
- 266 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
Raisons communes
À propos de ce livre
GRAND PRIX DU LIVRE DE MONTRÉAL 1995. Sur un mode direct et concret, dans une langue agréable et un style d'une élégance peu commune dans la confrérie universitaire, cet intellectuel de haut vol suscite, alimente et approfondit avec son lecteur des réflexions fondamentales sur des sujets aussi importants les uns que les autres. [...] Cet essai arrive comme une rafraîchissante bouffée d'air frais. Gilles Lesage, Le Devoir. Fernand Dumont signe ici un ouvrage de morale sociale, ceci sans jamais sombrer dans la nostalgie du moralisme d'antan. [...] Raisons communes est une analyse de la faillite de nos valeurs: une débâcle bien plus grave que celle qui nous guette à l'ombre de la dette. Pierre Monette, Voir
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Informations
V
L’AVENIR D’UNE CULTURE
On se souvient de la page émouvante de Valéry : « Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux mots vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie1. » Québec français, Amérique française, de beaux noms ? En tout cas, ce sont dénominations incertaines d’un peuple minuscule qui n’osera jamais se réclamer d’une civilisation à lui. Sa disparition dans l’abîme de l’histoire dont parle Valéry ne dérangerait guère le monde et ne mériterait même pas la nostalgie du souvenir.
Qui n’a songé, plus ou moins secrètement, à la vanité de perpétuer une telle culture ? Cet aveu devrait commencer toute réflexion sur l’avenir. Nous avons à répondre de la légitimité de notre culture, et plus ouvertement que nos devanciers. La plupart d’entre eux n’avaient d’autres ressources que de suivre la voie de la fatalité ; beaucoup d’entre nous, plus instruits, davantage pourvus de moyens financiers, disposent des moyens de quitter ce modeste enclos sans bruit ou avec fracas, exilés de l’intérieur ou de l’extérieur. Oui, les privilégiés ont le loisir de se réfugier dans l’ironie ou la fuite. Mais, grandes ou petites, les cultures ne meurent pas d’une subite défection ou d’une brusque décision. Une lente déchéance, où des éléments hérités se mélangent à ceux de l’assimilation : ainsi se poursuit, pendant des générations, l’agonie des cultures qui n’épargne que les nantis.
Refuser ou accepter que nos compatriotes soient engagés dans cette déperdition d’eux-mêmes, partager ou non avec eux la tâche de maintenir la valeur pédagogique d’une culture : tel est le choix qui se dresse devant l’avenir. Le reste, la souveraineté aussi bien que le nationalisme, n’a de raison d’être que par rapport à ce dilemme. Un dilemme qui demeure le fil, ténu mais résistant, d’une tradition.
Qu’avons-nous fait de la culture ?
La Révolution tranquille n’a pas eu qu’une portée politique. Il est vrai que l’on retient d’abord les grands changements dans les fonctions de l’État, le système scolaire, l’aménagement des services sociaux ; on se souvient aussi des heurts idéologiques, des fluctuations des partis et des mouvements sociaux. Il est beaucoup plus difficile d’évaluer ce qui s’est produit dans les attitudes et les mentalités, dans la culture pour tout dire. Il faudrait d’abord revenir loin en arrière, décrire l’héritage qui était le nôtre au moment où, après la dernière guerre mondiale, se sont fait sentir les ébranlements décisifs. Tâche difficile, car les idéologies d’antan masquaient une réalité dont elles prétendaient par ailleurs rendre compte. À l’aube de la Révolution tranquille, Pierre Vadeboncoeur a essayé, par des touches subtiles qui sont dans sa manière, de peindre sur le vif le malaise de ce temps apparemment si lointain. Je renvoie à La Ligne du risque, non sans retenir au moins ce passage qui donne une idée du témoignage de l’auteur : « D’une part, une liberté paralysée par un conformisme des idées et de l’esprit tel qu’il n’y en a probablement pas d’exemple équivalent dans les sociétés occidentales ; tout est permis sauf de risquer le moindre mouvement de tête, la moindre erreur. D’autre part, une licence à peu près illimitée dans les comportements pratiques et quotidiens, comme si la liberté, qui devrait être la reine de l’esprit, forçait le soir sa prison pour devenir la propre à rien bien humaine, trop humaine, qui trouve sur le trottoir, à défaut de les exercer ailleurs, l’usage de ses talents2. » Le portrait de Vadeboncoeur rejoint des propos similaires et plus anciens d’Olivar Asselin, de Jules Fournier, de quelques autres. La duplicité du langage et des conduites semble bien avoir caractérisé notre culture de jadis : un discours officiel sans prise véritable sur la vie, que l’on reprenait comme une obligation de convention ; une existence sans langage qui puisse l’authentifier.
Vadeboncoeur espérait que la liberté allait nous rendre la parole en même temps que l’audace de l’esprit. Est-ce bien ce qui s’est passé ? N’était-il pas fatal que la liberté se cherchât par des chemins tortueux, qu’elle se soit faite sauvage après un excès d’hypocrisie ? Cette histoire ne sera pas facile à démêler ; je ne m’y attarderai pas pour le moment. Essayant tout de même de retrouver un peu le climat de la Révolution tranquille en son automne, au moment où des incertitudes nouvelles commençaient à nous assaillir, j’ai relu quelques pages écrites en 1974 ; j’y reconnais une colère dont j’avoue ne pas m’être tout à fait départi, alors que les choses que j’évoquais ont changé à nouveau…
Avril 1974
Dans un livre récent sur le design, Georges Patrix raconte comment se déroulent les apparitions du président de la République française à la télévision. La RTF a fait fabriquer pour ces circonstances un bureau de style Louis XV que le garde-meuble doit épousseter, j’imagine, à chaque moment de crise ou de solennité. Le téléspectateur peut admirer une magnifique bibliothèque de style Empire ; ce n’est qu’une photographie prodigieusement agrandie. M. Pompidou entre en scène après quelques mesures d’une musique de Lulli. La culture accompagne le Président, confirme sa légitimité, lui donne le droit de mettre son discours dans la foulée de la tradition. Du conservateur des musées nationaux au potache qui rêve de supplanter le directeur de la revue Tel quel, de l’ouvrier qui pousse son fils aux études à l’instituteur de Colombey-les-Deux-Églises, chacun peut vérifier que les signes sont bien en place et que la parole enfin aura un sens. Le quart d’heure terminé, les employés de la RTF remisent le bureau, roulent soigneusement la photo de la bibliothèque, vont porter le disque de Lulli à la discothèque en retour d’un reçu timbré ; les téléspectateurs peuvent se diriger vers le frigidaire.
M. Pompidou ou les « beaux dimanches » de la culture. Mais vous pourrez désormais assister au théâtre à l’heure du lunch. C’est simple, et cela demeure au ras de la vie. À midi, vous refermez votre livre de comptabilité ou vous laissez votre stéthoscope à la salle d’urgence. Vous prenez votre voiture pour vous rendre au théâtre. Si vous êtes manœuvre à la Canadian Precision, prenez l’autobus. Une fois parvenu au rendez-vous de la culture, plutôt que de manger comme d’habitude en parlant à votre voisin, regardez, écoutez. Regarder, écouter : cela reste toujours la culture, comme chez M. Pompidou. Mais quelle différence ! Vous ne serez pas aliénés dans la France éternelle ou les alibis bourgeois des vieux meubles. C’est de vous qu’il sera question, de votre vie quotidienne. Sur la scène, un comédien va vous raconter une « Histoire d’amour et de Q » (c’est le titre de la pièce) pendant qu’un autre fera « ressortir le récit en regardant des revues cochonnes ou encore en faisant l’amour avec un mannequin gonflable » (Le Devoir, 6 mars 1974, p. 25). Ces deux messieurs vous feront part de bien d’autres prodiges encore qui se rapportent à votre vie la plus quotidienne et à vos joies les plus humbles.
« Pour faire changement à l’heure du lunch », écrit le critique du Devoir, à propos de cette pièce. Il parle aussi d’« un divertissement facile, agréable… » Et je cite encore, juste pour vous mettre l’eau à la bouche : « L’amour, c’est le Q… et le Q, c’est l’amour. Tel est le sujet de la pièce. Cette pièce à deux personnages est un bon moyen de passer l’heure du lunch, malgré un rythme trop lent et une facture poétique pas toujours heureuse. La façon amusante dont le sujet est traité aide à distraire le public. » Elle aide aussi, je présume, à oublier Tristan et Iseult. Et que M. Pompidou se le tienne pour dit : enfin la culture ne se promène plus au ciel de la poésie en vase clos.
On a bien du mérite à mettre ainsi la culture dans votre sandwich. Ce ne sont pourtant que des représentations. Il faut aller plus loin, déraciner courageusement les alibis bourgeois qui vous incitent à envoyer vos enfants à l’école et qui vous font attendre l’obscurité pour vous glisser jusqu’au théâtre. La culture, c’est de la politique ; les classes dominantes se pressent dans la boîte du souffleur quand s’agitent sur la scène les personnages de Racine. Uniquement soucieuse de rendre la culture au peuple, consacrant pour cela une fraction importante des contributions syndicales à de jeunes spécialistes qui ont le loisir de lire Karl Marx ou ses épigones pour en faire des manifestes, la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) vient de tracer un vaste programme de remise en question de l’école, lieu de toutes les aliénations. En effet, qui sait mieux qu’un professeur que la culture, c’est de la foutaise ? Il gagne sa vie avec la culture.
Aussi, 1200 membres du syndicat des professeurs de la ville de Laval se sont réunis, le 20 mars, pour discuter du rôle de l’enseignant et de l’école dans la société. Pour orienter cette prise de conscience, on l’avait centrée sur le manifeste de la CEQ intitulé : « L’école au service de la classe dominante. » Ne vous récriez pas : ce n’était pas de la propagande, comme celle que diffuse M. Pompidou dans ses vieux meubles. Il y avait des animateurs : vous savez, ces spécialistes qui ne pensent à rien sauf à vous faire penser par vous-mêmes…
Il paraît (Le Jour, 22 mars 1974, p. 6) que les professeurs ont protesté : « On veut nous manipuler, les questions sont orientées, etc. » Car dans ce genre de spectacle culturel, à l’encontre de ce qui se passe avec M. Pompidou ou au théâtre du midi, on peut parler. Malgré tout, les résultats sont encourageants si j’en crois le journal : « Le politique, nous n’y sommes pas encore préparés, ont dit les professeurs, et le maoïsme, le marxisme et autres ismes font peur ; mais au demeurant ils ont convenu que l’école abrutit l’enfant et que le problème de l’école qui reproduit les classes sociales, ils le vivent. » Et le journal ajoute : « Plusieurs animateurs, en fin de journée, étaient un peu découragés. Mais comme nous l’expliquait le président du syndicat, “d’ici mardi prochain, ils auront réagi différemment et réalisé que nous avons atteint les objectifs recherchés, malgré tout”. »
Mardi ou mercredi, qu’importe. Nous sommes dans la bonne voie. Ayant compris qu’ils ne sont que des reproducteurs de la culture dominante, les professeurs vont démissionner. Simple question de logique. Les animateurs iront animer ailleurs : pourquoi pas les vieux qui ont payé pour la réforme de l’éducation et qui risquent de mourir avant de savoir qu’ils sont des imbéciles ?
Quelle culture ?
Mais abandonnons aujourd’hui toute rancœur… L’été, dans le pays ancestral de Charlevoix où je reprends racine, je fais de temps en temps une visite à la petite bibliothèque municipale des Éboulements. Je furète dans les rayons, je cueille quelques bouquins. Je feuillette aussi le fichier des emprunts, rêvant autour de lecteurs imaginaires. Par la fenêtre qui ouvre sur la montagne, je peux voir les verts pâturages, et plus près les vieilles demeures et les édifices tout neufs. Cela compose, en microcosme, un paysage de culture. Comment en pénétrer la signification, discerner ce qui mène de ce village à l’enceinte des livres, ce qui inspire le travail fervent des bénévoles et le choix des volumes que la jeune caissière du magasin général vient d’emporter ?
On distingue couramment deux acceptions de la notion de culture. Depuis longtemps, on y comprend les œuvres de l’esprit : la littérature, la musique, la science. Un individu cultivé est censé faire de ces œuvres l’aliment de ses pensées, de ses sentiments, de son existence. Par ailleurs, et cette acception est plus récente, la culture désigne des genres de vie, des modèles accoutumés de comportement, des attitudes et des croyances. C’est là une distinction de manuels, et qui, si on la durcit, suggère une vue toute plate de ce qui est en cause. Elle risque de nous faire méconnaître les liens qui existent entre la création des œuvres et l’humus social d’où elles naissent et qu’elles dominent. Certes, les créations de l’art ou de la science ne sont pas les produits obligés de la culture commune. De même, l’éducation scolaire n’est pas le prolongement des genres de vie puisqu’elle initie à des savoirs et à des habiletés qui ne sont pas tous en germe dans l’ordinaire des jours. Il n’en reste pas moins que l’accès à l’art et à la science s’appuie sur des préalables du milieu, sur des appartenances de classes, d’ethnies, de familles3.
Poussée à l’extrême, la dichotomie menace de nous faire voir dans la culture commune une pâte informe que seul pourrait soulever le levain de l’autre culture, celle qu’élaborent les artistes et les savants. Or la culture dont vivent quotidiennement les sociétés est aussi travail de l’esprit : façons de se nourrir et de se vêtir, rituels de la politesse, croyances qui habitent les individus, interprétations qu’ils donnent à leur labeur et qu’ils laissent voir dans leurs loisirs, conceptions qu’ils professent de la vie et de la mort… Il y a culture parce que les personnes humaines ont la faculté de créer un autre univers que celui de la nécessité. Le langage en est la plus haute incarnation. Nous parlons pour dépasser le déjà-là, pour accéder à une conscience qui transcende le corps comme chose et autrui comme objet. Au Québec, nous ne veillons pas au destin de la langue française seulement pour défendre la marque distinctive d’une entité nationale ; avant tout, nous voulons sauvegarder la première exigence, le premier symbole de la dignité humaine, ce qui fait des francophones des êtres de culture. Et, la langue n’étant que la plus belle fleur d’une culture, nous ne la dissocions pas de sa tige ni de ses racines. Dans l’attachement que nous lui vouons, nous englobons la communauté dont elle est l’héritière et la gardienne. À partir d’elle, nous nous reportons à tous les problèmes qu’affronte cette communauté, aux changements dans ses façons de vivre, à ses empêchements et à ses projets.
Nous utilisons spontanément un langage, des modèles, des rituels sociaux sans toujours en prendre conscience ; nous endossons ou nous réprouvons des discours, des idéologies qui concernent les divers aspects de nos vies ou de celle de la Cité. Ce langage, ces rituels, ces discours nous insèrent dans une nation, une communauté politique, une classe, une génération. Ils nous offrent des outils pour nos conduites et nos pensées, mais aussi une référence pour nous situer dans l’histoire, pour nous conférer une identité que nous partageons avec d’autres. On commettrait donc une grave méprise si, la part étant faite à l’art et à la science, on réduisait le reste à une analyse purement objective des genres de vie. La culture est une pédagogie des personnes inséparable d’une pédagogie de la communauté. L’éducation ne commence pas avec l’initiative des écoles ; toute la culture est éducatrice.
Grosse affirmation, et qui ne manquera pas de soulever des objections. Dans un petit livre qui eut quelque retentissement, Alain Finkielkraut s’insurge contre l’usage intempérant de la notion de culture : voici, dit-il, que « tout est culture… du geste élémentaire aux grandes créations de l’esprit » ; la diversité des cultures est exaltée au détriment des « valeurs universelles ». Selon l’auteur, les conséquences de cette inflation sont graves : on préfère le « cocon national » à la « grande société des esprits », « la culture comme origine à la culture comme tâche ». En terminant, il dénonce « l’identité culturelle qui enferme l’individu dans son appartenance et qui, sous peine de haute trahison, lui refuse l’accès au doute, à l’ironie, à la raison4 ». Ce vigoureux coup de semonce n’était pas inutile. Toutefois, il peut entraîner à son tour de nouvelles méprises. Il est permis de se préoccuper du sort de la culture québécoise sans nécessairement prêcher pour le « cocon national » ou l’exclusive de la « culture comme origine ».
C’est entendu, en décrochant du milieu, en le contestant, l’art, la littérature, la science contribuent à cette « formation », à cette « ouverture au monde », à ce « soin de l’âme » dont se soucie justement Finkielkraut. Admettons donc sans réticences que les œuvres de l’esprit font accéder à une espèce de noosphère qui éloigne de la vie commune, et même la disqualifie. On ne confondra pas la marche à pied avec le ballet ni la conversation au coin du feu avec les Dialogues de Platon ; la beauté de l’environnement et la civilité des rapports sociaux ne sont pas pour autant méprisables. Devons-nous nous borner à définir négativement la culture commune, à y voir simplement ce que l’art et la science écartent pour se faire une place ? Afin de communier avec les œuvres de l’esprit, de se convertir au doute, à l’ironie, à la raison, faut-il rompre avec le monde des communes appartenances, cesser de partager avec d’autres de semblables références ? Le souci de la Cité, de son destin, de l’équité des rapports sociaux est-il dépourvu de noblesse ? Le lieu où se déroule la vie quotidienne, la valeur du langage qui préside aux échanges, la qualité de la sociabilité ne méritent-ils pas quelque soin ?
S’il est vrai que la culture comme horizon se constitue aux dépens de la culture comme milieu, il est pertinent de se demander comment on passe de l’une à l’autre. Or il est banal de répéter, puisque tant de travaux le confirment, que les milieux sociaux sont inégalement favorables à cette migration. La classe sociale, la famille sont des facteurs positifs ou négatifs, même si leur rôle n’est pas absolument déterminant. Il en est de même pour la nation. Le système d’éducation, la facture de la langue et le prestige qu’on lui accorde, la richesse ou la pauvreté de l’héritage culturel, la condition de majorité ou de minorité, la qualité de l’esprit public : cela n’est pas sans incidences sur l’accès aux œuvres de l’esprit. Après tout, on ne passe pas tout son temps au concert ou le nez dans les livres ; ce que l’on puise dans ces moments privilégiés doit bien rejaillir sur la vie ordinaire, à la condition que celle-ci suscite un certain appel et quelque complicité.
Donc, la culture nationale (comme la culture populaire, qui s’y identifie pour une part) mérite nos efforts. S’inquiéter des vicissitudes de la mémoire collective, du péril de la langue, de la qualité de l’école, pour tout dire de la raison commune, ce n’est pas indifférent à l’avenir de la poésie.
Aussi les Québécois d’autrefois n’avaient-ils pas tort de veiller à la sauvegarde de leurs coutumes. Certes, les temps ont bien changé. Les traditions n’ont pas toutes disparu, beaucoup d’attitudes et de modèles se transmettent encore par la médiation habituelle des relations sociales ; cependant, une grande partie du milieu culturel est devenue objet de fabrication et de manipulation. Les messages des médias, la rumeur des publicités et des propagandes ont bouleversé les héritages. Pour une...
Table des matières
- Couverture
- Les Éditions du Boréal
- Faux-titre
- Du même auteur
- Titre
- Crédits
- Dédicace
- Exergue
- Avant-propos
- I - Après la révolution tranquille
- II - La fin d’un malentendu historique
- III - Nation et politique
- IV - Un peuple, nous ?
- V - L’avenir d’une culture
- VI - Le français, une langue en exil
- VII - La crise du système scolaire
- VIII - Le déplacement de la question sociale
- IX - L’avenir d’une démocratie sociale
- X - Un dépassement nécessaire
- XI - L’intellectuel et le citoyen
- Post-scriptum
- Notes
- Quatrième de couverture