Chapitre II
Celui qui dit qu’il demeure en lui doit marcher aussi comme il a marché lui-même.
(1Jean 2.6)
LE LUNDI MATIN, Edouard Norman, le rédacteur en chef du Journal de Raymond, songeait, assis devant son pupitre, au mobile qui allait désormais décider de ses actions. Il s’était engagé de bonne foi à ne se laisser diriger en toutes choses que par cette question : « Que ferait Jésus ». Il croyait s’être rendu compte d’emblée de tout ce qui pourrait résulter de cette nouvelle direction donnée à sa vie, mais en cet instant, au moment de reprendre le cours régulier de son activité et de rentrer dans le tourbillon des affaires journalières, il éprouvait une hésitation assez voisine de la peur. Comme il était descendu à son bureau de très bonne heure, il s’y trouvait encore complètement seul et, peu à peu, tandis qu’il considérait sa situation, un désir aussi intense que nouveau s’emparait de lui. Ainsi que tous les membres de la petite compagnie enrôlée au service littéral du Christ, il avait encore à comprendre que l’Esprit de vie allait se manifester en lui comme jamais jusqu’ici. Il se leva, ferma sa porte, et fit ce qu’il n’avait pas fait depuis des années : il s’agenouilla devant son pupitre et demanda à être guidé pas à pas par la divine Sagesse, puis il se releva, résolu à suivre les directions qui lui seraient suggérées, au fur et à mesure, par les événements de la journée. Maintenant que l’heure était venue de se mettre à l’œuvre, il se disposait à l’accomplir vaillamment, fort de l’appui qu’il venait de solliciter.
Il ouvrit sa porte et se remit à sa besogne. Le rédacteur en second venait d’entrer dans la salle voisine, et l’un des reporters faisait déjà courir ses doigts sur le clavier d’une machine à écrire. Lui-même saisit une plume et s’absorba dans l’article du jour, qu’il écrivait toujours en personne. La voix du metteur en pages lui fit bientôt lever la tête :
—Voilà l’article concernant le concours de lutte d’hier, disait-il. Il remplira trois colonnes et demie, je suppose qu’il peut passer en entier.
Edouard Norman avait coutume de s’occuper lui-même, jusque dans les détails, de tout ce qui concernait son journal, et on le consultait à propos des moindres articles, mais souvent, comme dans le cas présent, cette consultation n’était qu’une simple formalité.
— Oui. . ., c’est-à-dire non. Montrez-moi cela.
Il prit la copie qu’on lui tendait et la parcourut avec attention, puis il la posa devant lui et réfléchit un instant, les sourcils froncés, le front anxieux.
— Non, cela ne passera pas aujourd’hui, dit-il enfin. Le rédacteur en second, qui écoutait, debout sur le seuil séparant les deux chambres, crut avoir mal entendu et s’écria :
— Que voulez-vous dire? Ne pas insérer cet article ?
— Oui, c’est bien ce que j’entends, jetez-le au panier.
— Mais !. . . il regardait son chef comme s’il avait perdu la tête.
— Je prétends, Clark, que ce compte rendu ne doit pas être publié, voilà tout, répondit Edouard Norman en levant les yeux de dessus son pupitre.
Il était rare que ses employés discutassent avec lui, son opinion faisait loi, et il ne changeait que fort rarement sa manière de voir. Cependant, le cas qui se présentait semblait si extraordinaire, que Clark ne put s’empêcher d’exprimer sa pensée.
— Voulez-vous vraiment dire que le journal ne parlera pas du concours d’hier ?
— Oui, c’est bien ce que je prétends.
—Mais, c’est impossible! Songez-y, un concours qui a passionné la ville. . . des lutteurs de premier ordre. . . des paris importants engagés. . . que diront nos abonnés? Ce serait simplement. . . Ici Clark s’arrêta; il cherchait une expression assez énergique pour caractériser tout ce que cette omission sans précédent aurait d’inouï.
Edouard Norman regardait son rédacteur en second d’un air pensif. Clark appartenait à une autre Église que lui, jamais encore ces deux hommes n’avaient abordé ensemble des questions religieuses, quand même ils travaillaient depuis des années au même journal.
— Entrez un instant ici, Clark, et fermez la porte derrière vous, dit Norman au bout d’un instant.
Clark obéit et les deux hommes se considérèrent en silence pendant quelques minutes. Enfin Norman s’écria :
— Clark, si le Christ éditait un journal, croyez-vous, honnêtement, qu’il publierait trois colonnes et demie au sujet d’une fête telle qu’a été celle d’hier.
Clark fit un geste de stupéfaction, puis il répondit :
— Non, je ne le crois pas !
—Eh bien, c’est ma seule raison pour ne pas insérer ce compte rendu. Je me suis engagé à ne faire, pendant une année entière, aucune chose que je considérerais comme opposée à ce que ferait Jésus.
Clark n’aurait certainement pas eu l’air plus étonné si son chef était subitement devenu fou. A la vérité il pensait que quelque chose d’insolite se passait dans son cerveau car, jus-qu’alors, il lui avait toujours paru posséder un jugement particulièrement sain.
— Quel effet cela aura-t-il sur le Journal, dit-il enfin.
— Qu’en pensez-vous? demanda Norman.
— Je pense que cela le ruinera, ni plus ni moins, répondit sans hésiter Clark, qui se remettait de son étonnement et se disposait maintenant à tenir tête à son chef. Il n’est pas possible, aujourd’hui, absolument pas possible, de rédiger un journal d’après ce principe. C’est se proposer un idéal beaucoup trop élevé pour être accessible à notre monde ; lui obéir équivaudrait à se couper les vivres. Vous pouvez être absolument certain qu’en refusant d’insérer ce compte rendu de fête, vous vous exposez à perdre des centaines d’abonnés, point n’est besoin d’être prophète pour vous prédire cela. Tout ce qu’il y a de mieux en ville se réjouit de le lire. Chacun s’est intéressé à cette lutte et la première chose que l’on cherchera, en ouvrant son journal, ce sera un article qui en donne les résultats. Vous ne pouvez pas méconnaître à ce point les désirs du public. Si vous le faisiez, ce serait, à mon avis, une grosse faute.
Edouard Norman resta un moment silencieux, puis il dit avec autant de calme que de fermeté.
— Clark, quelle est, selon vous, sincèrement parlant, la règle véritable qui devrait déterminer notre conduite? La seule règle juste est-elle celle que Jésus lui-même suivrait? Affirmeriez-vous que la loi la plus haute à laquelle un homme puisse obéir est celle qui consisterait à suivre ses traces, le plus littéralement possible ? En d’autres termes, croyez-vous, oui ou non, que nous soyons appelés à suivre l’exemple de Jésus dans notre vie journalière?
Clark rougit et s’agita pendant un moment sur sa chaise, avant de répondre à la question de son chef.
— Hem! non. . . c’est-à-dire. . . oui, je pense que si vous vous placez au point de vue de ce que nous devrions faire, il n’y a pas d’autre règle de conduite pour nous. Reste à savoir si la chose est faisable, et si un journal, rédigé d’après cette règle, pourrait rapporter quelque chose. Pour réussir dans la presse, nous devons nous plier aux coutumes et aux méthodes admises par la société à laquelle nous nous adressons. Nous ne pouvons pas agir comme si nous habitions un monde idéal.
—Voulez-vous dire que vous ne croyez pas qu’il soit possible de rédiger notre journal dans un esprit strictement chrétien, sans nuire à son succès ?
— Oui, c’est justement ce que je pense. C’est impossible. Ce serait la banqueroute d’ici à trente jours.
Edouard Norman ne répondit pas tout de suite. Il était visiblement préoccupé.
Nous en reparlerons, Clark, dit-il enfin, mais il importe que nous soyons, dès aujourd’hui, au clair l’un vis-à-vis de l’autre. Je me suis engagé à rédiger mon journal, pendant une année entière, en me demandant toujours : « que ferait Jésus? » et en suivant strictement la réponse que me dictera ma conscience. Je crois encore que nous pourrons réussir cependant, non seulement aussi bien, mais mieux que par le passé.
Clark se leva en disant :
— Alors ce compte rendu ne paraîtra pas ?
— Non. Nous ne manquons pas de copie à mettre à sa place. Vous savez vous-même combien d’articles intéressants nous avons en réserve.
Clark hésitait encore :
— Direz-vous quelque chose pour expliquer l’absence de toute mention de cette fête ?
— Non, le journal sera tout bonnement imprimé comme si elle n’avait pas eu lieu.
Clark sortit de la chambre et retourna à son pupitre avec la sensation qu’il aurait eue si le plancher s’était tout à coup dérobé sous ses pieds. Il était à la fois étonné, consterné, excité, — en un mot il enrageait positivement. Le grand respect qu’il éprouvait pour Norman empêchait son indignation croissante et son dégoût de se manifester trop ouvertement, mais il n’en était pas moins de plus en plus consterné du changement qui venait de se produire dans la direction du journal, et de plus en plus convaincu qu’il ne pourrait en résulter qu’une ruine complète.
Avant midi tout le personnel du journal savait cette chose incroyable : que le numéro du jour allait paraître sans que le fameux concours de lutteurs de la veille y fût seulement mentionné. L’étonnement causé par ce simple fait dépassait toute description, et chacun le discutait à sa façon. A deux ou trois reprises durant la journée, M. Norman eut l’occasion de traverser les bureaux et les locaux de l’imprimerie; chaque fois les têtes se tournèrent sur son passage et des regards curieux interrogèrent son visage. Il se sentait observé avec une étrange insistance, mais il ne fit aucune observation et resta aussi calme que s’il ne se fût aperçu de rien d’insolite.
Il avait modifié sur plusieurs points de détail la composition du journal, mais d’une façon si discrète qu’elle ne frappait personne. Il sentait qu’il avait besoin de temps, et d’un considérable effort de jugement pour trancher de la bonne manière la question toujours présente à sa pensée. Ce n’était pas le manque de choses à réformer qui l’empêchait d’agir immédiatement, mais l’incertitude où il était encore au sujet de ce que Jésus aurait fait s’il se trouvait à sa place.
Quand le Journal de Raymond parut, dans la soirée, il causa une véritable stupéfaction à ses abonnés. Le compte rendu de la lutte n’aurait pas produit la centième partie de la sensation due à son omission. Non seulement les abonnés, mais une foule d’acheteurs au numéro ne cherchaient que cela en le dépliant. Et, ne le trouvant pas, ils couraient aux kiosques acheter d’autres journaux. Les revendeurs eux-mêmes, qui ne se doutaient point de l’incroyable lacune que rien ne faisait prévoir, criaient de bonne foi : « Lisez dans le Journal de Raymond le compte rendu détaillé du grand concours de lutteurs. »
Un homme qui venait d’acheter et de parcourir la grande feuille quotidienne, en général si bien renseignée, « rappela le garçon qui la lui avait vendue en lui disant avec colère :
— Il n’y a pas un mot au sujet de la lutte là-dedans, à quoi pensez-vous de vendre de vieux numéros ?
— De vieux numéros! Comment donc? Je sors de l’imprimerie. Regardez la date, donc !
— N’empêche qu’il n’est pas question de la fête d’hier, regardez-vous-même!
L’acheteur rendit le journal au jeune garçon; celui-ci le parcourut d’un seul regard, puis se mit à siffler d’un air consterné.
— Sam! appela-t-il, en apercevant à quelque distance un autre revendeur, laissez-moi regarder un de vos exemplaires du Journal de Raymond.
Il n’eut pas de peine à se convaincre que la pile d’exemplaires de son concurrent ne différait en aucune façon de la sienne.
— Dépêchez-vous de me vendre un autre journal. N’importe lequel, pourvu qu’il me renseigne sur les résultats du concours ! Et le monsieur, aussitôt servi, s’éloigna, laissant les deux garçons en face l’un de l’autre.
— Ils ont eu la berlue, au journal, pour sûr, ou on leur a joué un mauvais tour, s’écria le, premier qui se mit à courir dans la direction où se trouvaient les bureaux de la feuille incriminée, afin de s’informer de ce qui s’y était passé.
Plusieurs autres revendeurs se pressaient déjà dans la salle où se distribuait le journal. Les réclamations, vociférées aux oreilles de l’employé chargé de ce département, eussent rendu fou quelqu’un moins habitué que lui à de bruyantes manifestations.
M. Norman, qui se disposait justement à rentrer chez lui, s’arrêta, attiré par ce bourdonnement de voix, sur le seuil de la porte pour s’informer de ce qui se passait.
—Ces garçons se plaignent de ce qu’ils ne peuvent vendre les numéros du journal, parce que les résultats du concours de lutte ne s’y trouvent pas, répondit l’employé interpellé, en regardant son chef d’un air curieux, comme l’avaient fait, au cours de la journée, tant d’autres de ses camarades.
M. Norman hésita un moment, puis il entra dans la salle et s’adressa aux réclamants.
— Combien d’exemplaires avez-vous là? leur dit-il. Faites-en le compte, ce soir c’est moi qui les achète.
Ils ne se le firent pas dire deux fois et se mirent à compter fiévreusement les exemplaires non vendus.
— Donnez-leur l’argent qui leur revient, Georges, continua le rédacteur, et s’il vient encore d’autres personnes se plaindre de ce qu’il leur reste des exemplaires, payez-les leur également. Puis se tournant vers les garçons présents, il ajouta : Êtes-vous satisfaits ?
— Satisfaits! Cela ne se demande pas! Mais, continuerez-vous à faire cela? Donnerez-vous chaque soir une représentation comme celle-ci, au bénéfice de la fraternité ?
M. Norman se contenta de sourire, sans se croire obligé de répondre à cette question. Il quitta ses bureaux et rentra chez lui, et tout en marchant il ne pouvait se débarrasser de cette question : « Jésus aurait-il fait cela? » par où il n’entendait pas tant cette dernière transaction, que l’ensemble des motifs auxquels il avait obéi pendant toute cette première journée. Les revendeurs du journal avaient eu évidemment à souffrir de la décision qu’il avait prise. Pourquoi auraient-ils perdu leur argent par sa faute ? Ils n’étaient pas à blâmer, tandis que lui, un homme riche, pouvait mettre un peu de joie dans leurs vies. Quand il atteignit sa demeure, il en était arrivé à la conclusion que Jésus aurait agi comme lui, ou du moins dans le même sens, pour n’avoir pas à se reprocher la moindre injustice, il ne tranchait pas ces questions pour qui que ce soit d’autre, il ne jugeait que de sa propre conduite. Il n’était pas en position de dogmatiser, et il sentait qu’il ne devait se laisser guider, dans son interprétation des actes probables de Jésus, que par son jugement et sa conscience à lui. Il avait prévu, en quelque mesure, une diminution dans la vente du journal, mais il lui restait à réaliser l’étendue des pertes qui le menaçaient, pour le cas où il continuerait l’épuration commencée.
Il reçut, pendant la semaine qui suivit, de nombreuses lettres au sujet du numéro incriminé. Quelques-unes d’entre elles ne manquaient pas d’intérêt.
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