Ambre Fourrier
LE REVENU DE BASE EN QUESTION
De l’impôt négatif au revenu de transition
Coordination éditoriale: David Murray
Maquette de la couverture: Catherine D’Amours, Nouvelle Administration
Illustrations de la couverture: Jolin Masson
Typographie et mise en pages: Yolande Martel
Adaptation numérique: Studio C1C4
© Les Éditions Écosociété, 2019
ISBN 978-2-89719-550-2 (papier)
ISBN 978-2-89719-490-1 (ePub)
Dépôt légal: 2e trimestre 2019
Les Éditions Écosociété reconnaissent l’appui financier du gouvernement du Canada et remercient la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) et le Conseil des arts du Canada de leur soutien.
Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.
Introduction
Le «revenu de base» et ses multiples visages
«UN REVENU VERSÉ par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contreparties.» Telle est la définition générique que l’on donne généralement du «revenu de base». On parle aussi à son propos de «revenu universel», de «revenu minimum garanti», d’«allocation universelle» ou encore de «revenu d’existence». Et il semble que nous en parlions plus que jamais! Ces dernières années, le sujet fait régulièrement les manchettes et est l’objet d’une attention soutenue de la part de plusieurs observateurs et personnalités politiques, autant à gauche qu’à droite du spectre politique.
Même si nous ne pouvons pas encore parler de généralisation des initiatives de revenu de base – certains, dont les Suisses en 2016, ayant même rejeté lors d’un référendum l’idée d’un «revenu de base inconditionnel» –, plusieurs instances politiques s’apprêtent à tenter l’expérience ou sont en cours d’expérimentation. Outre le cas souvent cité de la Finlande, mentionnons le gouvernement ontarien qui a inscrit dans son budget 2016 l’idée de lancer un projet pilote de revenu minimum garanti «afin de lutter contre la pauvreté» – expérience mise sur la glace sitôt l’arrivée au pouvoir du conservateur Doug Ford à l’été 2018 et qui prit ainsi fin définitivement en mars 2019. Au Québec, alors qu’il était ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale dans le gouvernement libéral de Philippe Couillard, François Blais a été chargé de mettre en place un comité d’experts pour réfléchir sur la question, alors que plusieurs associations «de lutte contre la pauvreté» se positionnent déjà depuis longtemps en faveur de l’instauration d’un revenu minimum garanti. En France, le candidat du Parti socialiste lors des présidentielles de 2017, Benoît Hamon, a fait du «revenu de base» l’une des pièces maîtresses de sa campagne électorale, et on ne compte plus à travers l’Europe les exemples de municipalités et régions où l’on envisage d’implanter des projets pilotes en la matière. En fait, un peu partout, des groupes de pression en faveur de cette idée fourbissent leurs arguments. On retrouve par exemple en France le Mouvement français pour un revenu de base (lancé en 2013), qui vise à faire la promotion de cette politique par le biais de nombreuses publications et l’organisation d’événements de sensibilisation. À l’échelle mondiale, le think tank BIEN (Basic Income Earth Network), anciennement nommé collectif Charles Fourier (mis sur pied en 1987), regroupe de nombreux chercheurs qui plaident en faveur de l’instauration d’un «revenu de base», en particulier au sein de l’Europe.
Le succès actuel de cette idée a de quoi surprendre. Rares en effet sont les mesures de politique sociale qui semblent faire autant l’unanimité. Mais que cache réellement ce semblant d’unanimisme. Déjà en 1993, le Conseil canadien du développement social parlait de «l’attraction schizophrénique» suscitée par le «revenu minimum garanti», car ce dernier était défendu à la fois par des organisations conservatrices et progressistes. Aujourd’hui, le revenu de base intéresse aussi bien les milieux libertariens de la Silicon Valley que les mouvements politiques conservateurs ou les partis politiques «chrétiens» qui défendent le droit à la vie. Mais il bénéficie également de solides appuis au sein de la gauche social-démocrate, et séduit même une gauche plus radicale, foncièrement anticapitaliste. Par ailleurs, on retrouve des organisations prônant l’instauration d’un revenu de base au cœur des manifestations altermondialistes récentes, telles «Nuit debout» en France ou le Forum social mondial (FSM). Comment une telle convergence d’opinions est-elle possible entre des acteurs politiques aux projets si différents, voire opposés? Le revenu de base serait-il le remède miracle à tous les problèmes que rencontrent nos sociétés? C’est un peu l’impression qui s’impose quand on écoute ou lit les principaux arguments en faveur de cette politique publique. Ses défenseurs lui prêtent en effet à la fois la capacité à résoudre la crise du chômage, à réduire la pauvreté, à combler les déficits des systèmes de sécurité sociale, à lutter contre la récession, à stopper la montée des inégalités, etc. Bref, le revenu de base fait figure de panacée politico-économique!
Mais qu’en est-il vraiment? Cette idée en apparence simple peut-elle vraiment résoudre à elle seule tous ces problèmes complexes? Ne risque-t-on pas ici de sombrer dans une forme de «pensée magique»? Et d’abord, les promoteurs du «revenu de base» parlent-ils bien tous de la même chose? À quoi renvoie exactement cette notion? La diversité des appellations qu’on associe au «revenu de base» n’est-elle pas un indice que des projets bien différents se cachent en fait derrière cette unanimité apparente? Comme le suggère le titre d’un article de référence sur le sujet, le revenu de base n’a-t-il pas en réalité de multiples visages? Quels sont dans ce cas ces visages que masque la notion de «revenu de base»? S’il y a bel et bien une diversité de projets, quels sont les principaux enjeux politiques et économiques liés à ces projets? Olli Kangas, directeur de recherche de l’Institut finlandais de protection sociale (Kela) nous met en garde: «Parler d’instaurer un revenu garanti sans préciser ce que l’on entend par là, revient à discuter de l’adoption d’un félin sans dire si on pense à un chaton ou à un tigre.» Comment alors distinguer un «chat» d’un «tigre» en matière de «revenu de base»? Quels sont, en définitive, les principaux enjeux sur le plan politique soulevés par les différentes propositions de revenu de base? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans ce livre.
Une proposition politique à démystifier
Pour y répondre, nous allons dans un premier temps (chapitre 1) tenter de définir ce qu’est le «revenu de base», en nous appuyant sur les différentes définitions qui ont été élaborées au cours des dernières décennies. Cet exercice aura pour principale vertu de faire voler en éclats l’unité apparente des projets formulés sous cette appellation. Nous verrons qu’il n’y a pas un mais plusieurs revenus de base. Cette idée relativement simple présente en réalité de multiples visages et renvoie à plusieurs dimensions, souvent contradictoires, qui peuvent faire l’objet de toutes sortes de combinaisons. Nous en donnerons un aperçu aussi complet et rigoureux que possible, en essayant de ne pas perdre le lecteur ...