chapitre 1
De Meech Ă La Bataille de Londres
Mes parents Ă©taient des militants pĂ©quistes dans les annĂ©es 1970. Je me souviens de la campagne Ă©lectorale de 1976 : ma mĂšre nous avait « conscrits », mon frĂšre et moi, afin que nous distribuions des dĂ©pliants Ă lâeffigie de Bernard Landry, qui se prĂ©sentait dans Laval-des-Rapides, oĂč nous habitions. Je me souviens de la joie de mon pĂšre et de ma mĂšre le 15 novembre, alors que jâavais sept ans. Ils Ă©taient partis cĂ©lĂ©brer la victoire tandis que nous nous faisions garder. Je conserve aussi un souvenir indĂ©lĂ©bile du rĂ©fĂ©rendum de 1980. Lâappartement de mon pĂšre sâĂ©tait transformĂ© en un centre dâappels pour faire sortir le vote. Des bĂ©nĂ©voles Ă©taient venus de tout le quartier avec les gros tĂ©lĂ©phones dâantan, qui avaient Ă©tĂ© branchĂ©s un peu partout dans la maison. Le soir mĂȘme, la vue de RenĂ© LĂ©vesque ne pouvant retenir ses larmes lors de son discours avait beaucoup marquĂ© lâenfant que jâĂ©tais.
Le parcours dâun nationaliste
Fort de ce bagage familial, câest tout naturellement quâĂ lâadolescence jâai commencĂ© Ă mâintĂ©resser Ă la politique et suis devenu nationaliste. Le dĂ©part Ă la retraite de RenĂ© LĂ©vesque a Ă©tĂ© le dĂ©clencheur de cet Ă©veil. Nous Ă©tions alors au milieu des annĂ©es 1980. Le nationalisme quĂ©bĂ©cois Ă©tait Ă son plus bas. Les jeunes de mon Ăąge nâĂ©taient aucunement interpellĂ©s par la question nationale. Ă mon Ă©cole secondaire, nous nâĂ©tions que deux ou trois Ă nous y intĂ©resser. Les autres y Ă©taient complĂštement indiffĂ©rents. La nouvelle gĂ©nĂ©ration Ă©tait diffĂ©rente, disait-on. La preuve ? Les jeunes et les moins jeunes nâen avaient que pour les humoristes comme Ding et Dong, qui Ă©taient les vedettes de lâheure. Nous apprenions leurs rĂ©pliques par cĆur, les imitions et riions beaucoup. Le QuĂ©bec tout entier semblait sâĂȘtre lancĂ© dans une thĂ©rapie par le rire pour effacer la dĂ©chirure du rĂ©fĂ©rendum et du rapatriement constitutionnel.
Lors de son retour en politique, en 1988, Jacques Parizeau, dĂ©sormais chef, avait pris acte de ce creux de vague. Tout indĂ©pendantiste quâil Ă©tait, il se rendait bien compte quâil ne servait Ă rien de tirer sur la tige dâune tulipe pour la faire pousser plus vite, suivant lâexpression de RenĂ© LĂ©vesque. Dâabord, il en avait appelĂ© Ă la base souverainiste, aux gens comme moi, en martelant constamment que le Parti quĂ©bĂ©cois Ă©tait indĂ©pendantiste avant, pendant et aprĂšs les Ă©lections. Toutefois, son discours ne consistait pas Ă promettre de tenir un rĂ©fĂ©rendum le plus tĂŽt possible. Contrairement Ă ce quâil a laissĂ© entendre quelques annĂ©es plus tard, le chemin quâil proposait nâĂ©tait pas une ligne droite. En lieu et place, il Ă©voquait entre autres des revendications ciblĂ©es de pouvoirs supplĂ©mentaires Ă obtenir. Il avait citĂ© en exemple la culture, et disait quâen cas de refus du fĂ©dĂ©ral on pourrait dĂ©clencher un rĂ©fĂ©rendum sectoriel pour appuyer les revendications du QuĂ©bec en ce sens. En politicien rĂ©aliste, il avait fait le constat que de miser tout sur une promesse de rĂ©fĂ©rendum rapide aurait Ă©tĂ© suicidaire et, contrairement Ă son prĂ©dĂ©cesseur, Pierre Marc Johnson, il a eu lâhabiletĂ© de mettre en avant un objectif intermĂ©diaire qui Ă©tait rĂ©aliste. Il Ă©voquait dâailleurs les multiples consultations rĂ©fĂ©rendaires qui avaient rĂ©guliĂšrement lieu en Suisse et en Californie. Pourquoi se priver de poser des questions au peuple sur des enjeux prĂ©cis ? disait-il en substance.
Jacques Parizeau avait une qualitĂ© que tous les politiciens nâont pas. Il Ă©tait capable dâallier rĂ©flexion et action. Certains Ă©lus et leurs conseillers affichent parfois du mĂ©pris pour les idĂ©es, la pensĂ©e, et sous-estiment grandement le rĂŽle quâelles jouent en politique. Ils ne font que rĂ©agir Ă la nouvelle du jour et sont centrĂ©s sur lâimage. Ă lâautre extrĂȘme, il y a des politologues, intellectuels ou chroniqueurs, qui critiquent lâaction du gouvernement ou des partis dâopposition, mais qui ne disent jamais ce quâils feraient Ă leur place. Ils sont strictement dans lâabstrait ou dans la morale, levant le nez sur les contraintes de ceux qui sont dans lâaction.
Monsieur, comme on lâappelait au PQ, nâĂ©tait pas de cette Ă©toffe, et sa stratĂ©gie de 1988-1989 Ă©tait la bonne. Les circonstances demeuraient toutefois difficiles pour les pĂ©quistes. LâĂ©conomie allait bien, aucun scandale majeur nâavait Ă©claboussĂ© le gouvernement, et la tempĂȘte de la loi 178 (sur lâaffichage unilingue) et de lâutilisation de la clause dĂ©rogatoire par Robert Bourassa Ă lâhiver 1988-1989 sâĂ©tait dissipĂ©e. MalgrĂ© Parizeau, qui disait « le lac Meech est cuit » dans des publicitĂ©s Ă la radio, la rĂ©conciliation QuĂ©bec-Canada semblait en voie de sâaccomplir. Les libĂ©raux Ă©taient bien en selle et les sondages nous donnaient peu dâespoir.
Les circonstances Ă©taient encore dĂ©favorables aux souverainistes, ce qui bien sĂ»r en amenait certains Ă conclure que cette question Ă©tait complĂštement dĂ©passĂ©e. CâĂ©tait le cas notamment dâAlain Dubuc, lâineffable Ă©ditorialiste de La Presse, selon qui cette situation sâexpliquait par la nature mĂȘme de lâHomo quebecus. « Une des grandes surprises de cette campagne Ă©lectorale, Ă©crivait-il alors, aura Ă©tĂ© de dĂ©couvrir que le dĂ©bat sur lâindĂ©pendance nâa eu droit quâĂ un strapontin⊠Les QuĂ©bĂ©cois, peu importe leurs convictions, ne veulent ni crise, ni problĂšmes, ni soubresauts. »
Dubuc, comme tant dâautres chroniqueurs, voyait des tendances lourdes lĂ oĂč il nây avait que des circonstances changeantes. Les chiffres, les graphiques et les courbes exercent une hypnose incroyable sur les praticiens de la politique et ceux qui la commentent. Sauf quâils oublient souvent que ces chiffres sont le reflet de la contingence. La campagne Ă©lectorale, difficile pour les souverainistes, et les sondages dĂ©favorables Ă cette option nâindiquaient pas quelque chose de fondamental sur la nature profonde de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise. Nous Ă©tions alors Ă moins dâun an de lâĂ©chec du lac Meech et de lâappui record que cet Ă©vĂ©nement allait donner Ă lâoption souverainiste. JâĂ©tais moi-mĂȘme au dĂ©filĂ© de la Saint-Jean du 25 juin 1990, rue Sherbrooke, avec des dizaines de milliers de marcheurs. Tous ceux qui ont vĂ©cu ce moment se souviennent de lâenthousiasme de la foule. Les drapeaux du QuĂ©bec flottaient partout. De nombreux jeunes, qui devaient ĂȘtre au secondaire, dĂ©ambulaient avec le visage bariolĂ© aux couleurs du fleurdelisĂ©. Cela faisait contraste avec lâindiffĂ©rence des camarades dâĂ©cole que jâavais eus Ă peine quelques annĂ©es auparavant. La jeunesse soi-disant ailleurs Ă©tait maintenant dans la rue et embrassait la cause avec fougue.
La Constitution et le chÎmeur en Gaspésie
Le double Ă©chec de Meech et de Charlottetown avait laissĂ© les fĂ©dĂ©ralistes quĂ©bĂ©cois sans beaucoup dâarguments. Cependant, la question fondamentale de la place du QuĂ©bec dans le Canada demeurait irrĂ©solue. Ă cette Ă©poque, un nouveau discours a commencĂ© Ă se faire entendre. En gros, il consistait Ă dire que toute lâaffaire Ă laquelle le pays venait de consacrer des annĂ©es constituait en rĂ©alitĂ© un faux dĂ©bat. Il fallait dĂ©sormais faire croire aux QuĂ©bĂ©cois que leur statut dans la fĂ©dĂ©ration, que leurs aspirations collectives Ă©taient une distraction par rapport aux enjeux qui seraient plus tard dĂ©signĂ©s comme « les vraies affaires ». Jean ChrĂ©tien, grand fossoyeur de Meech et lieutenant de Trudeau en 1982, qui avait consacrĂ© tant dâĂ©nergie Ă la question, a Ă©tĂ© lâun des premiers Ă propager ce mensonge. Je me souviens notamment dâune dĂ©claration dans laquelle on lâentendait dire que « le chĂŽmeur en GaspĂ©sie, la Constitution, ça lui dĂ©range pas » (sic). Ce credo serait bientĂŽt repris par les conservateurs et par les libĂ©raux quĂ©bĂ©cois. Contrairement Ă aujourdâhui, les batailles constitutionnelles Ă©taient encore trop rĂ©centes pour que ce genre dâaffirmation soit crĂ©dible. Surtout, les souverainistes nâavaient pas encore fait cause commune avec les fĂ©dĂ©ralistes quĂ©bĂ©cois en reportant aux calendes grecques la question du rĂ©gime. Le Bloc et le PQ fonçaient vers un second rĂ©fĂ©rendum et cette question demeurait au centre du jeu.
Toutefois, aprĂšs cette deuxiĂšme consultation, Ă force dâĂȘtre reprise par les fĂ©dĂ©raux et les fĂ©dĂ©ralistes quĂ©bĂ©cois, lâidĂ©e a fini par sâimposer au fil des annĂ©es, mĂȘme chez les nationalistes. La souverainetĂ© ne devait plus ĂȘtre un moyen dâassurer la survie du peuple quĂ©bĂ©cois. La question de la place du QuĂ©bec dans le Canada ne devait plus ĂȘtre au centre du discours souverainiste. Il fallait parler aux gens de choses concrĂštes qui, supposĂ©ment, les intĂ©ressent vraiment.
Cette dynamique a Ă©tĂ© favorisĂ©e par le fait que Lucien Bouchard, aprĂšs la courte dĂ©faite de 1995, a laissĂ© de cĂŽtĂ© la question du rĂ©gime pour se concentrer sur la rĂ©duction du dĂ©ficit, pariant quâune fois cet enjeu rĂ©glĂ© il pourrait revenir au rĂ©fĂ©rendum. Sans nier un instant que la question des finances publiques Ă©tait importante, il devait garder celle du rĂ©gime Ă lâavant-scĂšne. Ăvidemment, il est plus facile de poser ce jugement aprĂšs coup. Lâargument de la peur Ă©conomique, quoique dans une moindre mesure quâen 1980, avait influĂ© sur les rĂ©sultats de 1995, et la dĂ©cision de Bouchard se fondait lĂ -dessus.
Reste quâen 1996 les sondages Ă©taient favorables aux souverainistes. Dans les derniers jours de la campagne rĂ©fĂ©rendaire, Jean ChrĂ©tien sâĂ©tait formellement engagĂ© Ă procĂ©der Ă du changement. Lucien Bouchard aurait pu exiger un amendement constitutionnel et aller en rĂ©fĂ©rendum faute dâobtenir sati...