CHAPITRE 1
Des débuts à la Révolution tranquille
Les débuts modestes
Avant la fin des années 1960, le comique au cinéma québécois se résume à peu de choses. Au cours de la première moitié du XXe siècle, on parle particulièrement de productions étrangères qui sont traduites à l’aide d’intertitres en français québécois. En fait, il serait beaucoup plus juste de parler d’adaptation. Le Bureau de la censure est si sévère et exigeant qu’on assiste à « un cinéma fait à l’étranger, mais commenté par un bonimenteur local, et amputé localement de toutes parts, si bien que le film vu par le public indigène n’a souvent plus grand-chose à voir avec l’histoire construite par les premières instances responsables de sa production ».
Le bonimenteur, appelé aussi conférencier, accompagne le film muet de ses explications et commentaires jusque dans les années 1920. Issu le plus souvent du théâtre, le bonimenteur peut aller plus loin que la seule description, en étant émotif, dramatique et drôle. Ainsi, un bonimenteur se donnait parfois la liberté de faire d’un drame une comédie et de sa conférence, un monologue comique. Soulignons que les films étaient projetés justement dans des salles où l’on pouvait présenter des spectacles composés notamment de monologues et de chansons.
Du côté du cinéma gouvernemental – celui produit par les ministères de l’Agriculture et de la Colonisation ainsi que par le Service provincial d’hygiène avant les années 1940 et la création du Service de Ciné-photographie –, on fait aussi appel à une sorte de bonimenteur pour commenter les images, ceci dit plus conférencier et didacticien qu’animateur ou comédien. Cinéma d’éducation populaire oblige, ces ciné-conférenciers, parfois employés des ministères, sinon engagés à titre d’experts, se permettent occasionnellement des remarques comiques pour divertir les publics. On ne dispose hélas que de très rares traces historiques du phénomène. Toutefois, on peut aisément déduire que ces remarques pouvaient être le fruit de l’imagination du conférencier ou encore s’appuyer sur les images filmiques qui, parfois, présentaient des événements de nature comique.
Dans En pays neufs : un documentaire sur l’Abitibi (1937) de Maurice Proulx, le cinéaste suit l’évolution, sur une période de trois ans, de l’une des premières colonies d’Abitibi, à Sainte-Anne-de-Roquemaure. Commandé par le ministère de la Colonisation, ce film visait à convaincre les familles des colons et d’autres habitants des régions rurales du Québec de partir s’établir en colonie. Maurice Proulx montre, à un certain moment, une petite ferme familiale à Roquemaure. Devant le poulailler, un gamin en couche nourrit les volailles tout en faisant semblant de fumer la pipe. On peut très bien imaginer qu’une telle scène, émouvante, suscita quelques rires dans l’assistance. D’ailleurs, l’abbé Proulx avoua plus tard qu’il aimait capter le visage et les manières des enfants dans ses films afin de faire sourire les spectateurs.
Le premier véritable film de fiction québécois est le moyen métrage Oh ! Oh ! Jean (1922), un slapstick réalisé par Joseph-Arthur Homier, un photographe et dramaturge. La seconde comédie québécoise, et aussi le premier film de fiction en couleur parlant, est un court métrage de Gratien Gélinas, une parodie de La dame aux camélias présentée lors de la revue 1943 des Fridolinades : La dame aux camélias, la vraie (1942). Le titre déjà annonçait l’imposture volontaire. Gélinas y interprète Armand Duval, alors que Juliette Béliveau y tient le rôle de Marguerite Gautier, la dame aux camélias. La production de ce film relevait de la folie. L’équipe de production ne connaît presque rien au tournage d’un film de fiction et devait faire le montage elle-même.
Mais c’est aussi ce qui caractérise le cinéma québécois jusqu’à la fin des années 1950 : ces cinéastes – si tant est que l’on puisse leur accorder une telle étiquette professionnelle –, autodidactes, impressionnent par leur ingéniosité et leur capacité à tout faire (direction photo, réalisation, sonorisation, montage, etc.). Par ailleurs, nombre de ces pionniers canadiens-français (du documentaire cependant) sont issus des milieux ecclésiastiques. Citons à tout hasard Maurice Proulx, mais aussi Albert Tessier, Jean-Marie Poitevin, Louis-Roger Lafleur et Jocelyne Denault, tous religieux. Ces gens ont « défriché » le septième art québécois à une époque où la scénarisation des films n’existait pratiquement pas !
Malgré des moyens rudimentaires, des connaissances minimales en cinéma, la pellicule rationnée pour l’effort de guerre, le montage et le développement du film partagés entre New York et Toronto, on parvient donc à projeter La dame aux camélias, la vraie dans les temps.
Le court métrage qui raconte l’amour d’Armand pour la dame intéressée surtout par l’argent reçoit un accueil plutôt négatif qui amènera Gélinas à le raccourcir afin de lui donner plus de rythme et moins de longueurs. Pour tant d’efforts et de soucis, il se désolera du peu de succès de ce film qui se présente comme une revanche de la culture populaire québécoise sur la culture classique française. Le comique repose sur la narration et la juxtaposition contradictoire des scènes qui l’accompagnent comme lorsque Fridolin parle de la fine cuisine parisienne en juxtaposant un plat de beans noyées dans du ketchup, et remplace de fines liqueurs par une bouteille de cream soda ou le paradis des plaisirs intellectuels par une ligne de danseuses. La fameuse dame aux camélias, décrite comme une grande beauté pleine de vertus, est évidemment moche et s’accroche aux hommes pour mieux voler leur portefeuille.
Gratien Gélinas remet son humour à l’ordre du jour avec sa pièce Tit-Coq (1948), adaptée pour le cinéma en 1952. Certes, contrairement à ses revues, il s’agit bien d’un drame, celui d’un bâtard orphelin qui, une fois revenu du front, revoit sa bien-aimée mariée à un autre homme. Toutefois, l’écriture de Gélinas ne peut, semble-t-il, priver le spectateur de rire un peu. Les expressions et les répliques d’Arthur (Tit-Coq), baptisé St-Jean parce qu’il est né sans nom de famille le jour de la Saint-Jean-Baptiste, sont parfois piquantes, railleuses, sarcastiques et imagées comme lorsqu’il se retrouve devant le commandant et l’aumônier à cause d’une échauffourée avec Jean-Paul. Ce dernier est un bon ami. « On s’est rarement sauté au coup », souligne Tit-Coq, « mais c’est la première fois qu’on se pète la gueule », fait remarquer Jean-Paul. Toute cette scène qui ouvre la pièce de Gélinas et survient immédiatement après la brève scène de bagarre dans le film est à retenir, mais nous en avons gardé quelques passages servant d’exemples. Au commandant qui lui reproche sa promptitude à cogner son ami qui l’avait importunément traité de « maudit petit bâtard », il réplique : « Les histoires de “je vas le dire à ma mère”, avec moi, ça mène pas loin. » Devant Jean-Paul qui prend son air misérable dans la perspective de manquer Noël dans sa famille, en guise de punition, Tit-Coq continue sur sa lancée sarcastique : « Que voulez-vous ? C’est pas donné à tout le monde d’être bâtard ! » Le commandant accepte finalement l’idée du padre que Tit-Coq passe les fêtes de Noël dans la famille de Jean-Paul, en échange d’un sursis. Le personnage joué par Gélinas est un peu troublé par l’idée : « J’en dis que j’ai l’air bête. Hier encore je lui cognais la fiole, et v’là qu’il m’invite à aller salir la vaisselle de sa mère ! »
Dans une autre scène, Jean-Paul écrit une lettre à Marie-Ange (« avec elle, c’est les mains sur les couvertes »), sa sœur, et l’amoureuse de Tit-Coq. Ce dernier, qui a le bras cassé, lui dicte la lettre. Jean-Paul la lit à voix haute : « Ma chère Marie-Ange, si la présente lettre est écrite avec les pieds, c’est pas ma faute vu que c’est Jean-Paul qui l’écrit à ma place. » Il ajoute à Tit-Coq : « Remarque j’ai été ben bon de suggérer moi-même de commencer comme ça. » Devant le caractère irascible de Tit-Coq, Jean-Paul écrit : « Mon plus gros embêtement, c’est que je ne peux pas gesticuler du côté droit en parlant. »
À l’inverse de Fridolin, Tit-Coq n’a rien du personnage qui fait des blagues pour faire rire et détendre l’atmosphère. C’est un être sérieux, grave, amer, irascible, indépendant, orgueilleux et taciturne. L’humour bon enfant, rieur et joyeux se retrouve plutôt chez le père de Marie-Ange (Fred Barry), qui aime badiner. Il prévient Tit-Coq : « Nous autres, on se lèche et puis on s’embrasse la parenté comme des veaux qui se tètent les oreilles jusqu’à la quatrième génération des deux bords ! » Après avoir pris un rendez-vous avec son médecin pour une soi-disant douleur aux reins, il admet que « ça va numéro un. Mais il faut que je me trouve une maladie avant le carême ; autrement la mère va se mettre après moi pour que je jeûne ». Il suggère à sa fille de revenir à la maison familiale en usant d’exagération : « On est encore capables de te faire vivre, tu sais, en se privant un peu. D’abord, ça fera seulement du bien à ta mère de manger moins. Et puis ça coûtera moins cher que d’élargir les portes à cause d’elle. » Quant à Marie-Ange, elle se morfond pendant que son promis est parti à la guerre. Sa coloc, Germaine, cherche à la raisonner, à propos du mariage avec une comparaison : « Là-bas (Hollywood), tu te trompes de train, c’est simple, tu descends à la prochaine gare. Tandis qu’ici, faut que t’endures jusqu’au terminus. » On imagine bien comment cette boutade sur l’interdiction du divorce rejoignait bien des mariages québécois. Rappelons que la Loi sur le divorce n’est adoptée, au niveau fédéral, qu’en 1968. Auparavant, on ne pouvait obtenir un divorce que par une loi d’intérêt privé au Parlement. Le couple se devait, d’abord, d’imprimer un avis d’intention auprès du gouvernement dans La Gazette du Canada ainsi que dans deux autres journaux de son district pendant six mois. La déclaration devait elle-même fournir plusieurs détails. Tant et si bien qu’on ne dénombre que cinq cas de divorce entre 1840 et 1968. Au Québec, territoire catholique, le mariage était pratiquement indissoluble.
Dans Le Gros Bill (1949), on retrouve de cet humour bon enfant et inoffensif qui traduit bien la morale conservatrice de l’époque. Par exemple, la disproportion entre Gros Bill et la tante fait sourire et quelques scènes contiennent un comique de situation, de même qu’un humour visuel et un humour dans la langue. Le curé de village (1949) est interprété par Ovila Légaré, qui demeure habile à faire rire par son jeu.
Le documentaire
En général, les années 1960 sont dominées par les documentaires et ses cinéastes phares sont des gens sérieux, tourmentés et qui parlent d’eux-mêmes et de leur génération. Il reste que l’humour n’est jamais bien loin derrière le voile sérieux. L’époque compte un nombre élevé de documentaires et il vaut la peine de se pencher sur l’humour de quelques-uns d’entre eux.
La fin des années 1950 se termine avec Les Raquetteurs (1958) de Gilles Groulx et Michel Brault. Le film précurseur du cinéma direct québécois (et français !) montre les rites lors du congrès annuel des raquetteurs à Sherbrooke. On assiste à une course en raquette plutôt inusitée puisqu’elle se déroule sur un chemin sans neige et les chutes sont pratiquement inévitables quand il s’agit d’accélérer au sprint ...