chapitre 1
La permanence tranquille
Pierre Vadeboncoeur a proposĂ© en 1970 lâidĂ©e selon laquelle lâimaginaire quĂ©bĂ©cois serait traversĂ© dâune certitude paradoxale quâil a dĂ©signĂ©e sous lâidĂ©e de « permanence tranquille ». Il entendait par lĂ ce sentiment dâun genre dâĂ©ternitĂ© de la collectivitĂ© quĂ©bĂ©coise. Cette idĂ©e a Ă©tĂ© reprise et maintes fois discutĂ©e au cours des derniĂšres annĂ©es. Jâexaminerai certaines contributions rĂ©centes qui la reprennent Ă leur compte. LâhypothĂšse qui guidera mon exploration consiste en ceci que ce trait est un des plus constants de la personnalitĂ© collective. Au grĂ© des conjonctures, il resurgit sous diverses formes dans la conscience historique. Travaillant toujours en arriĂšre-plan, il a pour effet dâinhiber la politisation du sujet quĂ©bĂ©cois, et ce, non pas parce quâil le garderait totalement captif des vieilles reprĂ©sentations quâil sâest donnĂ©es de lui-mĂȘme mais bien parce quâil a tendance Ă se surimposer Ă lâaction politique, comme sâil en rattrapait lâĂ©lan.
Câest ainsi que les annĂ©es 1960, thĂ©Ăątre de la politisation de la conscience historique, exalteront en mĂȘme temps les beautĂ©s hors du temps du Canada français, de Jack Monoloy au Grand Six-Pieds en passant par lâĂ©vocation de la drave et des hivers dâantan. Câest lĂ Ă©galement, au tout dĂ©but de la RĂ©volution tranquille, en 1963, alors que lâavenir est plein de promesses, que Michel Brault et Pierre Perrault tourneront Ă lâĂźle aux Coudres Pour la suite du monde, que lâhistoire du cinĂ©ma allait par la suite Ă©lever au rang de chef-dâĆuvre. Mais que raconte ce film, sinon lâimportance des traditions, du passĂ©, du respect et de lâamour que nous devons au monde canadien-français dâhier ? Ici, la prise de parole Ă laquelle sâadonnent avec allĂ©gresse les annĂ©es 1960 adopte alors la forme paradoxale dâune Ă©vocation des traditions. Le cinĂ©ma direct offrait la possibilitĂ© de parler par et pour soi-mĂȘme en signe de libertĂ©, mais en mĂȘme temps un monde de traditions disparaissait quâil fallait sauver de lâoubli. Fernand Dumont observe le phĂ©nomĂšne et sâĂ©tonne du fait que « lĂ oĂč on aurait pu attendre le rĂšgne des prophĂštes de la rationalitĂ©, on a vu paraĂźtre les chantres de la CĂŽte-Nord », et que la cĂ©lĂ©bration du « pluralisme cosmopolite » a simultanĂ©ment vu « resurgir, empoignĂ© par des mains de jeunes et Ă des milliers dâexemplaires, le vieux drapeau fleurdelisĂ© ».
LâĂ©lan politique que portait la RĂ©volution tranquille voulait fonder un peuple nouveau. Seulement, la figure dâun autre peuple, plus ancien et peut-ĂȘtre mĂȘme plus « vrai », perçait au travers des discours cĂ©lĂ©brant lâavĂšnement du peuple « politique » qui scanderait bientĂŽt « Le QuĂ©bec aux QuĂ©bĂ©cois ! ». Coexistence normale et souhaitable de la culture et du politique, dira-t-on. Bien sĂ»r. Mais le problĂšme quĂ©bĂ©cois tient peut-ĂȘtre Ă lâĂ©ternel retour de cette dĂ©finition intemporelle de soi-mĂȘme qui nâa pas besoin du politique pour se maintenir. Vadeboncoeur, on le verra, rapporte le phĂ©nomĂšne Ă la configuration sociale particuliĂšre occasionnĂ©e par la situation coloniale, qui aurait eu pour effet de confiner la sociĂ©tĂ© canadienne-française dans les frontiĂšres de sa culture et de ses traditions. Dans cet univers clos, cette culture a pu imaginer son existence dans un genre de perpĂ©tuitĂ© protĂ©gĂ©e des contingences de lâhistoire.
Dans Le Roman sans aventure, Isabelle Daunais avance une idĂ©e qui nâest pas loin de celle de la permanence tranquille que propose Vadeboncoeur. Le roman quĂ©bĂ©cois serait selon elle « soumis au rĂ©gime de lâidylle, câest-Ă -dire un monde Ă lâabri du monde ». Cette notion est empruntĂ©e Ă Milan Kundera, qui lâa dĂ©finie dans LâArt du roman comme caractĂ©ristique dâun « monde dâavant le premier conflit ; ou en dehors des conflits ; ou avec des conflits qui ne sont que malentendus, donc faux conflits ». En cherchant Ă rĂ©pondre Ă la question qui consiste Ă savoir pour quelles raisons le roman quĂ©bĂ©cois ne parvient pas, sauf exception, Ă intĂ©resser au-delĂ du QuĂ©bec lui-mĂȘme, Daunais en arrive Ă la conclusion dâune certaine atonie. Trop attachĂ© Ă la mise en rĂ©cit de la condition quĂ©bĂ©coise et captif des questions existentielles qui la taraudent, le roman quĂ©bĂ©cois se refuserait Ă un imaginaire exprimant de sa propre maniĂšre lâuniversel de la condition humaine. Le roman « sans aventure » serait incapable dâĂ©chapper Ă une certaine prĂ©visibilitĂ© et nâintroduirait pas de dĂ©calage entre le personnage et le monde oĂč il se trouve, interstice dans lequel sâinsinuerait lâaventure.
Le roman canadien-français et quĂ©bĂ©cois nâenvisage pas la possibilitĂ© dâun monde autre, ce qui signifierait la fin de celui-ci et lâavĂšnement de lâinĂ©dit. Cette propension se retrouverait dans le destin des personnages auxquels il donne vie et dont Daunais examine trĂšs prĂ©cisĂ©ment la personnalitĂ© et le parcours. Dans les deux romans dâAntoine GĂ©rin-Lajoie le mettant en vedette, Jean Rivard est certes le bĂątisseur de son village, dont il contribue Ă la prospĂ©ritĂ© en mĂȘme temps quâĂ la gouverne politique, mais « la situation oĂč se trouve Jean Rivard Ă la fin du roman correspond Ă celle quâil imaginait au dĂ©but de son entreprise ». Dans Maria Chapdelaine, la mort tragique de François Paradis, que tout destinait Ă Ă©pouser Maria et Ă partager sa vie avec elle au fond des bois, est symptomatique de ce refus de lâaventure du roman quĂ©bĂ©cois : le seul personnage par lequel lâaventure pouvait faire irruption est sacrifiĂ© afin que lâhistoire de cette famille canadienne-française puisse sâinscrire dans la trame familiĂšre et prĂ©visible de la vie paysanne. De nombreux autres exemples viennent appuyer cette analyse. Le rĂ©cit des pĂ©ripĂ©ties des personnages du roman quĂ©bĂ©cois nâest pas pour autant statique ou ennuyeux, mais une certaine force dâinertie semble les inscrire dans un univers de possibles excluant dâemblĂ©e la possibilitĂ© de les voir devenir autres ou Ă©trangers Ă eux-mĂȘmes au terme dâune aventure dâoĂč surgirait lâinconnu. Il ne sâagit pas tant dâun repli sur lâunivers clos que constituerait le monde canadien-français dans lequel se dĂ©roulerait une histoire sans drame que de la certitude aussi forte quâirrationnelle dâun destin collectif Ă lâabri du tragique qui agite dâordinaire lâexistence sociale. Les « aventures » que met en scĂšne le roman quĂ©bĂ©cois ne se limitent pas pour autant aux pĂ©ripĂ©ties ou aux retournements de situation dans lesquels seraient aspirĂ©s les personnages du roman, mais on nây trouve pas cette part de lâexistence qui leur Ă©chappe et qui menace Ă tout instant non seulement de faire irruption et de modifier le dĂ©roulement de lâhistoire mais aussi, plus fondamentalement, de faire advenir une situation nouvelle, un monde abolissant dans son surgissement les bornes, les frontiĂšres et les repĂšres qui balisaient lâancien. Or, lâuniversalitĂ© du roman tient Ă ce que Milan Kundera dĂ©signe sous la notion de « grand contexte », câest-Ă -dire la rĂ©sonance quâacquiert lâĆuvre lorsquâelle peut, au-delĂ de lâhistoire quâelle raconte, faire ressentir au lecteur Ă©tranger Ă lâhistoire qui lui est racontĂ©e lâuniversel de la condition humaine livrĂ©e Ă la contingence. Par exemple, dans le grand roman de William Styron, Le Choix de Sophie, le choix dĂ©chirant quâa dĂ» faire Sophie et auquel lâont contrainte les gardiens du camp dâextermination, câest-Ă -dire livrer sa fille ou son fils Ă la chambre Ă gaz, constitue davantage quâun tournant de lâhistoire que raconte ce livre : il introduit la figure du mal absolu et pose alors la question de la poursuite dâune vie (celle de Sophie) qui devra tout Ă la fois assumer et expier ce choix. Câest la condition humaine elle-mĂȘme quâexplore ce roman en la rĂ©vĂ©lant dans sa vulnĂ©rabilitĂ© et en montrant la rĂ©silience des ĂȘtres dans cet univers chaotique oĂč se rencontrent lâamour, la violence, la culpabilitĂ© et la mort. Câest lâhistoire elle-mĂȘme qui sâouvre alors Ă la contingence et qui rĂ©vĂšle ce faisant, au-delĂ du rĂ©cit en tant que tel, lâimplacable vĂ©ritĂ© dâune existence humaine toujours guettĂ©e par le non-sens et par lâimprĂ©visible.
Câest cette fermeture sur le grand contexte ou encore sur lâuniversel de la condition humaine qui caractĂ©riserait le roman quĂ©bĂ©cois sans aventure. Ses personnages vivent dans lâidylle, dans un « monde complet et achevĂ© », comme suspendu au-dessus de lâinĂ©dit et des transformations des ĂȘtres et des choses que provoquerait, pour autant que lâimaginaire y consente, le retournement dâune entreprise contre elle-mĂȘme, dĂ©finissant alors de toutes nouvelles conditions Ă la poursuite de lâaventure. Cela ne signifie pas que le roman quĂ©bĂ©cois ne soit que repli sur soi et fermeture au vaste monde. Il sâagit plutĂŽt dâune posture psychosociologique qui correspond Ă un monde « hors de lâhistoire » ou encore à « un monde pacifiĂ© et hors du temps ».
Quel est le lien entre cette thĂšse issue des Ă©tudes littĂ©raires et lâidĂ©e de permanence tranquille ? Daunais affirme que lâidylle est « lâunivers de base des âCanadiensâ (aussi bien les anciens que leurs descendants) ». Vadeboncoeur Ă©crit quant Ă lui que « nul peuple dans une condition aussi prĂ©caire ne sâest jamais senti si assurĂ© en lui-mĂȘme ». Le roman sans aventure et la permanence tranquille ont peut-ĂȘtre en commun, chacun sur ses propres bases, de circonscrire lâidentitĂ© quĂ©bĂ©coise dans ce quâelle recĂšle dâillusions et plus exactement dans le sentiment dâĂ©ternitĂ© qui la traverse. La maniĂšre de maĂźtriser la contingence sâorganise alors dans un imaginaire mĂȘlant sentiment de permanence et apprĂ©hension sereine de lâaven...