CHAPITRE 1
RĂȘver de fourrures
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Dans la peau de Radisson
Lors de ce voyage, Radisson et Des Groseilliers ont plongĂ© dans lâinconnu : nouveau territoire, rencontre de nouvelles nations autochtones et nouvelle alliance avec elles. Leur capacitĂ© dâanticipation a Ă©tĂ© constamment sollicitĂ©e. Le lecteur pourra faire une expĂ©rience similaire Ă compter du chapitre 2, en cherchant Ă identifier le sens dâune phrase extraite du chapitre quâil va lire, Ă partir de trois suggestions. Le lecteur saura sâil a vu juste en relisant cette phrase imprimĂ©e en caractĂšre gras dans le chapitre qui suit.
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Le 10 juin 1659
Ce premier jour dâĂ©tĂ© resplendissant redonne espoir aux habitants de Trois-RiviĂšres. Les hommes ont quittĂ© la sĂ©curitĂ© de la haute palissade de pieux qui entoure le minuscule village pour sarcler la future rĂ©colte de blĂ© qui relĂšve la tĂȘte aprĂšs le maussade printemps. Les champs quâils ont semĂ©s sont situĂ©s prĂšs du fort pour Ă©viter de tomber dans une embuscade iroquoise, la hantise de tous. Mais le soleil ardent fait fondre leur peur comme elle fait exploser les blĂ©s, au point de laisser loin derriĂšre eux les fusils quâils gardent habituellement Ă portĂ©e de la main.
Radisson met lâĂ©paule Ă la roue en attendant de pouvoir partir en voyage de traite. Au moment de casser la croĂ»te, il quitte ses compagnons, car le pĂšre Ragueneau lâa convoquĂ© au village. Du balcon de la grande maison de la Compagnie de JĂ©sus, le jĂ©suite lui tend les bras en le voyant approcher.
â Entre ! lui lance-t-il avec enthousiasme quand Radisson atteint sa porte. Jâai de bonnes nouvelles Ă tâapprendre, et de la bonne eau fraĂźche pour toi !
La gaietĂ© de lâaccueil surprend Radisson qui nâa guĂšre frĂ©quentĂ© le jĂ©suite depuis leur retour en catastrophe du pays des Iroquois, deux ans plus tĂŽt. Ragueneau est restĂ© discret depuis le cuisant Ă©chec de la mission que les jĂ©suites avaient eu lâaudace de fonder lĂ -bas. Il est volubile aujourdâhui.
â Prends ma chaise, cher Radisson, ne te gĂȘne pas. Je suis tellement content de te voir ! Il nous arrive des choses extraordinairesâŠ
Le jeune homme arbore son sourire habituel en sâassoyant dans la seule chaise rembourrĂ©e de la maison, que Ragueneau se rĂ©serve de coutume. La bonne humeur de son ancien patron lui semble suspecte alors que Trois-RiviĂšres et toute la colonie traversent une pĂ©riode difficile. Le jĂ©suite lui verse de lâeau claire tirĂ©e dâune cruche de grĂšs suintante posĂ©e sur la table.
â Un Ă©vĂȘque nous est enfin arrivĂ© ! Je ne peux tâexprimer la joie que je ressens, car il y a longtemps que nous lâattendions. Il se nomme François de Montmorency Laval. Sa famille est de haute noblesse et câest un homme dâune grande piĂ©tĂ©. Comme câest nous qui lâavons formĂ©, il appuiera certainement nos projets.
â Je suis bien content pour vous, acquiesce Radisson.
Le jeune Français a conservĂ© de lâestime pour ce missionnaire coriace et entreprenant. Il doute cependant que ce soit pour lui annoncer cette nouvelle que Ragueneau lâa priĂ© de venir en lâabsence de Des Groseilliers, parti Ă MontrĂ©al.
â Tu te souviens de ce que je tâai dit lâan dernier ? Que le revers de notre mission iroquoise ne pourrait freiner longtemps notre action ? Eh bien, lâarrivĂ©e de cet Ă©vĂȘque est le tournant que jâattendais ! Cet homme va remettre notre compagnie en selle et toute la colonie avec ! Tu verras. Il fera des miracles !
Radisson connaßt le talent de manipulateur du pÚre Ragueneau et des jésuites en général. Aussi attend-il en silence que son hÎte aborde le sujet véritable de leur rencontre.
â Je vois que cette nouvelle te laisse plutĂŽt froid⊠Tu devrais pourtant tâen rĂ©jouir, je tâassure !
Ragueneau observe le jeune Radisson qui a gagnĂ© en assurance depuis leur aventure commune au pays des Iroquois. Il lâavait pris spontanĂ©ment en amitiĂ© pour lâĂ©vidente vivacitĂ© de son intelligence, pour sa maturitĂ©, sa force et sa perspicacitĂ©.
â OĂč voulez-vous en venir, mon pĂšre ? demande Radisson.
Ragueneau nâest pas surpris que son introduction soit tombĂ©e Ă plat. Il sây Ă©tait prĂ©parĂ© et dĂ©cide dâaller droit au but.
â Câest vrai que lâarrivĂ©e de lâĂ©vĂȘque nâest pas le vĂ©ritable motif de ta prĂ©sence ici, avoue-t-il. Je voulais te parler seul Ă seul dâun sujet dĂ©licat.
Radisson se doutait que lâabsence de Des Groseilliers Ă©tait pour quelque chose dans ce rendez-vous.
â Nous nous connaissons suffisamment pour que je mâadresse Ă toi franchement, nâest-ce pas ? Jâaimerais regagner ta confiance, Radisson, celle que tu mâas accordĂ©e pendant longtemps et que je tâaccordais en retour. Nous avons accompli de grandes choses ensemble, surmontĂ© de rudes Ă©preuves et sauvĂ© des vies. Tu sais que jâai un grand respect pour tes capacitĂ©sâŠ
Radisson ne rĂ©pond pas Ă ces flatteries mĂȘme sâil sait son hĂŽte sincĂšre. Ragueneau le fixe droit dans les yeux comme un fĂ©lin observe sa proie. Radisson se mĂ©fie.
â Je dois dâabord te rĂ©vĂ©ler un secret qui ne te plaira pas. Nous savons, mĂȘme si MĂ©dard et toi avez tout fait pour le cacher, que vous prĂ©parez une expĂ©dition de traite de fourrures dans les Grands Lacs.
Le jĂ©suite marque une pause pour observer la rĂ©action de son interlocuteur, quâil sent dĂ©sarçonnĂ©. Comment Ragueneau a-t-il fait pour obtenir cette information que personne nâest censĂ© connaĂźtre ? Dans un tout petit village comme Trois-RiviĂšres, tout finit par se savoir.
â Qui vous a racontĂ© ces mensonges ? demande Radisson avec maladresse.
â Sois bon joueur et avoue que câest vrai. Il sâagit dâune solide dĂ©duction qui repose sur des informations confirmĂ©es ! Je peux mĂȘme te dire que Des Groseilliers fera chou blanc Ă MontrĂ©al, oĂč nous avons dĂ©jĂ interrogĂ© les deux Hurons quâil est allĂ© rencontrer. Ce sont dâanciens prisonniers des Iroquois, qui se sont Ă©vadĂ©s et qui dĂ©sirent retourner auprĂšs de leur famille, dans une rĂ©gion des Grands Lacs que Des Groseilliers a explorĂ©e. Mais les MontrĂ©alais veulent garder ces Hurons pour eux. Ton cher beau-frĂšre, que tu aimes tant, nâobtiendra lĂ -bas quâune seule information, que nous connaissons dĂ©jĂ : les Iroquois se prĂ©parent Ă nous attaquer. Par consĂ©quent, la voie vers les Grands Lacs est bloquĂ©e. Votre projet est vouĂ© Ă lâĂ©chec.
Radisson se braque en son for intĂ©rieur. Des Groseilliers affirme au contraire que la route des Grands Lacs est la seule qui permet de faire une traite de fourrures considĂ©rable. Selon lui, il nây a pas dâautre option, malgrĂ© les dangers quâelle comporte.
â Nos projets ne vous regardent pas⊠Si câest pour me raconter des fredaines pareilles que vous mâavez convoquĂ©, vous perdez votre temps.
â Ne tâimpatiente pas, Radisson. Jâai une proposition Ă te faire. Nous savons quâil existe plusieurs voies de passage pour atteindre un territoire trĂšs riche en castors. Celui quâhabitent les Cristinos. Des guides indiens que nous avons rencontrĂ©s, en qui nous avons pleine confiance, vont nous y conduire. Et nous nâaurons pas Ă faire le dĂ©tour suicidaire par les Grands Lacs ! Nous nous rendrons direc...