Un défaut de fabrication
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Un défaut de fabrication

Bertrand Gervais

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Un défaut de fabrication

Bertrand Gervais

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« Mon pĂšre voulait ce qu'il y avait de mieux pour son fils, mĂȘme s'il fallait pour cela aller contre sa propre nature. Nous avions une belle maison blanche dans un quartier cossu, une Cadillac dĂ©capotable, des vĂȘtements Ă  la mode, il fallait que le tableau soit parfait. » Ce qui clochait? Le fils Ă©tait gaucher. Dans un enchevĂȘtrement de mĂ©moire, d'essai et de fiction, Bertrand Gervais tĂ©moigne de la premiĂšre dictature qui peut s'abattre sur un enfant, celui qu'on forcera Ă  devenir droitier. S'accoudant avec d'admirĂ©s gauchers contrariĂ©s (Alechinsky, Barthes, Perec, Serres), il s'interroge sur la part qui revient Ă  ce conflit intime dans le processus de crĂ©ation et d'Ă©criture. ÉlĂ©giaque et perspicace.

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Informations

Année
2014
ISBN
9782764643167

1

Confusion

Un défaut de fabrication

Je suis un peu comme une machine, j’ai besoin d’ĂȘtre remontĂ©.
BLAISE CENDRARS, Moravagine, p. 235.
Sur les chaĂźnes de montage, toutes les voitures sont Ă©gales. Elles sortent les unes aprĂšs les autres des griffes des machines, identiques pour l’essentiel et prĂȘtes Ă  ĂȘtre vendues. Rien n’y paraĂźt lors des premiers kilomĂštres, voire des premiĂšres annĂ©es, mais peu Ă  peu Ă©mergent d’importantes diffĂ©rences. Les unes rĂ©pondent correctement aux exigences de la route et des saisons, les autres ne rĂ©sistent pas. Leurs piĂšces connaissent d’innombrables avaries, et il faut sans arrĂȘt rapporter les vĂ©hicules chez le concessionnaire pour les faire rĂ©parer. Ce sont, comme le veut l’expression, des citrons.
Dans ma famille, ma sƓur aĂźnĂ©e et mon frĂšre cadet Ă©taient en parfaite santĂ© ; moi, j’étais le citron, ce que les problĂšmes qui se sont accumulĂ©s tout au long de mon enfance n’ont fait que confirmer. Il s’était passĂ© quelque chose sur la chaĂźne de montage. Il y avait un dĂ©faut de fabrication. Des allergies respiratoires, un souffle au cƓur, une crise aiguĂ« de rhumatismes inflammatoires qui a failli me tuer, une Ă©tonnante facilitĂ© Ă  me blesser en tombant, une noyade Ă©vitĂ©e de justesse, d’innombrables accidents de vĂ©lo
 L’opinion partagĂ©e Ă©tait que je ne survivrais pas Ă  l’enfance.
Il s’est avĂ©rĂ© aussi que je n’étais pas droitier, mais gaucher. C’était la tare initiale. Quand on me demandait de faire des dessins ou d’écrire des lettres, je me servais de ma main gauche. Je prenais le verre qu’on me servait ou le pain qu’on me tendait de la mĂȘme façon. Mon Ɠil directeur Ă©tait le gauche et mon hĂ©misphĂšre dominant Ă©tait le droit. Or, ce n’était pas naturel. C’était une imperfection qu’il fallait Ă  tout prix corriger.
Mon pĂšre Ă©tait, sur le sujet, intraitable. Son fils ne resterait pas gaucher. Il ne serait pas comme ces deux prĂ©posĂ©s aux Ă©critures, Ă  la banque, qui devaient se tordre le poignet pour rĂ©diger les reçus des transactions opĂ©rĂ©es. Ils Ă©taient inĂ©lĂ©gants dans leur façon de faire, se salissaient la main sur l’encre encore humide et se montraient Ă©trangement gauches dans toutes leurs actions. Cela choquait son sens des convenances, et s’il n’en avait tenu qu’à lui, il les aurait renvoyĂ©s sur-le-champ.
Mon pĂšre voulait ce qu’il y avait de mieux pour son fils, mĂȘme s’il fallait pour cela aller contre sa propre nature. Je fus donc inscrit en prĂ©-maternelle, ancĂȘtre des garderies, et mes parents confiĂšrent au personnel la mission expresse de corriger cette manie que j’avais de me servir de la mauvaise main. Il ne fallait pas me laisser Ă  mon inclination naturelle, qui pouvait mener, si elle n’était pas combattue, aux pires tendances, voire Ă  une vie de dĂ©bauche. Nous avions une belle maison blanche dans un quartier cossu, une Cadillac dĂ©capotable, des vĂȘtements Ă  la mode, il fallait que le tableau soit parfait sur toute la ligne.
La directrice de la prĂ©-maternelle, une femme d’un certain Ăąge et d’une mentalitĂ© correspondante, partageait l’avis de mon pĂšre et entreprit avec entrain de me ramener dans le droit chemin.
Je serais incapable de la dĂ©crire, ni mĂȘme de dire que j’ai beaucoup souffert sous sa gouverne, mais je me souviens de coups de baguette sur les doigts quand je prenais mes crayons de cire de la main gauche, je me souviens d’avoir eu le bras attachĂ© derriĂšre le dos, histoire de me contraindre Ă  utiliser ma main droite, je me souviens d’avoir connu des moments de confusion dĂ©routants durant lesquels mon corps m’apparaissait comme une chose Ă©trangement rĂ©fractaire et difficile Ă  manipuler. Pendant que les autres enfants s’amusaient dans l’aire de jeu amĂ©nagĂ©e, je faisais des heures supplĂ©mentaires Ă  dessiner des lettres sur des feuilles volantes et Ă  reprendre cent fois les mĂȘmes exercices.
Au bout d’un an, j’étais guĂ©ri
 Je pouvais commencer l’école sans crainte, c’est de la main droite que je saisirais mes crayons et que j’écrirais mon nom sur les formulaires de l’école. De la main droite que je ferais mes plus beaux dessins au tableau et que je saluerais mes amis. De la main droite encore que je lĂšverais la main pour poser une question, que je dĂ©poserais mes devoirs sur le bureau de la maĂźtresse, que je fermerais la porte avant de partir. Jamais je ne salirais ma main avec de l’encre fraĂźchement appliquĂ©e sur une feuille. Le tableau Ă©tait parfait. Plus rien ne dĂ©passait.
Plus rien.

Mon devenir droitier

Nul ne met en doute la bonté de la réforme qui laissa les gauchers, mes semblables, écrire à leur main. Les contrarier les eût précipités dans une population vague de bÚgues, de pervers ou de névrosés, dit la théorie.
MICHEL SERRES,
Le Tiers-Instruit, p. 21-22.
Au bout d’un an, j’ai pu commencer Ă  Ă©crire de la main droite. À garder ma main gauche sur mes cuisses et Ă  tendre le bras droit pour prendre mon stylo. J’avais, par contre, commencĂ© Ă  zozoter, ce que je ferais jusqu’au milieu de l’adolescence. Personne n’avait vu de lien entre les deux phĂ©nomĂšnes, et un mĂ©decin a mĂȘme avancĂ© l’hypothĂšse, amusante au demeurant, que ma langue Ă©tait simplement devenue trop grosse pour ma bouche. Mon zĂ©zaiement disparaĂźtrait de lui-mĂȘme, avait-il dit, quand le reste de mon corps rejoindrait le stade de dĂ©veloppement de ma langue. Cela dura malheureusement de longues annĂ©es, et il fallut que mon pĂšre, que rien n’arrĂȘtait, me fasse prendre des cours de diction pour rĂ©gler le problĂšme. Au Conservatoire d’art dramatique, que je frĂ©quentais les samedis matin, j’appris Ă  dĂ©clamer des discours et Ă  rĂ©citer des fables. J’avais choisi d’interprĂ©ter pour le spectacle de fin d’annĂ©e, exercice imposĂ© dans ce type de cours, la fable de La Fontaine intitulĂ©e L’Homme entre deux Ăąges, et ses deux maĂźtresses. Je ne me souviens plus du texte, simplement du dĂ©pit de ma mĂšre et, surtout, de la terreur qui m’a envahi quand, sur la scĂšne du Conservatoire, les mots ont commencĂ© Ă  m’échapper. Je voyais tous ces regards tournĂ©s vers moi, et j’ai dĂ» fermer les yeux pour retrouver un semblant de calme et me souvenir des premiers mots de la fable. Je les avais sur le bout de la langue, il fallait simplement que je pense Ă  autre chose. Heureusement, mon pĂšre n’assistait pas Ă  la scĂšne, sinon j’aurais Ă©tĂ© dĂ©finitivement anĂ©anti.
Je souffrais aussi d’un trĂšs lĂ©ger strabisme de l’Ɠil gauche, qui me forçait Ă  rĂ©pĂ©ter inlassablement des exercices destinĂ©s Ă  corriger mon Ɠil, dĂ©clarĂ© paresseux. Assis sur mon lit, je devais suivre du regard, pendant au moins dix minutes, un point qui se dĂ©plaçait d’un cĂŽtĂ© Ă  l’autre de la chambre, en haut, en bas, en avant, en arriĂšre. C’était amusant Ă  faire, mĂȘme si, les premiers temps, ces exercices me donnaient la nausĂ©e. Les rĂ©sultats Ă©taient mĂ©diocres et l’optomĂ©triste finit par me prescrire des lunettes.
L’une de mes jambes n’était pas droite. On devine laquelle. Quand je marchais, mon pied gauche roulait vers l’intĂ©rieur. Je trĂ©buchais souvent, maladroit comme un canard. On a pensĂ© quelque temps me faire porter des souliers orthopĂ©diques ; on a mĂȘme soupesĂ© l’idĂ©e de me faire dormir avec des souliers attachĂ©s Ă  une barre de fer qui servirait de tuteur, redressant ma jambe durant la nuit. Cela fonctionnait pour les jeunes arbres et les plantes fragiles, il n’y avait pas de raison que ça rate avec mes cannes. Et le traitement Ă©tait utilisĂ© entre autres pour les enfants atteints de la polio. C’était, Ă  mes yeux, l’humiliation la plus complĂšte. Dormir avec des entraves, comme un prisonnier enchaĂźnĂ©.
Heureusement, l’idĂ©e a Ă©tĂ© abandonnĂ©e, et on m’a laissĂ© clopiner Ă  ma guise, espĂ©rant que tout rentre dans l’ordre quand je sortirais enfin de ma coquille. Une cassure du tibia en cinquiĂšme annĂ©e, lors de ma toute premiĂšre sortie en ski, a aidĂ© Ă  corriger le problĂšme. Le plĂątre que j’ai dĂ» porter durant un mois et demi m’a imposĂ© une rĂ©Ă©ducation qui s’est avĂ©rĂ©e bĂ©nĂ©fique.
Mon devenir droitier avait surtout eu comme rĂ©sultat de me plonger dans un Ă©tat de confusion avancĂ©. Celui-ci a perdurĂ© de longues annĂ©es, si tant est qu’il se soit rĂ©sorbé  J’avais le sentiment que mon corps ne m’appartenait pas en propre et qu’un dĂ©mon l’habitait, brouillant tout sur son passage. Je confondais constamment la gauche et la droite. En fait, je n’avais aucune difficultĂ© avec la gauche, celle-lĂ  je savais trĂšs bien oĂč elle se trouvait, c’est la droite qui me compliquait la vie. Je la prenais pour la gauche. Et les deux rĂ©unies finissaient par constituer un tout instable, prĂ©caire comme un bobsleigh sur le point de dĂ©raper et de tomber au fond d’un ravin. Perec en sait quelque chose, j’y reviendrai.
Si on me demandait de tendre la main droite, il fallait que j’y pense avant d’offrir le bon bras. À la messe, je commençais d’abord par lever la main gauche pour faire le signe de croix, un vĂ©ritable pĂ©chĂ© que ma mĂšre combattait vivement. Il ne fallait surtout pas que le curĂ© me voie. Je recommençais avec mon bras droit, mais je ne savais jamais s’il fallait faire la barre horizontale de la croix de gauche Ă  droite ou le contraire, autre prĂ©texte Ă  l’anathĂšme

De la mĂȘme façon, j’étais nul pour suivre des indications. S’il fallait tourner Ă  droite, les chances Ă©taient grandes que j’opte spontanĂ©ment pour la gauche. Ma mĂšre me parlait de l’« autre gauche » pour m’aider Ă  corriger mes erreurs. Et elle avait raison : je n’avais pas de droite, j’avais simplement une autre gauche. Je n’étais pas devenu un droitier, malgrĂ© les efforts de mon pĂšre, mais un gaucher rĂ©primĂ©, qui ne devait jamais utiliser la vraie gauche, mais la fausse, la seconde.
Je m’inventais des jeux oĂč ma main gauche se battait avec ma droite, comme si mon corps comprenait deux entitĂ©s autonomes rivalisant pour occuper le devant du tableau. Je pratiquais le tir au poignet individuel, le combat extrĂȘme des doigts et m’engageais dans d’innombrables mimodrames qui avaient pour interprĂštes mes deux mains querelleuses. Mes index surtout Ă©taient entrĂ©s dans une vive rivalitĂ© et il n’était pas rare que je saigne lĂ©gĂšrement quand un ongle de ma main gauche pĂ©nĂ©trait trop profondĂ©ment dans la chair de ma main droite, ou vice versa. Je suis devenu trĂšs bon par la suite pour animer des marionnettes. Pour le plus grand plaisir de ma fille, j’enfilais sur mes mains un singe roux Ă  longue queue et un lapin au poil bleu qui se disputaient pour un rien, un biscuit Ă  l’érable ou un morceau de fromage.
Les premiĂšres annĂ©es de ma rĂ©Ă©ducation, je n’étais pas ambidextre, j’étais simplement confus, ne sachant pas quel cĂŽtĂ© de mon corps utiliser. J’écrivais de la main droite, mais je dessinais de la gauche. En fait, je pouvais commencer un dessin de la droite et, pour certaines opĂ©rations, me servir de la gauche, plus souple et plus prĂ©cise. Mon crayon passait d’une main Ă  l’autre, sans que je m’en aperçoive. Les rĂ©sultats Ă©taient toujours catastrophiques et on a rapidement conclu que je ne serais jamais bon en arts.
Ils avaient raison. J’ai rapidement choisi les sciences, avant de me rabattre, in extremis, sur les lettres. Pourtant, j’aurais voulu devenir peintre, comme Picasso ou Matisse. J’aurais voulu surtout ĂȘtre architecte et dessiner des villes entiĂšres. J’ai dĂ» me contenter de crayonner dans les marges de mes carnets des formes simples, des cubes et des pyramides. Des pages entiĂšres de ces cubes tridimensionnels, superposĂ©s de maniĂšre presque obsessionnelle. Ils n’avaient rien d’élĂ©gant, leur fonction Ă©tait essentiellement de me tenir occupĂ© pendant que je rongeais mon frein.
Plus tard, quand je me suis intĂ©ressĂ© aux Ă©crits de Le Corbusier, j’ai Ă©tĂ© impressionnĂ© par le projet du Modulor, le systĂšme de mesure que l’architecte avait imaginĂ© Ă  la fin des annĂ©es 1940. L’échelle du Modulor devait rĂ©soudre le problĂšme posĂ© par la coexistence de deux systĂšmes de mesure, le pied anglais et le mĂštre français. Si le premier est proche du corps, avec ses pouces et ses pieds, il est toutefois mathĂ©matiquement irrĂ©gulier ; le systĂšme mĂ©trique, quant Ă  lui, est parfaitement rationnel, mais sĂ©parĂ© du corps et de ses dĂ©terminations. Le Corbusier a donc cherchĂ© Ă  conserver le meilleur des deux, Ă  crĂ©er une Ă©chelle rationnelle, mathĂ©matiquement cohĂ©rente, et faite Ă  la mesure de l’homme. Il a baptisĂ© la figure humaine qui a servi d’étalon Ă  son systĂšme « l’Homme-Ă -la-main-levĂ©e ». Dans les nombreux dessins laissĂ©s par l’architecte, on peut voir cette figure, les jambes Ă©cartĂ©es, la tĂȘte Ă  peine esquissĂ©e, le tronc en forme de V, avec des Ă©paules trĂšs larges, une taille mince et, surtout, le bras gauche levĂ© le plus haut possible.
Le projet utopique de Le Corbusier reposait sur la figure d’un homme qui Ă©tait manifestement gaucher. Un gaucher sans inhibitions, car il ne se gĂȘnait pas pour afficher fiĂšrement son dĂ©faut de fabrication.

Une lutte Ă  finir

C’est un bonheur que nous n’ayons pas deux mains droites.
HENRI FOCILLON, Vie des formes, p. 106.
« Mes deux mains commencĂšrent la lutte », Ă©crit Kafka dans un court texte que l’on trouve dans PrĂ©paratifs de noces Ă  la campagne (1957). Deux mains en lutte pour la domination
 mais de quoi ? Du corps ? De l’attention ? Des objets qu’il faut maĂźtriser ?
Nos mains ne sont pas faites pour lutter, tout comme les hĂ©misphĂšres dont elles sont une mĂ©tonymie, mais pour se complĂ©ter, se coordonner. Et pourtant, dans les fictions que nous crĂ©ons lorsque laissĂ©s Ă  nous-mĂȘmes, au cours de ces heures creuses oĂč, Ă  l’abri des regards, nous explorons notre corps et ses limites, il arrive qu’un combat fasse rage. Un combat imaginaire pour la maĂźtrise de soi. « Qui suis-je ? » se demande-t-on parfois en se regardant dans le miroir, oubliant que la rĂ©flexion nous renvoie une image inversĂ©e de soi, oĂč la droite et la gauche sont interverties. Que suis-je ? Un ĂȘtre unique ou multiple ? Une conscience unique ou le lieu d’intersection de pulsions diverses, parfois antagonistes ? Que sais-je ? Presque rien, Ă©videmment. Nous savons peu de choses de nos fonctions biologiques et cĂ©rĂ©brales. Si notre esprit est clair, et nos pensĂ©es rationnelles, nous croyons tout maĂźtriser de notre vie, de notre corps. Il s’agit pourtant d’une mĂ©canique complexe, prompte Ă  se dĂ©traquer, d’une mĂ©canique avec ses lois propres.
Je l’ai appris Ă  mes dĂ©pens. Pendant que mes amis apprenaient Ă  maĂźtriser un sport ou un art, moi, j’apprenais Ă  contrĂŽler ce corps qui ne rĂ©agissait pas comme il le fallait. Je me forçais Ă  Ă©crire avec cette main qui Ă©tait tout sauf adroite. Et les mots se rebellaient, eux aussi, les consonnes s’intervertissaient, le sens des mots glissait vers l’avant ou l’arriĂšre. La premiĂšre fois que je suis montĂ© sur des skis, je me suis cassĂ© la jambe. Lors de ma toute premiĂšre descente, sur une cĂŽte de rien du tout que j’avais gravie Ă  pied. Mais il a suffi qu’une femme se place en travers de ma trajectoire, me forçant Ă  bifurquer Ă  gauche ou Ă  droite, pour que tout dĂ©rape. Mon cerveau a rĂ©agi vivement, mais mon corps n’a jamais suivi. Ou alors il a fait le contraire de ce que je lui avais demandĂ©. Je ne sais plus. Je me suis retrouvĂ© dans une ambulance, le torse sanglĂ© sur un brancard en fibre de verre. L’interne qui a replacĂ© ma jambe tordue a osĂ© un commentaire Ă©logieux : pour m’ĂȘtre infligĂ© une telle cassure, il Ă©tait certain que j’avais dĂ» faire des acrobaties ou des sauts p...

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