chapitre 1
Survivre Ă lâĂ©chec de 1837
Chaque Ă©poque a ses hĂ©ros. La mĂ©moire collective, câest bien connu, tend Ă installer au panthĂ©on les «grands hommes» qui correspondent aux valeurs et aux aspirations du prĂ©sent. Autrefois, les traditionalistes canadiens-français vĂ©nĂ©raient Dollard des Ormeaux et les saints martyrs de la Nouvelle-France, mais se mĂ©fiaient des idĂ©es de Louis-Joseph Papineau et des rebelles de 1837, jugĂ©es trop subversives. Quant Ă lâĂ©lite politique canadienne-française, elle ne manquait pas une occasion de saluer lâaction de Louis-Hippolyte LaFontaine et des rĂ©formistes qui, dans un moment de grand danger, avaient su rallier le peuple canadien-français derriĂšre la dĂ©fense de la langue française et le principe de la responsabilitĂ© ministĂ©rielle. Aujourdâhui, les indĂ©pendantistes qui ont un peu de conscience historique â câest-Ă -dire ceux, moins nombreux quâon pense, qui savent que le QuĂ©bec existait avant lâarrivĂ©e de RenĂ© LĂ©vesque â admirent Papineau et son projet de refondation rĂ©publicaine. Les plus radicaux, inspirĂ©s par les films dâun Pierre Falardeau, vouent une sorte de culte Ă Chevalier de Lorimier. RĂ©sultat: Dollard des Ormeaux et les saints martyrs canadiens ont disparu de notre mĂ©moire collective; quant Ă LaFontaine et aux rĂ©formistes, ils sont soupçonnĂ©s dâavoir trahi la cause quâils avaient auparavant dĂ©fendue Ăąprement.
Au seuil de ce livre, je voudrais me pencher sur la conduite des rĂ©formistes en 1840. Ont-ils, oui ou non, trahi leurs compatriotes en se rĂ©signant Ă lâunion du Haut et du Bas-Canada? Ont-ils pĂ©chĂ© par excĂšs de prudence en misant sur la responsabilitĂ© ministĂ©rielle et en sâalliant aux libĂ©raux du Haut-Canada? Dans Les RĂ©formistes , je nâai pas cru pertinent de rĂ©pondre Ă ces questions. Cette distance de chercheur mâa Ă©tĂ© reprochĂ©e. En tant quâ«intellectuel», jâaurais dĂ» me commettre davantage, selon un disciple de Maurice SĂ©guin. Jâai plutĂŽt fait le choix de laisser le lecteur juger par lui-mĂȘme. Si je compte maintenant attaquer ces questions de front, ce nâest toutefois pas Ă la maniĂšre dâun moraliste qui distribuerait les certificats de bonne conduite ou qui, du haut de sa tour dâivoire universitaire, prendrait le parti de classer les hommes du passĂ© dans les camps des bons et des mĂ©chants. Je ne rĂ©pondrai pas non plus Ă ces questions Ă la maniĂšre de certains sociologues ou politologues intĂ©ressĂ©s par les philosophies de lâhistoire, fascinĂ©s par les explications totalisantes, mais gĂ©nĂ©ralement peu attentifs Ă la contingence de lâhistoire concrĂšte, vĂ©cue par les acteurs du passĂ©. Ă ces questions, je ne rĂ©pondrai pas non plus Ă la maniĂšre dâun militant qui aurait espĂ©rĂ© un autre dĂ©nouement Ă cette histoire en marche. Je voudrais modestement rendre compte du brouillard qui enveloppait les acteurs de cette Ă©poque et faire Ă©tat des vĂ©ritables options politiques qui sâoffraient Ă nos Ă©lites en 1840.
Le point de vue que jâadopterai ici est celui de la nation â Ă lâĂ©poque, la «nationalité». Cet angle me semble pertinent, car la grande question qui hante les esprits au lendemain des rĂ©bellions de 1837-1838, câest celle de la survie dâune nationalitĂ© française en AmĂ©rique. Depuis la ConquĂȘte de 1760, câest la premiĂšre fois que les Canadiens sont confrontĂ©s Ă la possibilitĂ© de leur disparition en tant que peuple. Cet angle particulier, lâangle national, me semble avoir Ă©tĂ© nĂ©gligĂ© par la recherche historique rĂ©cente. Avant de rĂ©pondre aux questions formulĂ©es plus haut, jâestime donc nĂ©cessaire de me pencher sur le lourd soupçon qui pĂšse sur la dimension proprement «nationale» des rĂ©bellions de 1837-1838 dans lâhistoriographie des derniĂšres dĂ©cennies.
Nation et progrĂšs
Jusquâaux annĂ©es 1950, les rĂ©bellions de 1837-1838 ont Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©es dans une perspective nationale. Sous la plume dâun François-Xavier Garneau, dâun Laurent-Olivier David et dâun GĂ©rard Filteau, les rĂ©bellions Ă©taient assimilĂ©es Ă la lutte courageuse mais dĂ©sespĂ©rĂ©e dâun peuple dĂ©laissĂ© par sa mĂ©tropole, mais luttant opiniĂątrement pour sa survie. Ces grands rĂ©cits lus par des gĂ©nĂ©rations de Canadiens français ne manquaient pas de panache et, dans le cas de Filteau, Ă©taient assez bien documentĂ©s. Sâils collaient aux Ă©vĂ©nements et aux grands personnages, sâils Ă©taient parfois attentifs aux origines plus profondes de ces soulĂšvements, ces historiens sâintĂ©ressaient assez peu Ă la nature des revendications patriotes et situaient rarement ces rĂ©bellions dans leur contexte occidental. Les historiens dâaujourdâhui nâont pas complĂštement tort de le leur reprocher. Ce grand rĂ©cit dâun antagonisme national sera aussi cautionnĂ© par Maurice SĂ©guin et lâĂ©cole nĂ©o-nationaliste, laquelle voyait dans lâaffrontement de 1837 la lointaine suite de 1763. Lâouvrage qui me semble le mieux sâinscrire dans cette grande tradition historiographique est celui de Gilles Laporte, qui dĂ©montre toute lâimportance du facteur national dans la mobilisation politique.
Ces luttes Ă©taient-elles modernes? Ce sursaut politique sâinscrivait-il dans un grand mouvement guidĂ© par une certaine idĂ©e du progrĂšs? Les patriotes Ă©taient-ils des hommes de leur temps? VoilĂ des questions qui furent gĂ©nĂ©ralement laissĂ©es de cĂŽtĂ© par cette tradition historiographique nationale. «Un pays supporte avec patience un gouvernement dĂ©testable, sâil est de chez lui; il nâaccepte point de le tolĂ©rer sâil lui vient de lâextĂ©rieur», expliquait Lionel Groulx Ă Arthur Laurendeau dans un entretien portant sur les rĂ©bellions. Et Groulx dâajouter: «Nul peuple nâendure longtemps dâĂȘtre gouvernĂ© par une poignĂ©e dâĂ©trangers. Câest dĂ©jĂ un Ă©tat de violence. Nul peuple non plus nâendure, ni ne peut endurer dâĂȘtre gouvernĂ© contre soi-mĂȘme. Câest un autre Ă©tat de violence.» Dans lâesprit de Groulx et des historiens intĂ©ressĂ©s par la question nationale, lâindignation des Canadiens Ă©tait tout Ă fait justifiĂ©e; elle nâavait pas Ă employer un lexique moderne ou Ă se draper dans les mots dâune idĂ©ologie particuliĂšre pour ĂȘtre lĂ©gitime.
Pour un peuple comme pour un individu, est-il «moderne» de se dĂ©fendre contre lâoppression ou de vouloir grandir, prospĂ©rer et «agir par soi»? Nâest-ce pas lĂ une pulsion vitale tout Ă fait normale, atemporelle et commune aux peuples et aux individus qui ont dĂ©cidĂ© de vivre? Est-il «moderne» de lutter contre lâarbitraire, les privilĂšges indus, une certaine condescendance fondĂ©e sur les distinctions ethno-nationales? Les valeurs de respect, de dignitĂ©, de libertĂ© nâhabitent-elles pas lâesprit et le cĆur de chaque homme de bonne volontĂ© depuis toujours? Nâappartiennent-elles pas, ces valeurs, qui au «droit naturel» des Anciens, qui Ă la grammaire du christianisme? Ne transcendent-elles pas, ces valeurs, toutes nos idĂ©ologies et nos philosophies de lâhistoire? Nâincarnent-elles pas une certaine idĂ©e du bien? Si tel est le cas, alors pourquoi, depuis quelques dĂ©cennies, fallait-il Ă tout prix montrer la «modernité» des revendications patriotes pour les rendre lĂ©gitimes, acceptables, inspirantes, voire comprĂ©hensibles?
Pour rĂ©pondre Ă cette question, je crois quâil faut prendre la mesure de ce que fut, et de ce quâest toujours lâidĂ©ologie du progrĂšs, le «progressisme». Distinguons, aprĂšs dâautres, lâidĂ©e du progrĂšs de lâidĂ©ologie du progrĂšs. Comme le montre Robert Nisbet, les Occidentaux ont depuis longtemps espĂ©rĂ© une vie meilleure. DĂšs sa naissance, le christianisme fut un espoir millĂ©nariste. Sur le plan technique, nos devanciers nâont cessĂ© dâinnover pour rendre la vie plus douce et confortable; sur le plan philosophique et politique, ils ont imaginĂ© et instaurĂ© des institutions qui allaient permettre de vivre plus dignement. Câest au xixe siĂšcle â un siĂšcle dâaccĂ©lĂ©ration du temps, marquĂ© par une «nouvelle expĂ©rience historique» â que lâidĂ©e de progrĂšs se mue, dans bon nombre dâesprits, en progressisme. Ă une Ă©poque oĂč la vie change, oĂč les certitudes les plus ancrĂ©es sont bousculĂ©es, oĂč les institutions les mieux Ă©tablies sont remises en question, des philosophes et des sociologues dâhorizons divers tentent de dĂ©gager les lois de lâagir humain et ainsi de prĂ©dire lâavenir. Le marxisme et le libĂ©ralisme seront les deux versions les plus cĂ©lĂšbres de cet Ă©thos progressiste.
Le xixe siĂšcle a Ă©tĂ© une sorte dâĂąge dâor du progressisme de la pensĂ©e marxiste et libĂ©rale. Or, on le sait, ces progressismes ont eu beaucoup de mal Ă intĂ©grer la question nationale Ă leur perspective. Dans leurs dĂ©clinaisons les plus orthodoxes, le marxisme et le libĂ©ralisme nâont pas su composer avec la question nationale. Normal, pourrait-on dire, puisquâil y a dans le marxisme autant que dans le libĂ©ralisme â le libĂ©ralisme dâun Benjamin Constant par exemple â une aspiration Ă lâharmonie et Ă la concorde universelle, il y a lâespoir dâun jour voir dĂ©passer la politique dans ce quâelle a de conflictuel, de tragique et dâindĂ©terminĂ©; dans ce quâelle a de contingent surtout. Pour reprendre une formule du philosophe Serge Cantin, il y a dans ces progressismes une sorte de dĂ©ni du politique.
Dans notre historiographie, câest moins le progressisme marxiste que le progressisme libĂ©ral qui a contribuĂ© Ă rendre les dolĂ©ances patriotes suspectes, voire illĂ©gitimes. Longtemps, les analystes du rapport Durham ont vu dans la proposition dâassimiler les Canadiens français une sorte dâanomalie embarrassante qui contrastait avec lâensemble du rapport. Comment cet esprit Ă©clairĂ©, se demandait autrefois un historien comme Chester New, comment ce rĂ©formateur avant-gardiste Ă qui on devait notamment le Reform Bill et que plusieurs dĂ©putĂ©s radicaux rĂȘvaient de voir prendre la tĂȘte dâune grande coalition «libĂ©rale», avait-il pu formuler une proposition aussi rĂ©trograde? Pour cet historien, que lâon pourrait associe...