prologue
Génération 2012
Toute ma vie, je me suis senti comme si je ne me connaissais pas, comme si je ne mâassumais pas.
Alexandre SoubliĂšre
Je suis nĂ© en 1993 dans une bourgade de la Beauce, oĂč les arbres cĂŽtoient le ciel, lâembrassent et souvent lâensevelissent. Jâai atteint lâĂąge de dix-huit ans en 2012, dans lâignorance du QuĂ©bec, de son histoire, de ses traditions. Parfois, je me rendais avec mes parents dans sa capitale du mĂȘme nom pour les FĂȘtes de la Nouvelle-France ; une occasion de me dĂ©guiser. NaĂźtre Ă cette Ă©poque, câĂ©tait apercevoir un soleil fuyant dĂšs la naissance. Ma gĂ©nĂ©ration est arrivĂ©e en fin dâaprĂšs-midi ; François Ricard disait des baby-boomers quâils sont nĂ©s « au matin du monde ». Si je suis nĂ© en fin de journĂ©e, câest que ce devait bientĂŽt ĂȘtre le soir ; le temps Ă©tait suspendu, les certitudes aussi, les possibilitĂ©s ouvertes. Ce soir-lĂ mĂšnerait nĂ©cessairement au temps des grandes paroles, des dĂ©cisions importantes, des choix Ă faire dans la sociĂ©tĂ©. De quelle envergure serait-il ? Lâenfance est tendresse, innocence, pure tranquillitĂ© ; elle ignore les tourments qui la menacent, les promesses qui pĂšsent sur elle, les difficultĂ©s qui lâenvironnent. En 2012, prĂšs de vingt-cinq ans sâĂ©taient Ă©coulĂ©s depuis la fin de la RĂ©volution tranquille, et ses promesses fondaient comme neige au soleil. NaĂźtre dans cette sociĂ©tĂ©, câĂ©tait subir les consĂ©quences dâun malentendu historique qui prenait lâallure dâun drame conjugal. Jâai dĂ©cidĂ© dâĂ©crire ce livre pour aller Ă la rencontre du QuĂ©bec, de son identitĂ© et de son histoire. Avant que je mâintĂ©resse Ă ce sujet, je nâaurais jamais pu deviner lâampleur des difficultĂ©s Ă ĂȘtre du QuĂ©bec.
AprĂšs une tragĂ©die originelle, la ConquĂȘte, deux solitudes avaient Ă©tĂ© contraintes de sâĂ©pouser et dâemmĂ©nager sans nuit nuptiale, sans le moindre accord sur quelque sujet que ce soit, sans le moindre langage commun hors celui de lâindiffĂ©rence ou du mĂ©pris. Un peu avant ma naissance, le divorce entre les deux nations fondatrices du Canada Ă©tait une option probable. Contre toute attente, les deux parties Ă©taient parvenues Ă une forme dâentente en 1987. Le QuĂ©bec, depuis toujours menacĂ© de disparition, allait ĂȘtre reconnu comme « sociĂ©tĂ© distincte » avec lâaccord du lac Meech. « Lâhonneur et lâenthousiasme » Ă©taient les mots dâordre : une signature historique allait rĂ©concilier le QuĂ©bec et le Canada.
Mais la parole donnĂ©e nâa pas Ă©tĂ© respectĂ©e. Câest ce que ma gĂ©nĂ©ration a appris. Lâaccord du lac Meech est devenu caduc en 1990 parce que les parlements du Manitoba et de Terre-Neuve ne lâont pas ratifiĂ©, malgrĂ© leur engagement Ă le faire dans les dĂ©lais prescrits. Notre plaie collective sâest rouverte aussitĂŽt. La plaie Ă©tant bĂ©ante, nous devions cette fois-ci refermer et soigner notre blessure Ă nos propres conditions. La souverainetĂ© se trouvait Ă portĂ©e de main. « Il faudra toujours se rappeler que lâavenir du QuĂ©bec ne se dĂ©cidera plus jamais Ă Terre-Neuve, au Manitoba ou ailleurs ! Lâavenir du QuĂ©bec, Ă compter de maintenant, sera dĂ©cidĂ© au QuĂ©bec par les QuĂ©bĂ©coises et les QuĂ©bĂ©cois ! » Câest ce quâavait dĂ©clarĂ© le cĂ©lĂšbre comĂ©dien Jean Duceppe le 24 juin 1990 sur lâĂźle Sainte-HĂ©lĂšne. Tout le QuĂ©bec avait bu ses paroles en croyant que lâavenir lui donnerait raison. Rien nâĂ©tait certain, mais tout Ă©tait possible : lâespoir qui renaissait Ă©tait celui de la reconquĂȘte. Deux fils du peuple sâaffrontaient par-delĂ la riviĂšre des Outaouais, lâun du Saguenay, lâautre de la Mauricie : Lucien Bouchard et Jean ChrĂ©tien. La promesse de Duceppe est passĂ©e Ă la trappe.
Toujours en 1993, les Canadiens de MontrĂ©al remportaient la coupe Stanley. Pour un peuple vaincu, cet Ă©vĂ©nement, dĂ©nuĂ© de consĂ©quences politiques, reprĂ©sentait une victoire compensatrice. Quelques mois aprĂšs le dĂ©filĂ© de la rue Sherbrooke, jâai ouvert les yeux sur le monde. Un an plus tard, en 1994, un gentilhomme issu dâune bonne famille dâOutremont, Jacques Parizeau, prenait les commandes du gouvernement, notre radeau qui naviguait dans des eaux incertaines. Au fil du temps, de nombreuses gĂ©nĂ©rations se sont agrippĂ©es Ă ce radeau dans lâespoir dâarriver Ă bon port : un dĂ©sir dâachĂšvement traverse lâhistoire du QuĂ©bec. Cette dĂ©marche est celle de la libertĂ© et de lâinscription de notre culture sous une forme politique. La souverainetĂ© des dĂ©doublements ministĂ©riels et de la rentabilitĂ© commerciale ne pouvait pas nous porter bien loin. Selon le mot de Jean Larose, il sâagissait dâune « souverainetĂ© rampante ». En pleine mer, les conditions Ă©taient dĂ©favorables, le mauvais temps sâabattait sur nous. Il devenait essentiel de toucher terre et de trouver une issue qui nous permettrait dâavoir un logis Ă notre mesure. On disait de Parizeau quâil connaissait une voie sĂ»re pour trouver la terre ferme. Pour un peuple de cultivateurs, lâĂ©chec du deuxiĂšme rĂ©fĂ©rendum sur la souverainetĂ©, en 1995, allait ĂȘtre une terrible sĂ©cheresse.
Le fait de nâavoir pas transposĂ© son existence sur le plan politique laisse des traces. Ma gĂ©nĂ©ration a grandi avec le spectre de Jacques Parizeau. Sa dĂ©mission prĂ©cipitĂ©e Ă titre de premier ministre, dĂšs le lendemain de la dĂ©faite rĂ©fĂ©rendaire, a illustrĂ© la propension des QuĂ©bĂ©cois Ă la dĂ©faite. Jâai grandi avec cette dĂ©mission et cet Ă©chec au-dessus de ma tĂȘte. Son affirmation selon laquelle le camp du Oui a Ă©tĂ© battu Ă cause de « lâargent et des votes ethniques » mâa longtemps fait lâeffet dâun couteau sous la gorge. Si cette dĂ©mission a donnĂ© un dur coup au mouvement souverainiste, la dĂ©claration de Parizeau a plombĂ© la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise tout entiĂšre dâune mauvaise conscience qui ne sâest pas estompĂ©e. En bon dĂ©mocrate, Lucien Bouchard, lâautre chef des troupes du Oui, sâest empressĂ© de reconnaĂźtre la dĂ©faite rĂ©fĂ©rendaire auprĂšs de ses troupes, comme si perdre au bingo Ă©tait de la mĂȘme facture. Il fallait tout simplement se rĂ©jouir du grand exercice dĂ©mocratique qui venait dâavoir lieu. Les QuĂ©bĂ©cois avaient encore une fois prouvĂ© quâils Ă©taient profondĂ©ment dĂ©mocrates et pacifiques. Pourquoi tendons-nous Ă minimiser nos dĂ©faites, voire Ă les oublier ? Aux yeux de plusieurs de nos contemporains, la ConquĂȘte de 1760 serait une simple date, un changement de rĂ©gime au mieux. LâUnion de 1840 ne serait que le prĂ©lude Ă lâobtention du gouvernement responsable, huit ans plus tard. Lambton nâest-il quâun village de lâEstrie ? Le caractĂšre dramatique de certains Ă©vĂ©nements qui ont ponctuĂ© notre vie politique est gommĂ© dans lâenseignement de lâhistoire.
Le mĂ©nage avant le retour de lâhiver
Tout laissait croire que lâaprĂšs-1995 serait une Ă©poque morne. En ce qui me concerne, jâĂ©tais trĂšs jeune, je marchais Ă peine. Le temps pressait pourtant. LâinsalubritĂ© de la maison QuĂ©bec Ă©tait telle, disait-on, quâune autre dĂ©cennie Ă ne rien faire en saperait les fondations. Avant le retour de lâhiver, le temps Ă©tait au mĂ©nage pour Lucien Bouchard, devenu chef du Parti quĂ©bĂ©cois et premier ministre en 1996. On racontait quâil avait renoncĂ© Ă sa chambre Ă coucher et que, comme Popa et Moman dans La Petite Vie, il dormait sur un lit pliable, rangĂ© sous son bureau Ă lâheure oĂč la Vieille Capitale se rĂ©veillait. Si Lucien Bouchard dormait dans son bureau, au terme dâun mĂ©nage rigoureux des finances publiques, il a fini par se dĂ©partir de sa vadrouille et de son vinaigre. Cet exercice sâaccordait difficilement avec les « conditions gagnantes » quâil Ă©voquait alors. En Ă©tant obligĂ©s de se serrer la ceinture, comment les QuĂ©bĂ©cois pouvaient-ils avoir envie dâembrasser la libertĂ© politique ?
Sede vacante, Bernard Landry a remplacĂ© Lucien Bouchard aprĂšs un conclave sans cardinaux, câest-Ă -dire sans avoir passĂ© le test du scrutin gĂ©nĂ©ral. Cela a-t-il eu pour effet de produire un pontificat sans Saint-Esprit ? Landry ne voulait pas se mettre en quĂȘte dâun nouveau cap pour notre radeau sans avoir « lâassurance morale » de voir poindre la terre ferme au loin. Des Ă©lections gĂ©nĂ©rales ont eu lieu deux ans aprĂšs son Ă©lection Ă la tĂȘte du Parti quĂ©bĂ©cois et sa dĂ©signation comme premier ministre. Ce fut un Ă©vĂ©nement dĂ©cisif pour la suite de notre monde. Plus jamais les souverainistes ne prendraient durablement le pouvoir, si on fait abstraction de lâintermĂšde du gouvernement Marois (2012-2014). Lors des Ă©lections de 2003, camĂ©ras, microphones et appareils photo ont assailli le candidat Bernard Landry. « Audi alteram partem ! » a-t-il dit un nombre incalculable de fois. Venu des Cantons-de-lâEst, un quadragĂ©naire agitant sa toison, Jean Charest, qui parlait sans cesse du systĂšme de soins de santĂ©, a remportĂ© la victoire. En effet, la santĂ© devait devenir notre seul projet collectif. Audi alteram partem ? Les QuĂ©bĂ©cois nâallaient plus Ă©couter que les autres pendant une pĂ©riode indĂ©terminĂ©e, redevenant peu Ă peu pĂ©riphĂ©riques Ă eux-mĂȘmes alors que la RĂ©volution tranquille devait consolider leur existence.
Les annĂ©es « Tacherest », ou lâenracinement du statu quo
Mon enfance était derriÚre moi. En 2003, je me souviens du sourire de Jean Charest au débat des chefs. Ce sourire est ma premiÚre image...