grenaille : tous les coups sont permis et aucune espĂšce nâest encore visĂ©e par la moindre mesure de protection. Les rĂ©serves dâoiseaux ne sont pas seulement inexistantes, elles ne sont mĂȘme pas encore une vue de lâesprit. Il faudra attendre soixante ans pour assister Ă la crĂ©ation du premier refuge faunique national, par Theodore Roosevelt, lui-mĂȘme un chasseur effrĂ©nĂ©. Ă lâĂ©poque dâAudubon, Homo sapiens ne semble guĂšre connaĂźtre dâautre langue que le plomb pour communiquer avec le monde vivant.
Tendant le bras vers un Ă©tal, Audubon sâempare dâun tĂ©tras des prairies pour lâexaminer de plus prĂšs. Lâoiseau quâil tient dans sa main est un mĂąle, avec le cou ornĂ© de touffes de plumes et de sacs gulaires jaunes. Quand il courtise les femelles, ce tĂ©tras dresse sa collerette et gonfle ses sacs gulaires. Il est alors trĂšs facile de lâabattre.
Audubon approche lâoiseau de ses yeux. Ses doigts jouent dans les plumes. Il sâefforce de recrĂ©er mentalement la parade amoureuse de Tympanuchus cupido. Saisi dâune brusque inspiration, le naturaliste porte soudain la tĂȘte de lâoiseau Ă sa bouche. Arrondissant les lĂšvres, il lui souffle un peu dâair dans le bec, comme pour gonfler un ballon. Les sacs de peau plissĂ©e se tendent, enflent comme par magie. Les voici pleins, ballonnĂ©s, jaune vif et distendus, en un comique dĂ©ploiement de virilitĂ© posthume. Lâair sâĂ©chappe doucement. Audubon souffle de nouveau. On dirait quâil embrasse lâoiseau.
Patriarches
Le 4 avril, le Peopleâs Organ de Saint Louis informa ses aimables lecteurs que « quoique aujourdâhui un vieil homme arborant des mĂšches argentĂ©es et supportant le poids des annĂ©es, Audubon garde la fraĂźcheur, lâĂ©lasticitĂ© et lâĂ©nergie de la jeunesse, et se montre tout aussi prĂȘt Ă affronter les piĂšges et les privations des longs et pĂ©nibles voyages Ă travers les espaces sauvages et les territoires inhabitĂ©s, afin dây poursuivre ses Ă©tudes favorites, que dans ses jeunes annĂ©es ».
Un journal concurrent, le Missouri Republican, annonça le matin suivant que le célÚbre vi...