Première partie
DÉCONSTRUIRE CERTAINS MYTHES TENACES
CHAPITRE PREMIER
La dérive et l’impasse du développement durable
Lucie Sauvé
CONSTATANT L’INVASION DU DÉVELOPPEMENT durable dans le discours de chercheurs du secteur agronomique en France, Jean-Paul Gachet pose la question suivante : « Peut-on penser juste avec des idées fausses et des concepts chewingomesques ? » Au Québec, suivant la tendance internationale, le développement durable se retrouve désormais au cœur de la politique scientifique et justifie la promotion d’une « économie du savoir ». À travers leurs politiques institutionnelles, les universités font désormais le vœu de développement durable, alors que nos institutions d’enseignement et de recherche devraient plutôt s’attarder à mettre en œuvre une vigile critique à l’égard des courants sociaux dominants. Sous l’impulsion de l’ONU et avec le support de l’UNESCO, le développement durable s’immisce à tous les niveaux de nos systèmes d’enseignement, depuis l’école primaire jusqu’aux études supérieures. Nous sommes ainsi actuellement en pleine Décennie de l’éducation pour le développement durable (2005-2014) : il est demandé qu’à l’échelle de la planète entière, peu importe les cultures de référence et les différentes visions du monde portées par les peuples, l’éducation formelle se donne la mission centrale de contribuer à la promotion du développement durable.
C’est à titre de chercheure en éducation, de formatrice d’éducateurs et de responsable de nombreux projets d’éducation relative à l’environnement tant en milieu scolaire qu’en contexte d’éducation populaire ou communautaire, que je m’inquiète fortement du caractère hégémonique de la prescription politique du « développement durable », et que je déplore la posture a-critique des promoteurs de ce projet de civilisation planétaire.
Mon propos pourra certes paraître sévère. Surtout pour ceux qui se servent de l’argument du développement durable comme d’un levier de changement et qui réussissent des percées importantes dans les milieux de l’entreprise et de la gestion des affaires publiques. Je tiens à exprimer tout mon respect pour leur travail engagé et leurs avancées en ce qui a trait à la prise en compte des questions socio-écologiques dans la sphère politico-économique. Mais ils conviendront sans doute eux-mêmes que leur rapport au concept de développement durable est de l’ordre de la stratégie plutôt que de la conviction. Ce qu’ils retiennent généralement de la proposition du développement durable, c’est l’idée de contribuer à la « durabilité » ou « viabilité » de l’environnement et de « développer » l’éducation, la santé, la résilience, la sécurité, l’emploi, la participation, la démocratie, la paix, la dignité, l’équité, la culture (selon l’enquête réalisée par Kates et ses collaborateurs en 2005) : une mosaïque des meilleures intentions du monde qu’on tente d’intégrer entre elles et qu’on accepte de rassembler sous le vocable de « développement durable » au nom d’un « consensus international » et dans un souci de « rester dans la parade » – légitimité et financement obligent. Rarement prend-on conscience qu’on aurait pu les rassembler mieux encore dans des cadres de référence témoignant d’autres visions du monde (non dualistes – société/nature), d’autres rapports à l’environnement, d’autres conceptions de l’articulation entre société et économie.
Comme toute construction sociale, le concept de développement durable a émergé d’un contexte historique particulier, il est porté par un certain air du temps, il s’installe au cœur de tensions, il devient une « chose » acquise dont on oublie la genèse, il sert des intérêts spécifiques mais se présente comme une valeur consensuelle. Ses promoteurs font valoir son statut heuristique (c’est un « chemin » ou un « pont » vers un nouveau monde), mais en même temps, ils confondent ce concept avec un principe universel et insistent sur son institutionnalisation. D’une proposition, on passe à une norme, à une prescription : c’est désormais LE chemin, LE pont, et c’est finalement la destination. Le concept de développement durable correspond à la construction sociale d’un projet salvateur, une bouée au cœur de la crise de la sécurité qui caractérise actuellement nos sociétés, mais il semble que l’on confonde moyen, sens et finalité. La promotion du développement durable consacre ainsi une équivoque, une méprise sans précédent, en confondant un programme politico-économique (promu par certains types d’acteurs sociaux) et un projet de société, voire un projet de civilisation. Dans les paragraphes qui suivent , j’exposerai quelques éléments d’analyse qui permettent de cerner différents aspects de la problématique du développement durable, désormais proposé comme pivot d’un projet éducatif mondial et comme finalité de la trajectoire de notre humanité.
Problématique conceptuelle
Le schème conceptuel du développement durable traduit une cosmologie (ou vision du monde) particulière, le plus souvent illustrée par trois cercles distincts mais interpénétrés : économie, société, environnement. L’économie – dont il faut stimuler la croissance – est ici conçue comme une entité autonome, ayant son existence et sa dynamique propre en dehors de la société ; elle est ainsi sans nom, sans visage, sans responsabilité ; elle conditionne les rapports entre société et environnement. Une telle conception, présentée comme allant de soi, traduit certes la réalité actuelle d’une économie virtuelle et dominante, mais doit-on pour autant consentir à une telle fatalité ? Ne faut-il pas au contraire travailler à réintégrer l’économie dans la société, comme l’une des sphères de l’activité humaine ? Par ailleurs, dans une telle cosmologie, l’environnement est restreint à un ensemble de ressources qu’il faut utiliser de façon « rationnelle » pour ne pas épuiser les « stocks » et « services », ce qui nuirait à la durabilité de l’activité économique. Or, comme le signale Wolfgang Sachs, quand une chose devient une ressource, un capital (« capital naturel »), elle perd sa valeur en elle-même, elle perd toute autre valeur que celle d’être utilisée ou exploitée. Enfin, en interaction avec un environnement ressource, la société est elle-même rétrécie à une fonction de production et de consommation ; elle devient un capital pour le développement (capital humain, capital social). Atrophiant la nature (« stocks » de poissons ou de matière ligneuse par exemple), le concept de développement durable atrophie également la « nature humaine » (main-d’œuvre et flux de consommation).
Plus récemment, les théoriciens du développement durable se sont aperçus d’un oubli… Ils ont alors ajouté le cercle de la culture, ou encore ils ont placé celle-ci en toile de fond, comme un contexte dont il faut tenir compte pour mieux implanter la monoculture du développement durable. Pour compléter le tableau, d’autres « penseurs » ont enfin ajouté une cinquième sphère, celle de la politique. Ainsi dépossédée de sa culture et des sphères de pouvoir que sont l’économie et la politique, la société ne se réduit-elle pas à une main-d’œuvre docile, à un troupeau de consommateurs, composé de patients dans les hôpitaux, de « clients » dans les écoles et les centres commerciaux, de spectateurs de produits culturels ? Une telle représentation globale est pourtant désormais proposée comme une avancée, comme une façon plus ri-che de concevoir notre humanité et son rapport au monde.
Les trois sphères interpénétrées de l’économie, de l’environnement et de la société s’inscrivent dans une dynamique de développement. Or si le terme développement implique l’idée d’une trajectoire, l’expression développement durable ne spécifie ni l’objet ni le sens de cette trajectoire. Le plus souvent, l’analyse sommaire du discours montre qu’il s’agit de développement économique (uniquement ou prioritairement), de croissance soutenue. On a souvent souligné qu’en ce sens, l’expression développement durable devient un oxymoron.
Paradoxalement, c’est précisément son flou conceptuel qui fait la force (ou la faille selon les points de vue) du développement durable, puisqu’il devient passe-partout. Selon Kates et ses collaborateurs, ce flou favorise sa résonance avec divers autres cadres conceptuels et stimule la créativité pour lui donner un sens. L’observation de McPeck au sujet de la pensée critique pourrait fort bien s’appliquer au développement durable : « Très souvent, en ce qui concerne de telles questions, le degré d’approbation diminue en proportion inverse de la clarté avec laquelle elles sont perçues . » Autrement dit, plus elles sont clairement comprises, moins elles font l’objet d’approbation .
De nombreux auteurs – philosophes, sociologues, économistes, politologues, éducateurs, agronomes, etc. – ont contribué à la critique du développement durable. Mentionnons entre autres Gilbert Rist, Wolfgang Sach, Enrique Leff, Jean-Paul Gachet, Serge Latouche, Agha Khan. Ces analyses convergent : le développement durable est un cadre de référence, un moule à penser beaucoup trop étroit (voire déformant) pour en faire un projet de société et encore moins, un projet éducatif.
Problématique théorique
Le cadre théorique du développement durable reste pauvre et quand on cherche à l’enrichir, on lui associe des éléments qui ne lui sont pas spécifiques, des élément...