DEUXIÈME PARTIE
Mirabel mise en échec
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La décision de construire
Cet aéroport, un jour, quelqu’un a pris la décision de le construire en neuf. L’« erreur originelle » ne vient-elle pas de ce point tournant ? On peut difficilement saisir ce qui motive une prise de décision sans se pencher sur son contexte. Quel était le contexte sociopolitique au Canada au moment où est prise l’importante décision de bâtir un nouvel aéroport international à Montréal ? Je ferai d’abord un bref retour sur la vie sociopolitique des années 1950 et 1960 au Québec et au Canada. Ce retour aide à comprendre comment les « idées au pouvoir » ont orienté la décision de bâtir Mirabel.
Le contexte
Les années d’après-guerre se caractérisent par une grande croissance économique et démographique. Tous les pays développés connaissent alors une forte augmentation du transport aérien commercial. De 1955 à 1965, on assiste à une augmentation de 130 % du nombre de passagers aux aéroports canadiens. L’aéroport de Montréal est le plus important du pays. De 1963 à 1968, à Montréal, le trafic international croît de 19 % par année. L’amélioration du service aérien devient donc un enjeu majeur pour le Canada, où le projet d’unifier ce vaste territoire reste un défi. Ce contexte des années 1960, alors que les autorités sont appelées à faire des prévisions à grande échelle, est commun à plusieurs pays. Par exemple, au même moment, la France s’engage dans un ambitieux projet de modernisation qui donnera naissance, entre autres, à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle en 1974.
Une période de grands chantiers s’amorce donc à Montréal. Ces travaux exigeront des expropriations, des déplacements forcés, des démolitions et des reconstructions massives. Le progrès arrive en ville et redessine le paysage urbain : le boulevard Métropolitain (1960), le pont Champlain (1962), la Place Ville-Marie (1962), le métro (1966), le pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine (1967), l’Exposition universelle Terre des hommes (1967), l’autoroute Bonaventure (1967), l’autoroute Décarie (1967), la Place Bonaventure (1968). En 1969, l’annonce d’un nouvel aéroport à Mirabel arrive un peu à la fin de cette course au développement économique démesuré, vingt-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Au Québec, la volonté est là de faire de Montréal la deuxième ville francophone au monde. Le défi économique et politique que cet idéal représentait en contexte nord-américain aurait-il été sous-estimé ? Avec l’arrivée au pouvoir des libéraux de Jean Lesage, en 1960, le Québec affiche une politique autonomiste. Le français s’affirme comme langue officielle. Autonomie, indépendance, souveraineté font partie du vocabulaire et de l’action sociale et politique. Le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) voit le jour en 1960. Le Front de libération du Québec (FLQ) ébranle la vie politique, du premier attentat à la bombe en 1963 jusqu’à la crise d’Octobre en 1970. René Lévesque fonde le Parti québécois (PQ) en 1968, l’année même où Pierre Elliott Trudeau devient premier ministre du Canada. La tension entre ces deux leaders politiques aux visions si diamétralement opposées colorera la vie politique du Canada tout au long des deux décennies qui suivront.
En 1967, la Confédération canadienne célèbre son centenaire. Des négociations ont cours entre les provinces et le gouvernement central pour le rapatriement de la Constitution. Elles se soldent par des échecs. En ce temps-là, l’État canadien gérait ses affaires selon une politique centralisatrice et interventionniste. Nation building canadien et politique autonomiste québécoise, les conditions du tiraillement politique autour du futur aéroport en terre québécoise sont en place.
L’effervescence de Montréal masque une réalité que le milieu du transport aérien comprend bien : déjà, Toronto devance Montréal dans les secteurs de la finance, de l’industrie et du transport. Plusieurs facteurs interviennent ici qu’il n’est pas dans mon propos d’aborder. Mais il semble que, pour diverses raisons, Toronto profite plus que Montréal de la politique canadienne d’aménagement du territoire. L’autoroute Transcanadienne, l’ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent, l’accélération croissante des échanges avec le Pacifique et le projet d’améliorer l’infrastructure aéroportuaire dans les trois plus grandes villes du pays : toutes ces réalités montrent la volonté de faire du Canada un territoire, vaste certes, faiblement peuplé et inégalement développé, mais néanmoins uni et prospère.
Ainsi, dès le début des années 1960, Montréal est en retard sur Toronto. On aurait tort de croire, comme on l’entend parfois, que « Mirabel a fait Toronto ». Toronto était « déjà fait », en quelque sorte. Il semble que la politique interventionniste du gouvernement Trudeau n’ait pas tenu compte de l’impact de la montée économique en cours de Toronto sur le projet aéroportuaire de la grande région de Montréal. Je constate l’immense décalage qui existait entre le rêve politique canadien et la réalité économique du moment. En effet, lorsque le gouvernement du Canada a pris la décision de construire un nouvel aéroport dans les trois plus grandes villes du pays, Toronto était déjà la métropole du Canada. Ainsi, en 1969, le nombre de passagers à Toronto dépassait de 27 % le nombre de passagers à Montréal. Cette réalité allait influer grandement sur la demande des transporteurs aériens du pays, dont Air Canada est de loin le plus important.
Mais les décideurs politiques vont continuer à s’appuyer sur la croissance d’après-guerre et la projeter dans le futur, vers l’infini. Aucune rupture n’est encore imaginable. Les mots rêve, utopie, prévision, projection, vision règnent en maîtres dans les discours des planificateurs et des décideurs. Les verbes se conjuguent au futur et au conditionnel. Rétrospectivement, cette époque de notre histoire récente semble franchement décollée du réel. En 1960, l’aéroport de Dorval a déjà été réaménagé pour satisfaire aux normes internationales. Mais ce n’est pas suffisant. Dorval doit être repensé, puisque Montréal comptera, selon Horizon 2000, 7 millions d’habitants au début du XXIe siècle. Précisons qu’en 1961 la région de Montréal comptait 2,5 millions d’habitants. Et combien y en aura-t-il cinquante ans plus tard ? À peine la moitié du nombre prévu, soit 3,7 millions. Le projet aéroportuaire de Mirabel a souffert du manque de vision de ces pré-visions…
À ces prévisions de croissance idéalistes il faut ajouter une conception du développement régional qui n’a jamais réussi à atterrir, ni au Québec ni au Canada. Les gouvernants croyaient alors en la capacité de l’État de provoquer le développement dans un « pôle urbain » : de là, on prévoyait des retombées économiques sur toute une région, voire sur plusieurs régions. À la fin des années 1960, le temps de l’optimisme économique et du volontarisme étatique achève. Curieusement, cette vision futuriste s’appuie sur une conception dépassée du développement économique et, donc, du développement aéroportuaire. C’est dans ce contexte que Pierre Elliott Trudeau devient premier ministre du Canada, en 1968. Appuyé par son Cabinet, il prendra la décision de construire un nouvel aéroport international dans la région de Sainte-Scholastique.
Rêve et utopie
Comment décrire ce contexte sociopolitique sans souligner la place que le rêve et l’utopie y occupaient ? C’est vrai, les années 1950 et 1960 se caractérisent par la démesure des prévisions, des rêves et des utopies. Nous n’en sommes plus là. Quoique… Tout au long de mes recherches sur Mirabel, j’ai souvent eu l’impression de lire le récit d’une politique-fiction tant le rêve des hommes politiques domine leur discours. Être au pouvoir, c’est détenir la capacité d’imposer ses rêves, ses visions, sans toujours se soucier de ce qu’ils adviennent dans la société. Les gouvernants, notamment, ont cette propension à prendre pour du réel ce qui n’est encore qu’un modèle imaginaire. Ne se trouvent-ils pas souvent dans une situation où ils sont appelés à se projeter dans un avenir indéfini, à fabriquer un discours susceptible de ne produire aucun résultat ? Leur mérite, d’ailleurs, n’est-il pas souvent évalué par les citoyens à l’aune de leur aptitude à produire du rêve collectif ?
Autour de Mirabel, les autorités politiques ont tissé des rêves en continu. Des rêves qui comptent leur part de cauchemars. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, on clame avec fierté que l’aéroport de Mirabel se développera sur un territoire dont la superficie représente 1,5 fois celle de Laval et les trois quarts de l’île de Montréal. Mirabel, ce sera :
• six pistes ;
• six aérogares ;
• un train ;
• une autoroute ;
• une capacité d’accueil, dès l’an 2000, de 60 millions de passagers ;
• 650 000 mouvements d’aéronefs par an ;
• la création de 100 000 emplois ;
• le développement d’une nouvelle ville de 300 000 habitants ;
• l’ouverture d’une université à Saint-Jérôme.
En 1969, l’année où l’aéroport de Mirabel fut décidé, Neil Armstrong a marché sur la lune. Durant ces années, sky was the limit. Le projet de construire le plus grand aéroport sur la planète n’apparaît même pas démesuré. Les urbanistes l’affirment, « circuler » est une exigence du monde moderne. Et le monde moderne est forcément urbain. Dans l’est du Canada, c’est-à-dire au Québec, cet aéroport international tout neuf est une pièce centrale de cette modernité canadienne qu’on s’apprête à présenter au reste du monde (ill. 13).
Mais voyons d’abord comment ce nouvel aéroport a été présenté au Québec.
Agrandir l’ancien ou construire du neuf ?
Dès le début des années 1960, le ministère des Transports comprend que l’aéroport de Dorval, ouvert en 1941, ne suffira pas à répondre aux besoins grandissants de l’aviation civile et commerciale. En effet, au cours des années 1950, l’aéroport de Dorval est le plus achalandé du Canada. C’est la porte d’entrée du trafic européen, puisqu’il est le seul aéroport canadien à accueillir les vols internationaux. On prévoit une importante augmentation du trafic aérien et une utilisation croissante d’avions supersoniques. De quoi le Canada a-t-il besoin ? Faut-il agrandir l’aéroport de Dorval ou construire un nouvel aéroport international dans la région de Montréal ? Voilà la question. Il importe d’y revenir, car la réponse retenue est, en quelque sorte, à l’origine de la dérive de Mirabel.
Comment la décision de construire un nouvel aéroport dans la grande région de Montréal a-t-elle été prise ? Rappelons d’abord quelques faits qui concernent plus spécifiquement Mirabel. En 1966, le gouvernement fédéral commande des études sur les grands aéroports au Canada et dans le monde. À Montréal, le contrat est accordé à la firme de consultants Kates, Peat, Marwick (KPM), avec laquelle le gouvernement canadien fait souvent affaire, une entreprise britannique qui a des bureaux un peu partout dans le monde. Toutefois, reconnaissant sa faible expertise en transport aérien, KPM confie un contrat en sous-traitance à deux firmes : R. Dixon Speas Associates, une firme étasunienne qui a une grande expérience dans le domaine de l’aviation civile, et Van Ginkel Associates, une firme montréalaise qui avait travaillé notamment à la planification de l’Exposition universelle de 1967.
Speas remet son rapport préliminaire à KPM à l’été 1967. Ce rapport soutient qu’il est possible de gérer une augmentation du trafic aérien à Dorval sans construire un nouvel aéroport.
Le piège consistant à construire un second aéroport, et dans lequel s’étaient engouffrées d’autres villes — comme Chicago, Washington et Paris —, pouvait être évité. La gestion d’aéroports jumeaux est dispendieuse, parce qu’elle suppose un redoublement des installations pour les compagnies aériennes et le transfert des passagers.
KPM remet son premier rapport au sous-ministre adjoint de Transports Canada en décembre 1967. Le document fait mention d’une possible extension de l’aéroport de Dorval jusqu’en 1985. Mais il affirme aussi que cette option n’est pas une solution satisfaisante à long terme. Les consultants recommandent donc d’étudier plusieurs sites pour construire de nouvelles installations. Bref, les experts en aviation de Speas soutiennent que l’extension de l’aéroport de Dorval est faisable. Les consultants de KPM, qui ne possèdent pas cette expertise, disent que non, cela ne se fait pas. C’est pourtant le point de vue de KPM qui sera retenu et abondamment repris par la suite pour justifier la décision gouvernementale.
On voyait grand, très grand, quant à la croissanc...