L’épinette, la Lune et le palmier
Seul celui qui comprend la Taïga comprend l’éternité
VIEIL ADAGE RUSSE
Nos ancêtres, les Celtes, nous ont légué bien des images. Les astres, les animaux, les arbres, les hommes, tout fut, un jour ou l’autre, en un lieu en un autre, lié dans une sorte de poésie universelle célébrant la grande unité du Monde. En cela, les Celtes faisaient ce que tous les êtres humains, dans tous les temps et les espaces, ont naturellement fait, c’est-à-dire tisser des liens entre les choses en cultivant les ressources de l’analogie. René Descartes reconnaissait que les poètes avaient des pensées plus profondes que les philosophes. La magie de l’imagination est une réalité et, par le hasard de ses associations enthousiastes, il arrive au poète de faire jaillir et scintiller des vérités qui appartiennent au cœur de l’Univers, vérités qui, pour le moment, peut-être pour toujours, échappent à la Raison.
Nous avons d’autres ancêtres encore. Le vieux fond poétique et païen de l’Occident s’est abreuvé à bien des puits : toutes les cultures européennes s’y retrouvent. Elles appartiennent à la Méditerranée, à la Scandinavie, à l’Europe continentale, à l’Ouest comme à l’Est ; chaque culture s’est fondue dans une autre, les influences sont innombrables, immémoriales, mais combien difficiles à précisément reconstituer. Cependant les images sont perspicaces, il est des impressions indélébiles dans l’imaginaire intemporel de l’humanité.
Notre mémoire archétypale nous joue souvent des tours. Même l’être le plus froid, le plus scientifique, le plus moderne, le plus amnésique, le plus pragmatique trébuchera un jour ou l’autre sur les anciens sillons d’une humanité qui a autant pensé que fabriqué, et il se laissera prendre une seconde par la résonance d’une vieille image poétique. Cette image sortira du plus profond de lui-même, c’est-à-dire de la nuit de notre temps.
Nos ancêtres, les Celtes, furent des gens vénérables, tout comme leurs nombreux voisins. Ensemble, ils constituent ce que les Grecs appelaient les barbares, ce que les chrétiens appelleront les païens. C’était le temps des Alains, des Danéens, des Brittons, des Alamans, des Varègues, des Francs, des Berbères, des tribus caucasiennes, des nations de l’Arabie, de l’Afrique et de l’ancienne Asie. C’était aussi le temps où la Lune régnait. Et elle luisait tout autant en Amérique. Les Algonquiens étaient lunaires et ils faisaient grand cas de la Terre-Mère. Les Chikasaw vénéraient la Lune, ils en faisaient une grosse affaire. Les Séminoles lui vouaient un culte remarqué ; mais déjà les Espagnols ne partageaient en rien leurs vues.
L’humanité tourne autour du sujet de sa propre mémoire. Elle essaie d’oublier. Les vieux savoirs furent combattus, nous aimons renverser les idoles. Et la Lune a perdu du prestige au fil de notre histoire. Chez les Anciens, elle était grosse. Pour détruire les Anciens, il a bien fallu s’attaquer à la Lune et à tout ce qui gravitait autour d’elle.
Pour comprendre la Lune, il est bon d’examiner les arbres. Il sera étonnant au passant de voir apparaître l’épinette (epicéa) dans le plein cercle de la Lune. La vulgaire épinette, si ignorée, si mal-aimée, est pourtant le signe fondateur d’un code très ancien, un code qui nous fait remonter aux Celtes, eux-mêmes influencés par les peuples du Nord. Le royaume de l’épinette est une terre boréale et le savoir dont nous parlons ici, dont nous sommes les héritiers par la branche poétique de notre mémoire, est un savoir acquis et transmis par les « cultures hyperboréennes » dans des temps préchrétiens. C’est à la Lune que nous devons la reconnaissance de la nature similaire de la naissance et de la mort. La Lune, en ce sens, est un orifice, littéralement un trou par où nous entrons en naissant, par où nous sortons en mourant. Nous sommes venus faire un tour sur terre, la vie est une boucle, une bulle, tout n’est qu’un peu de vent emprisonné dans le cercle de notre circuit vivant, la mort nous ramenant au point de la naissance. La mort est un éclatement, une crevaison, l’expiration du dernier souffle.
De là à croire à l’éternel recommencement, il n’y a qu’un petit lien à faire et le nœud est noué. La Lune représente le cercle d’origine et elle, qui est si morte, en viendra à représenter la fertilité, la renaissance et la vie en se posant comme une borne pour l’entrée des âmes, qui est la même pour leur sortie.
Dès lors, la Lune sera féminine et maternelle, elle a la rondeur du ventre de la femme « engrossée », elle est le symbole des meilleures semences. La Lune a été agricole ; elle l’a beaucoup été. Mais comme la Lune n’est pas agressive et encore moins tranchante, comme la Lune embrasse plus qu’elle ne frappe, elle n’a pas développé sa mission agricole en reniant son symbole forestier. La Lune, qui est douce comme tout, n’avait pas besoin de mépriser le bois pour honorer ses champs. Elle éclaire l’un et l’autre avec la même délicatesse.
Lorsque la terre est notre mère, nous célébrons les vertus de la Terre-Mère. Presque toutes les cultures amérindiennes l’ont fait ; la Lune est une grand-mère. Autrefois, cette grand-mère chassait, elle était une Grande Déesse, une Déesse-Mère, mais une mère chasseresse. Il nous en est resté Artémis, ou Diane. Lorsque l’Univers se composait au féminin, alors le féminin devait tout faire.
Cette déesse était aussi à l’aise aux bois qu’aux champs. La Lune en effet est barbare. L’efficacité barbare est une chose qui se vérifie. Dans les forêts fondatrices, immenses et sans limite, la Lune est une porte par laquelle nous entrons et sortons. La Lune donnait son plein sens à la nuit, elle était plus importante que le Soleil.
Voilà pourquoi les destructeurs modernes de la forêt détruiront aussi la Lune. Ils détruiront la nuit. Tout doit être clair pour la Raison. Les Lumières lèvent tous les voiles. De clairière en clairière, la terre se dénude de son propre couvert. Dans les jardins impériaux, on tond l’interminable pelouse, on ne rêve plus un brin.
La Lune était la porte de la vie et de la mort.
Au pas de cette porte, les Nordiques anciens ont placé des conifères. Ils ont consacré l’épinette à la Lune, imaginez. Ils ont choisi de la lier à la porte d’entrée. Voilà pourquoi l’épinette est un arbre premier, un arbre consacré à la naissance et à la chance du nouveau-né. Avec lui, son frère le sapin. (D’où la tradition du sapin au solstice de la nouvelle année, transposé intégralement en symbole chrétien de la naissance du Christ.)
Les berceaux des bébés païens, dans l’Europe très ancienne, étaient construits en bois d’épinette et l’on fouettait ses parois avec des branches de sapin afin de protéger l’élan original de la vie nouvelle. Les Anciens ont aussi consacré l’if à la Lune. Mais celui-ci garde les portes de la mort. Car il faut bien fermer le cercle.
L’épinette est la force de la vie, c’est l’élan vital. Le nouveau-né est une nouvelle lune. Sur les murs des pouponnières, une aquarelle représentant une épinette solitaire portera chance aux bébés. Mais la vie, même si belle et bonne, épuisera la ligne circulaire de son complet parcours. À la fin, au retour, à l’arrivée, à la sortie, la vie qui se prépare à mourir, qui est morte déjà, trouvera un autre conifère, l’if. Par l’épinette et par l’if, la Lune est fidèle à nos deux rendez-vous : elle est gardienne du berceau, elle est gardienne du tombeau. Par respect pour la Lune, ne faites jamais un cimetière sans y planter un if. Ce dernier a pour proches cousins le pin, la pruche, le thuya, le mélèze et le cyprès.
Les animaux de l’épinette sont le lièvre et le chevreuil. C’est par son accointance avec les forêts de conifères que le lièvre prend une si grande importance dans la symbolique lunaire. Nous ne saurions ni commenter ni épuiser son rôle. Il est fondateur et ludique. Le lièvre était peut-être pour les Celtes ce que le carcajou était aux Algonquiens. Cet animal n’est pas un animal. Le monde dans lequel nous vivons résulte de son jeu et de ses cabrioles. Par ses frasques et ses tours, il finit par faire le tour du monde. En faire le tour, c’est le créer.
Reste le chevreuil. Il est dans les bois des chevreuils blancs, petites biches ou mâles impressionnants, dont on sait tous qu’ils sont des âmes et des esprits. Les druides anciens ont reconnu que le chevreuil était le symbole de la résurrection. Tous les chevreuils sont des esprits réincarnés pour le service de notre espoir et de notre immortalité. À la fin, le cerf blanc, la biche, le daim, les chevreuils et « chevreux » de tout acabit seront des animaux mystérieux, des animaux emblématiques du mystère. Le chevreuil appartient à l’épinette et souvent au pommier, les arbres de l’espoir. Ainsi, le chevreuil et la pomme, la Lune et l’épinette ont des parentés et des résonances poétiques très profondes et très anciennes. Tuer le chevreuil, c’est se tuer soi-même.
L’appâter avec des pommes est d’une troublante ironie. Chasser le chevreuil avec des chiens sera l’affaire de la raison et la symbolique de la chasse à courre marque dans les faits la trahison des grands secrets des sages et des druides. L’âme du chevreuil appartient à la nuit et la Lune est le soleil de la nuit. Tirer sur le chevreuil, c’est comme viser la Lune en plein cœur. La raison a des cibles que le sacré ne connaît pas.
Le vieux fond boréal de notre culture a toujours été ignoré au profit de nos origines méridionales et méditerranéennes. Mais là encore, nous pensons avoir oublié ce qui, dans le fond, est inoubliable. Car la nuit, la lune luit partout. Dans ce partout où l’épinette nordique n’est pas toujours, les sages du Sud ont su faire sans lui en lui trouvant un frère pouvant remplir son rôle. Il se trouve que le palmier est l’épinette des pays du Sud. Il y joue le même rôle en regard de la naissance et de la mort, de l’espoir et du désespoir. Les arbres changent, les animaux ne sont pas les mêmes, mais les intentions demeurent. Le palmier est donc l’arbre de la Lune, au même titre que l’épinette.
Le palmier est l’arbre de la vie, de l’eau, du sel. Il est l’ombre bienveillante et nécessaire. En ces pays nombreux où le Soleil est roi, en ces pays où le Soleil a tout le ciel pour lui, le palmier est le conciliateur des âmes. Camus insiste sur le fait que nous ne pouvons pas regarder le Soleil en pleine face. Le Soleil est inhumain. Littéralement, il brûle. Il désertifie. Le palmier est l’arbre de la naissance et de la vie parce qu’il dompte le Soleil assassin. Le palmier n’a que la Lune pour le guérir de ses combats du jour. L’humanité a combattu le Grand Chaud comme le Grand Froid. Sous les palmiers, les humains prirent racine. Pour que la nuit porte conseil, nous nous rassemblons sous les palmiers. Le palmier est un puits d’idées, une source. Il est le bruit du vent, il rend la lumière non seulement supportable mais encore inspirante.
Le palmier a aussi ses arbres cousins, ses animaux fondateurs, ses parentés poétiques complexes. Et l’être humain de reconnaître qu’il ne serait rien sans lui, sans ses rapports avec la Lune et la nuit.
Il est extrêmement curieux de réfléchir à ces choses à partir d’un pays qui est pour ainsi dire le royaume des épinettes. À partir d’un pays dont les habitants actuels ne font que rêver de palmiers. Cependant, la méprise est totale. L’habitant ne se souvient de rien. L’épinette est un arbre désormais méprisé, il attire les mouches, il est laid. Plus personne ne sait sa valeur, personne ne sait que la Lune a un penchant boréal et que l’épinette est son arbre béni. Et le palmier dont nous rêvons est associé au soleil. Ce qui est un comble.
Si un jour je vais en Floride, ce sera pour sa Lune. La Lune de la Floride console ses palmiers pendant la nuit. Là, je ferai la boucle entre l’épinette et son frère, le palmier. Je ne ferai qu’aller et revenir, dans un mouvement qui n’est pas s’en rappeler le croissant de la Lune. Ce mouvement est fait pour se balancer, c’est-à-dire pour se bercer. Voilà la mesure de notre liberté.
Résumons. L’épinette est un arbre femelle qui encore, en Grèce, était consacré à Artémis, la Déesse-Lune qui préside à l’enfantement. C’est la nativité.
Le palmier était l’arbre sacré de la naissance en Égypte, en Arabie, en Babylonie et en Phénicie. À Chibougamau déjà, là où commence la taïga, nous entrons au royaume de la Lune. Nous sommes aux portes de la Lune et nous ne le savons pas. La Lune n’est pas, comme le disait Cocteau, le soleil des statues. La Lune est le soleil de l’intervalle. Le soleil ne brille qu’un jour, mais la nuit, elle, est éternelle.
Le mariage de l’épinette et du palmier se fait sous l’éclairage de la Lune. Celle-ci est bel et bien le plus gros satellite de communication qui soit, le plus ancien, le plus durable. Il médiatise les émotions les plus universelles que nous connaissons. L’Intermezzo lyrique de Henri Heine nous parle « d’un sapin du Nord qui rêve dans la neige et les brumes à un palmier d’Orient… Et le palmier à son tour languit dans le silence d’une solitude écrasée de soleil… peut-être le palmier fut-il jadis sapin dans les forêts du Nord, peut-être le sapin fut-il un jour palmier dans la lumière… » Vladimir Jankélévitch parle de l’ailleurs qui est toujours en nous. Nous sommes tous des exilés.
L’unité du monde se forge à coup de nostalgie et de liberté. La mélancolie naturelle de notre condition est une douce conseillère. Qu’est l’épinette devenue au royaume de la Raison ? Une masse de copeaux. Qu’est le palmier devenu, sinon un symbole de vacances ? Que devient la Lune dans un monde illuminé qui ne sait plus la voir ? Et que ferions-nous d’une Déesse, nous qui venons de tuer Dieu ?

