premiĂšre partie
La mise en place des grandes institutions 1961-1976
La conversation roule sur le nouveau ministĂšre. M. Lapalme en voit se dĂ©velopper lâactivitĂ© dans le cadre dâune politique gĂ©nĂ©rale de progrĂšs Ă©conomique et social. Il sait le rĂŽle que lâĂtat doit jouer et, dâabord, quâil est indispensable quâil en joue un.
Guy Frégault, Chronique des années perdues
Sâinspirant de lâexemple britannique, le Canada a crĂ©Ă© son Conseil des arts en 1957, un an aprĂšs MontrĂ©al. De son cĂŽtĂ©, la Commission royale dâenquĂȘte sur les problĂšmes constitutionnels, instituĂ©e par le premier ministre Maurice Duplessis en 1953, a recommandĂ© en 1957 que le gouvernement du QuĂ©bec ait une politique culturelle. La France sâest quant Ă elle dotĂ©e en 1959 dâun ministĂšre de la Culture, dirigĂ© par AndrĂ© Malraux. Pour sa part, le chef du Parti libĂ©ral du QuĂ©bec (PLQ), Georges-Ămile Lapalme, rĂ©flĂ©chissait depuis longtemps Ă la place de la culture dans lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise, et son parti a fait de la crĂ©ation dâun ministĂšre des Affaires culturelles le tout premier engagement de son programme politique pour lâĂ©lection de 1960.
La table Ă©tait mise.
FidĂšle Ă son engagement, le premier ministre Jean Lesage, Ă©lu en juin 1960, fait sanctionner le 24 mars 1961 le projet de loi 18 instituant le ministĂšre des Affaires culturelles.
Ă la surprise gĂ©nĂ©rale, les libĂ©raux mordent la poussiĂšre aux Ă©lections de 1966, et lâUnion nationale, menĂ©e par Daniel Johnson, retourne au pouvoir plus tĂŽt que prĂ©vu. Se pose la question de savoir jusquâoĂč le nouveau premier ministre et son Ă©quipe assumeront les acquis de la RĂ©volution tranquille, entreprise depuis 1960. En culture, la rĂ©ponse nâest pas claire.
Le Parti libĂ©ral du QuĂ©bec, maintenant dirigĂ© par Robert Bourassa, remporte la victoire Ă lâĂ©lection gĂ©nĂ©rale du 29 avril 1970. Moins de six mois aprĂšs son accession au pouvoir, le gouvernement doit faire face Ă la crise dâOctobre. Le maintien de la paix sociale et le dĂ©veloppement Ă©conomique par la crĂ©ation dâemplois relĂšguent assez loin les affaires culturelles sur la liste des prioritĂ©s gouvernementales.
Ă compter de 1973, au lendemain dâune Ă©crasante victoire Ă©lectorale, le premier ministre Bourassa introduit une nouvelle notion dans le langage politique de lâĂ©poque, celle de la souverainetĂ© culturelle. Le milieu de la culture sâimpatiente, la grogne est manifeste, lâinsatisfaction Ă©clate devant ce quâon appelle « lâinertie du ministĂšre et de ses dirigeants politiques ». Marcel Rioux prĂ©side un « tribunal de la culture » dont le rapport dĂ©vastateur sera publiĂ© Ă lâautomne 1975.
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Le visionnaire
Georges-Ămile Lapalme (1961-1964)
Georges-Ămile Lapalme, nĂ© le 14 janvier 1907 Ă MontrĂ©al, a vĂ©cu, affirme-t-il, « une enfance heureuse qui laisse peu de souvenirs prĂ©cis », Ă Joliette Ă compter de 1914. On parlait beaucoup de politique chez les Lapalme, le pĂšre, Euclide, commerçant en tabac, Ă©tant un « bourassiste » pur jus, profondĂ©ment convaincu de ses idĂ©es nationalistes. On y lisait aussi religieusement Le Devoir, auquel le jeune Georges-Ămile a Ă©tĂ© initiĂ© par sa mĂšre, qui sâen est servi pour lui enseigner Ă lire.
Admis au SĂ©minaire de Joliette, dirigĂ© par les clercs de Saint-Viateur, une des nombreuses institutions dâenseignement classique « oĂč les particularismes de chacun Ă©taient sans profondeur, lâesprit les imprĂ©gna[n]t de la mĂȘme vision », Georges-Ămile Lapalme, lecteur prĂ©coce, a dĂ©couvert « la pauvretĂ© de la bibliothĂšque et le contrĂŽle des mauvais livres exercĂ© par ses professeurs ». Il a dâailleurs fait une critique sĂ©vĂšre du cours classique des annĂ©es 1920, notamment sur la formation quâil donnait. Sâagissant de langue, il Ă©crit : « Nous Ă©tions des produits du classicisme grĂ©co-latin, incapables de parler et dâĂ©crire proprement la langue maternelle. Il est difficile de pardonner cela. »
Le collĂ©gien a Ă©tĂ© attirĂ©, comme tant de ses compagnons de lâĂ©poque, par le mouvement de lâAction française de lâabbĂ© Lionel Groulx. Membre du Cercle Saint-Michel, antenne locale de lâAssociation catholique de la jeunesse canadienne (ACJC), il a reçu la charge en 1923 de rapporter les conclusions de lâenquĂȘte du mouvement portant sur « notre avenir politique ». Il lâĂ©voque dans le premier tome de ses mĂ©moires, publiĂ© en 1969 : « En 1922 et en 1923, les Ă©lĂšves qui avaient suivi le parcours tracĂ© par lâAction française avaient dâun commun accord dĂ©bouchĂ© sur une rĂ©alitĂ© pour eux inĂ©luctable : lâindĂ©pendance dâun Ătat français en AmĂ©rique. Au Cercle, nous fĂ»mes tous des sĂ©paratistes avant la lettre. » Lâesprit nâa pas suivi, puisque Lapalme a choisi la carriĂšre politique libĂ©rale⊠fĂ©dĂ©rale.
Les Ă©tudes universitaires Ă la FacultĂ© de droit de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al ne lâont pas enchantĂ© non plus, Ă lâexception de sa rencontre avec Ădouard Montpetit, professeur dâĂ©conomie politique rĂ©putĂ© qui lâa initiĂ© Ă LâAvenir du peuple canadien-français, Ćuvre dâEdmond de Nevers. Cet ouvrage lâa grandement influencĂ© . Lapalme y a parfait aussi sa culture en lisant les grands auteurs contemporains, tels Duhamel, Proust, Gide, Rolland, Bernanos, PĂ©guy et Mauriac, tout en exerçant sa plume au Quartier latin, journal des Ă©tudiants de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al, de 1925 Ă 1927.
Admis au barreau en 1929, Lapalme a pratiquĂ© seul dans des conditions que la crise Ă©conomique a rendues plus difficiles encore jusquâĂ son association avec Charles-Ădouard Ferland, dĂ©putĂ© libĂ©ral du comtĂ© fĂ©dĂ©ral de Joliette, en 1939. Entre-temps, il a Ă©pousĂ© en 1935 Maria Langlois, avec laquelle il a eu sept enfants.
Son associĂ© Charles-Ădouard Ferland ayant Ă©tĂ© nommĂ© sĂ©nateur en 1945, Lapalme a acceptĂ© la candidature libĂ©rale quâon lui offrait. AprĂšs tout, le comtĂ© Ă©tait « sĂ»r », son prĂ©dĂ©cesseur lâayant occupĂ© sans interruption depuis 1928. Le 11 juin 1945, Georges-Ămile Lapalme a Ă©tĂ© Ă©lu dans LâAssomption â Montcalm. Encore une fois, cette expĂ©rience lâa déçu. DĂ©putĂ© dâarriĂšre-ban, il sâest difficilement adaptĂ© Ă son nouvel environnement : « Dans cette cathĂ©drale anglicane qui nous sert de parlement fĂ©dĂ©ral, jâĂ©prouvais physiquement et intellectuellement la difficultĂ© dâĂȘtre Canadien français », Ă©crit-il. Au contact de gens de partout au pays, il a constatĂ© par ailleurs le paradoxe de deux cultures qui sâignoraient sans chercher Ă se connaĂźtre et Ă se comprendre. Il a « Ă©galement [pris] conscience de la fragilitĂ© de la langue française au sein des institutions fĂ©dĂ©rales » et des « difficultĂ©s de sâexprimer dans une autre langue que la sienne, et cela, mĂȘme avec la meilleure volontĂ© du monde ». Lapalme a transformĂ© son ennui et sa dĂ©sillusion en action par une prĂ©sence trĂšs active dans son comtĂ©. Il a fondĂ© le Joliette Journal, qui sâest avĂ©rĂ© prĂ©cieux non seulement pour le dĂ©veloppement de sa vision politique et sociale, mais aussi pour la rĂ©orientation de sa carriĂšre politique.
On savait Lapalme infatigable lecteur, homme de culture, dĂ©jĂ rompu Ă lâĂ©crit par lâexpĂ©rience acquise au Quartier latin. Le 3 dĂ©cembre 1947 est paru le premier numĂ©ro du Joliette Journal, auquel le dĂ©putĂ© de LâAssomption â Montcalm allait contribuer par deux chroniques hebdomadaires. Lâune, on sâen doute, Ă©tait politique, lâautre, assez surprenante pour un personnage politique, sauf si on sâappelle Lapalme, Ă©tait littĂ©raire. Ses chroniques politiques lui ont procurĂ© lâoccasion dâexpliquer Ă ses Ă©lecteurs diffĂ©rents enjeux Ă©lectoraux fĂ©dĂ©raux, de faire lâapologie de son parti et de ses leaders, ainsi que dâattaquer vigoureusement le premier ministre Maurice Duplessis en critiquant sĂ©vĂšrem...