PARTIE III
Ăcrire pour soi : le journal intime (1843-1964)
Vers le milieu du XIXe siĂšcle, lâespace langagier ouvert aux femmes sâagrandit, sâĂ©tendant au-delĂ du genre Ă©pistolaire pour embrasser aussi la pratique du journal intime. Enfin, grĂące Ă des cahiers dans lesquels elles peuvent Ă©crire Ă leur guise, les femmes ont la possibilitĂ© dâexplorer les contours de leur moi et leur situation dans le monde pour elles-mĂȘmes, et non pas nĂ©cessairement par lâentremise de leur relation avec un autre (divin ou humain). LâintimitĂ© du journal offre un espace-miroir Ă lâabri des regards extĂ©rieurs oĂč lâon peut se rĂ©vĂ©ler sans excuses, chercher sa voie, Ă©valuer son progrĂšs, se lamenter de ses Ă©checs et, idĂ©alement, construire un moi capable de penser et dâagir indĂ©pendamment des pressions exercĂ©es par le milieu. Pour la premiĂšre fois, grĂące Ă lâavĂšnement du romantisme et Ă son insistance sur lâimportance du moi individuel, la question « Qui suis-je ? » commence Ă prĂ©occuper les jeunes filles et les femmes.
Ăcrits dans le secret et vouĂ©s Ă la confidentialitĂ©, la plupart des journaux intimes fĂ©minins de lâĂ©poque ont sans doute disparu. Bien que quelques-uns aient Ă©tĂ© remisĂ©s dans des tiroirs ou conservĂ©s dans des greniers pendant plusieurs gĂ©nĂ©rations, trĂšs peu ont survĂ©cu jusquâĂ nos jours. Il nâest pas surprenant que ceux qui ont Ă©tĂ© conservĂ©s aient presque tous Ă©tĂ© rĂ©digĂ©s par des femmes ayant des liens de parentĂ© avec des familles influentes ou des hommes politiques importants, et se trouvent dans des fonds dâarchives portant des noms comme Dessaulles, McGill, Cartier, Lacoste, Marchand, Dandurand ou Laurendeau. On ne peut donc chercher dans leurs pages une documentation portant sur les mentalitĂ©s et la situation des femmes quĂ©bĂ©coises en gĂ©nĂ©ral, mais seulement sur celles de lâĂ©lite, situation qui sâexplique non seulement par les pratiques de conservation dans les archives, mais aussi par le fait que le journal intime Ă©tait surtout un passe-temps pour les femmes des milieux aisĂ©s, ayant le loisir et lâĂ©ducation nĂ©cessaires pour se consacrer Ă lâĂ©criture.
Bien quâon ne puisse prĂ©tendre Ă un statut reprĂ©sentatif ou typique pour ces journaux, ils offrent par leur diversitĂ© un Ă©chantillon intĂ©ressant de voix qui, rĂ©unies, nous renseignent sur ce que pouvaient ĂȘtre les prĂ©occupations de jeunes filles et de femmes bourgeoises dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle et la premiĂšre moitiĂ© du XXe, ainsi que sur les pressions exercĂ©es sur elles par les idĂ©ologies de lâĂ©poque. Bien que les historiens nous aient fourni dâabondantes informations concernant le rĂŽle de la femme durant cette pĂ©riode, tel que dĂ©fini dans les sermons et les mandements des Ă©vĂȘques, entĂ©rinĂ© par le systĂšme judiciaire et faisant partie intĂ©grale du conditionnement de la jeune fille au couvent et Ă la maison, nous ne savons pas ce que cela pouvait reprĂ©senter de vivre sous de telles contraintes. Les jeunes filles Ă©taient-elles heureuses pendant leurs annĂ©es au couvent ? Se sentaient-elles culpabilisĂ©es par les doctrines de lâĂglise portant sur la femme, le corps et la sexualitĂ©, ou angoissĂ©es par le peu de connaissances quâelles avaient de ces choses avant le mariage ? Une fois mariĂ©es, comment vivaient-elles leurs rĂŽles de mĂšre, dâĂ©ducatrice et dâĂ©pouse ? Comment percevaient-elles le pouvoir factice quâon leur accordait en tant que « reines du foyer » ? Plus important encore, dans quelle mesure les journaux dont nous disposons tĂ©moignent-ils dâun moi fĂ©minin autonome ? Les diaristes accordent-elles plus dâimportance au fait dâaimer et dâĂȘtre aimĂ©e quâĂ leurs propres dĂ©sirs et besoins ? Le monde quâelles Ă©voquent dans leurs carnets sâĂ©tend-il aux Ă©vĂ©nements du domaine public ou reste-t-il confinĂ© Ă la sphĂšre domestique ? Les journaux intimes nous offrent une vision privilĂ©giĂ©e de la vie des filles et des femmes, Ă condition de « lire entre les lignes » parfois, car les convenances rĂ©gissent le degrĂ© de dĂ©voilement de soi dans les journaux de lâĂ©poque. Les aspects corporel et Ă©motif de la grossesse, de lâaccouchement, de la pubertĂ© et de lâacte sexuel sont enfouis au plus profond de lâĂȘtre et ne peuvent ĂȘtre dits ni exprimĂ©s par Ă©crit.
Le fait de tenir un journal constitue une tentative de donner forme et signification aux jours qui passent : grĂące Ă lâĂ©criture, on cherche Ă atteindre une certaine continuitĂ© ou permanence qui transcende le temps. Ă la diffĂ©rence de lâautobiographie, oĂč lâon cherche par un regard rĂ©trospectif Ă confĂ©rer Ă sa vie unitĂ© et cohĂ©rence, la forme fragmentĂ©e et chronologique du journal permet une plus grande libertĂ© et davantage de transparence. Lâauteur type dâun journal ne songe pas Ă la publication et nâa donc pas besoin de prĂ©senter un quelconque « visage » au monde extĂ©rieur ou dâorganiser ce quâil ou elle confie au papier ; au contraire, le journal « note la vie Ă lâĂ©tat brut, dans ses variĂ©tĂ©s et ses contradictions [âŠ] se content[ant] de mettre en mĂ©moire lâexistence Ă la petite semaine, ou mĂȘme Ă la demi-journĂ©e ; il sâaccommode des piĂ©tinements sur place et des rĂ©pĂ©titions ». Ce mode dâĂ©criture convient particuliĂšrement bien Ă la vie des femmes de lâĂ©poque, souvent monotone, rĂ©pĂ©titive et remplie dâactivitĂ©s considĂ©rĂ©es comme insignifiantes. Pour celles dont lâexistence est vouĂ©e au bien-ĂȘtre du mari et des enfants, le journal offre la possibilitĂ© de se retirer en elles-mĂȘmes, de rassembler leurs forces et dâimprimer une direction Ă la circularitĂ© des jours.
Plus que les autres Ă©crits personnels, les journaux intimes se prĂ©occupent dâidentitĂ©, offrant un miroir dans lequel la diariste peut se regarder vivre, chercher Ă mieux connaĂźtre ses motivations profondes, analyser ses actions et rĂ©actions, bref, questionner ou solidifier son moi. Du point de vue le plus primaire, ils sont une preuve que lâon existe dans un temps et un espace particuliers. Ghislaine Perrault (future Mme AndrĂ© Laurendeau), qui a commencĂ© son journal en 1922, Ă lâĂąge de huit ans, Ă©crit ses initiales â G. P. â de neuf façons diffĂ©rentes dans les premiĂšres pages, comme si elle se demandait : « Qui suis-je ? De quelle façon est-ce que je me prĂ©sente aux autres et Ă moi-mĂȘme ? » Ă dix ans, elle a dĂ©jĂ commencĂ© Ă se dĂ©finir en termes trĂšs simples, songeant Ă la possibilitĂ© dâun lecteur ou dâune lectrice Ă©ventuels : « Je ne veux pas que quelquâun lise ce que jâĂ©cris lĂ , mais si cependant cela arrivait, que cette personne sache que jâai dix ans et que je suis trĂšs grande pour mon Ăąge » (17 dĂ©cembre 1924). Et, Ă onze ans, en deuxiĂšme de couverture de son journal, elle inscrit son identitĂ© de façon immĂ©moriale :
Ghislaine Perrault
2155 Jeanne Mance
Montréal
P.Q.
Canada
Amérique du Nord
Terre
Univers
Pendant lâadolescence, les journaux peuvent naĂźtre de la conscience quâil est temps de prendre sa vie en main et dâexaminer les choix qui se prĂ©sentent pour lâavenir. Ă seize ans, Michelle Le Normand commence un journal en se promettant de ne pas lâabandonner comme elle lâa si souvent fait avec ses journaux prĂ©cĂ©dents. « Pour la dixiĂšme fois peut-ĂȘtre, je commence mon journal. Ferais-je de celui-lĂ comme des autres ? [âŠ] Ă seize ans, ma foi, on doit pouvoir, ou ĂȘtre capable de tenir ce que lâon se promet », lit-on Ă la premiĂšre ligne de son journal (9 septembre 1909). Pour JosĂ©phine Marchand, le journal prend son origine dans la conscience du temps qui passe et dans le besoin de mieux dĂ©finir son identitĂ© : « Je prends ce soir une subite rĂ©solution : celle de tenir un journal, miroir de mes impressions. Jâai maintenant dix-sept ans [âŠ] je ne suis plus jeune ; jâaurai bientĂŽt 18 ans, et il faut commencer Ă envisager la vie sĂ©rieusement » (18 et 30 juillet 1879).
Le rĂŽle de confident jouĂ© par le journal est tout aussi important. Dans son « cher cahier », la diariste trouve un autre Ă qui elle peut confier ses espoirs et ses angoisses, et avec qui elle peut partager ses expĂ©riences quotidiennes : « Je voudrais [âŠ] traduire mes idĂ©es avec la plume, ou les confier Ă quelquâun dans lâintimitĂ©, mais mon impuissance Ă rendre pleinement mes impressions, et lâabsence du confident souhaitĂ©, me paralysent. VoilĂ ce qui me dĂ©cide Ă ĂȘtre mon propre confident, et Ă Ă©crire mes pensĂ©es pour mâen amuser plus tard » (Marchand, 18 juillet 1879). Pour plusieurs des jeunes filles dont les journaux ont Ă©tĂ© conservĂ©s (Henriette Dessaulles et sa sĆur cadette Alice, JosĂ©phine Marchand, Michelle Le Normand), les carnets aident Ă rĂ©parer la blessure de se sentir mal aimĂ©es ou incomprises par leur mĂšre. VĂ©ritable objet dâaffection, le journal est perçu comme un ami toujours fidĂšle : « pas la moindre amourette Ă te raconter, mon cher journal », note Marchand (30 juillet 1879) ; « Depuis une demi-heure je pioche une leçon de philosophie, et maintenant je viens te voir avec grand plaisir, cher Journal », Ă©crit Michelle Le Normand (14 fĂ©vrier 1910). Pour Henriette Dessaulles, frustrĂ©e Ă quatorze ans par les admonitions constantes de sa belle-mĂšre et de ses maĂźtresses dâĂ©cole, le silence de son journal est une de ses qualitĂ©s les plus prĂ©cieuses : « Et je te dirai tous mes petits secrets, cher muet, qui reçoit mes confidences sans me donner de bons conseils ! » note-t-elle Ă la premiĂšre page du carnet.
Enfin, les journaux offrent un moyen concret de mesurer le progrĂšs vers un but ou de prendre des rĂ©solutions en vue de sâamĂ©liorer, souvent Ă lâoccasion du jour de lâAn ou de lâanniversaire de lâauteure. Celle-ci peut revenir sur les pages dĂ©jĂ Ă©crites afin de comparer sa situation prĂ©sente Ă celle dâun temps antĂ©rieur â procĂ©dĂ© dont le journal de Ghislaine Perrault offre un exemple amusant. Ă onze ans, elle fait la remarque que ses parents Ă©taient beaux autrefois et que son frĂšre sera beau quand il sera plus vieux, sâil se laisse pousser la moustache. Cinq ans plus tard, en relisant son journal, elle note dans les marges quâelle avait tort : il est beau maintenant, malgrĂ© le fait quâil nâa pas de moustache. La je...