DEUXIĂME PARTIE
La vie quotidienne
Les divertissements
En Nouvelle-France, les impĂ©ratifs de la vie quotidienne ne favorisent guĂšre les rĂ©unions de parents et dâamis. DĂšs les premiĂšres heures, le colon est tiraillĂ© entre la terre et lâeau. Maintes fois, il prĂ©fĂšre lâincertitude de la course au castor Ă la stabilitĂ© de lâĂ©tablissement rural. Pourquoi ?
Lâagriculture quĂ©bĂ©coise nâest pas complĂ©mentaire de lâagriculture française. Nous produisons du blĂ©, mais la mĂ©tropole en a davantage dans ses greniers. Et sâil en Ă©tait autrement, la distance jointe aux difficultĂ©s de transport en rendrait le prix prohibitif sur les marchĂ©s europĂ©ens. La constatation est encore plus dĂ©savantageuse sâil sâagit dâĂ©levage. Autre chose : la population des villes de MontrĂ©al, QuĂ©bec et Trois-RiviĂšres est mi-urbaine, mi-rurale ; sauf les marchands et les fonctionnaires, chacun possĂšde et exploite un sol dâoĂč il tire toutes les denrĂ©es dont il a besoin. Avant le XVIIIe siĂšcle, la population des villes prĂ©citĂ©es nâest pas assez nombreuse pour crĂ©er le marchĂ© oĂč sâĂ©coulerait le surplus de la production agricole. Dâici lĂ , les produits de la terre nâont dâautre dĂ©bouchĂ© que celui de la consommation familiale.
Dans ces conjectures, la course au castor est indiscutablement plus lucrative que lâagriculture. Mieux encore, Ă lâargent sâajoute le plaisir. Dans les Hauts, il rĂšgne un climat de libertinage comme nulle part ailleurs. Ces perpĂ©tuelles pĂ©rĂ©grinations disloquent les familles. Plusieurs contrats dâengagement obligent les hommes Ă hiverner au pays des fourrures. Conscients du danger, lâĂglise et lâĂtat conjuguent leurs efforts pour retenir lâhabitant au sol. DĂšs novembre 1668, le jĂ©suite Lafitau Ă©crit que cette dĂ©sertion « est contraire au bien des habitants qui, attirĂ©s par lâespoir du profit de cette traite, abandonnent leurs terres et leurs familles pour aller chez les nations sauvages, quelquefois mĂȘme sans congĂ©, oĂč plusieurs se livrent Ă la dĂ©bauche, vivant sans rĂšgle, scandalisant les indigĂšnes⊠»
Ce dĂ©rĂšglement prendra de nouvelles proportions. Ătant Ă MontrĂ©al, le 14 juin 1684, La Hontan parle ainsi du comportement des hommes qui reviennent des Hauts :
Si ces voyageurs ont fatiguĂ© dans une si longue course, ils sâen donnent Ă cĆur joie au retour. Ceux qui sont mariĂ©s sont ordinairement plus sages ; ils vont se dĂ©lasser chez eux, et ils portent leurs profits ; mais pour les garçons, ils se plongent dans la voluptĂ© jusquâau cou. La bonne chĂšre, les femmes, le jeu, la boisson, tout y va. Tant que les castors durent, rien ne coĂ»te Ă nos marchands. Vous seriez mĂȘme Ă©tonnĂ©s de la dĂ©pense quâils font en habits. Mais la source est-elle tarie, le magasin est-il Ă©puisĂ©, adieu dentelles ; dorures, habillements, adieu lâattirail du luxe, on vend tout. De cette derniĂšre monnaie, on nĂ©gocie de nouvelles marchandises, avec cela ils se remettent en chemin, et partagent ainsi leur jeunesse entre la peine et la dĂ©bauche ; ces coureurs, en un mot, vivent comme la plupart de nos matelots dâEurope.
Tout nâest pourtant pas dit. Deux ans plus tard, le 10 novembre 1686, Jacques-RenĂ© de Brisay, marquis de Denonville et gouverneur du pays, fait part au ministre de la rĂ©cente visite pastorale de monseigneur de Saint-Vallier. « Il vous rendra compte, Ă©crit-il de QuĂ©bec, de la grande quantitĂ© de dĂ©sordres qui se font dans les bois par les malheureux libertins qui sont comme des sauvages depuis longtemps, sans avoir rien fait du tout pour la culture des terres. »
Lâhomme doit rester au foyer, coĂ»te que coĂ»te. Pour y parvenir, le meilleur moyen nâest-il pas de fermer les bois aux cĂ©libataires ? Le 20 octobre 1671, Talon en arrive Ă cette mesure radicale. DĂ©sormais, obligation Ă tout mĂąle « en Ăąge dâentrer dans le mariage de se marier 15 jours aprĂšs lâarrivĂ©e des navires qui apportent les filles sous peine dâĂȘtre privĂ© de la libertĂ© de toutes sortes de chasse, pĂȘche et traite avec les sauvages⊠» Ayant pris Ă©pouse, lâhomme accepterait plus facilement de vivre sur sa terre, ce qui favoriserait lâexpansion agricole et dĂ©mographique de la Nouvelle-France. Si sensĂ©e soit-elle, la consigne tombe trop souvent dans lâoreille dâun sourd. PrĂ©fĂ©rant la libertĂ© Ă la patrie, des coureurs de bois passent Ă la Nouvelle-Angleterre. Quatre ans plus tard, le vindicatif Frontenac nâest pas plus Ă©coutĂ© lorsquâil sâen prend aux « chasseurs qui ne servent quâĂ la destruction des colonies et non Ă leur augmentation ». Passe encore pour le peuple, mais la noblesse et la bourgeoisie sont pareillement complices dâun tel trafic. Duchesneau le confirme le 10 novembre 1679. « Ces gentilshommes, Ă©crit-il, en parlant dâofficiers et de fonctionnaires coloniaux, rĂ©solurent de sâemparer du commerce des fourrures et dây associer les fils des habitants que la nĂ©cessitĂ© contraignait Ă rechercher ailleurs que sur leurs terres Ă peine ouvertes un supplĂ©ment de ressources. » LâannĂ©e suivante, Frontenac reçoit pareille directive de Saint-Germain-en-Laye. Comme le souhaite la prose royale, il faut « exciter continuellement les habitants Ă la culture [âŠ] et les empĂȘcher de vaquer par les bois dans lâespĂ©rance dâun profit qui tend Ă la ruine de la colonie ». MĂȘme les expĂ©ditions de La Salle ne doivent pas, non plus, entraver la marche normale du dĂ©frichement et du peuplement de la Nouvelle-France. Non pas que le roi nâen reconnaisse pas la nĂ©cessitĂ©, mais, Ă©crit-il de Fontainebleau, le 5 aoĂ»t 1683, « il faut dans la suite empĂȘcher de pareilles entreprises qui ne vont quâĂ dĂ©baucher les habitants par lâexpĂ©rience du gain ». La guerre doit Ă©galement cĂ©der le pas Ă lâagriculture. En juillet 1684, une missive de Versailles est adressĂ©e au gouverneur de La Barre. Tout en approuvant lâexpĂ©dition que le gouverneur a dirigĂ©e contre les Iroquois, le roi ne dĂ©plore pas moins « que pareilles opĂ©rations doivent les dĂ©tourner [les habitants] de la culture des terres ». Constante apprĂ©hension de maints administrateurs. Si bien que ceux qui prĂ©fĂšrent la libertĂ© des bois Ă la douceur du foyer seront pourchassĂ©s comme de vulgaires criminels. Ă lâautomne de 1709, le sieur de La Noue bivouaque sur une Ăźle lorsquâil surprend et cueille « trois frĂšres habitants de ce pays coureurs de bois ». Profitant dâune distraction de leurs gardiens, les prisonniers sautent dans un canot et prennent le large. Les ayant aperçus, le sieur de Croisil les somme de rebrousser chemin sans quoi « il tirerait sur eux, si bien que ne revenant point et nâayant point de canot...