CHAPITRE PREMIER
Le virage libre-échangiste
Les Canadiens ne comprennent pas ce qu’ils ont signé. Dans 20 ans, l’économie canadienne aura été absorbée par l’économie américaine.
Clayton Yeutter, représentant des États-Unis
pour le commerce international (1987-1988)
EN 1988, le Parti québécois endosse résolument la politique de libre-échange du gouvernement canadien alors dirigé par Brian Mulroney. Ce choix crucial fait au prix d’un « virage à 180 degrés », selon l’expression de Jacques Parizeau qui vient d’assumer la présidence du PQ, permet non seulement la ratification de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis (ALE), mais entraîne toute la classe politique québécoise sur une voie de droite, la voie du néolibéralisme. Ce chapitre retrace les origines et les étapes de ce virage « aux répercussions politiques immenses », comme l’écrira un de ses protagonistes.
Annonce surprise au « Sommet irlandais »
Québec, le 17 mars 1985. Le premier ministre canadien Brian Mulroney et le président étatsunien Ronald Reagan prennent par surprise tous les Canadiens — et même les élus du peuple — en annonçant à brûle-pourpoint qu’ils se sont mis d’accord pour engager un processus de négociation en vue de conclure un traité de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Cela survient lors d’une rencontre-spectacle baptisée « Sommet irlandais » (c’est la Saint-Patrick et les deux comparses sont d’origine irlandaise), conçue pour assurer un retentissement médiatique maximum à cette annonce inopinée. Dévoilée en terrain canadien par un Mulroney euphorique, la nouvelle donne à penser que l’initiative vient de ce côté-ci de la frontière.
La vérité, c’est qu’à cette époque à peu près tout le monde en ce pays s’oppose à un tel accord. Cet enjeu ne figure à l’ordre du jour d’aucun parti ni d’aucune organisation, si ce n’est celui des organisations patronales. Les historiens soulignent que le Parti conservateur, celui de Brian Mulroney, s’est particulièrement signalé tout au long du XXe siècle par son opposition à tout traité de libre-échange avec les États-Unis. Pour sa part, Pierre Elliott Trudeau, premier ministre libéral de 1968 à 1984, n’y voyait qu’une arnaque monumentale : « A monstrous swindle », martelait-il. Son gouvernement s’appliqua à mettre en œuvre des politiques qui allaient dans le sens contraire. Ainsi, il créa, en 1973, l’Agence d’examen des investissements étrangers, connue sous le sigle de FIRA (Foreign Investment Review Agency), dans le but d’endiguer le déferlement des capitaux étatsuniens sur le pays et de faire en sorte que tout investissement étranger se traduise par « un bénéfice net pour le Canada ». Il mit également sur pied le Programme national de l’énergie afin d’encourager et de protéger une industrie pétrolière embryonnaire dans l’Ouest canadien et en Ontario. Dans cette foulée naquit la société d’État Pétro-Canada. Ce nationalisme économique irritait au plus haut point les Étatsuniens qui rétorquaient par le renforcement de leurs lois protectionnistes. À Washington, on disait que discuter de libre-échange avec Herb Gray, alors ministre de l’Industrie et du commerce et parrain de la FIRA, c’était « parler à un mur de briques ».
Au grand soulagement des États-Unis, le nationaliste Trudeau quitte la scène politique en juin 1984. Il est remplacé par John Turner qui convoquera l’électorat aux urnes pour septembre de la même année. Bien que l’idée circule dans le monde des affaires depuis le début des années 1980, le thème du libre-échange n’apparaît pas comme tel dans les débats de la campagne électorale. Faisant écho à une rumeur diffuse, un journaliste interroge le candidat conservateur Brian Mulroney sur la question. Sa réponse est catégorique : « Le libre-échange avec les États-Unis, c’est comme dormir avec un éléphant. C’est fantastique tant que l’éléphant ne bouge pas, mais si l’éléphant se tourne de bord, t’es mort. » Le lendemain, les journaux titrent : « Mulroney contre le libre-échange avec les États-Unis. » La position de Brian Mulroney sur ce point n’a d’ailleurs pas varié depuis son entrée en politique. Pendant la course à la chefferie, en 1983, il déclare, catégorique : « Ne me parlez pas de libre-échange. […] Le libre-échange est une menace pour la souveraineté du Canada. » Fraîchement élu chef du Parti conservateur, il explique au reporter du magazine Maclean’s : « Les Canadiens ont rejeté le libre-échange avec les États-Unis en 1911. Ils feraient la même chose en l983. »
Ce disant, Mulroney fait sienne la position historique de son parti. Ses conseillers lui ont rappelé que son lointain prédécesseur à la tête du Parti conservateur, Sir Robert Borden, avait fait trébucher Wilfrid Laurier sur cette question en 1911. Le gouvernement libéral de Laurier s’était alors aventuré à entamer avec le gouvernement étatsunien des négociations en vue d’un accord commercial limité, dit « traité de réciprocité ». Les conservateurs firent de ce projet l’enjeu principal de l’élection générale de 1911 : « La question la plus importante jamais soumise à l’électorat canadien », clamait Borden. Et les électeurs dirent non avec lui, mettant fin abruptement au règne du grand Laurier.
Depuis la naissance de la Confédération canadienne, de John A. MacDonald à John Diefenbaker, en passant par Robert Borden, le Parti conservateur s’était toujours fait le défenseur d’un certain nationalisme économique qui rejetait toute idée de libre-échange avec l’ambitieux voisin du sud déjà redouté pour ses tendances hégémoniques. Comment expliquer alors que six mois seulement après son élection comme premier ministre, le 4 septembre 1984, Brian Mulroney, conservateur et ci-devant antilibre-échangiste avoué, fasse chœur avec le président des États-Unis pour annoncer, enthousiaste, le lancement officiel des négociations devant aboutir à un traité de libre-échange ? Un véritable revirement. Qui l’a convaincu de la nécessité d’un tel accord pour assurer le bien-être des Canadiens ?
Une initiative signée USA
En clair, l’initiative vient des États-Unis, plus exactement de la Table ronde des affaires — ou Business Roundtable —, le plus puissant lobby du grand patronat étatsunien. Une poignée de transnationales mène l’offensive sous la direction d’American Express, alors leader mondial des services financiers, et de Pfizer, championne de ce qu’on appelle le Big Pharma. Le lobby s’exerce directement auprès de Bill Brock, commissaire de la Maison-Blanche en matière de commerce international ;. Celui-ci, sympathique à cette requête, invite les dirigeants de la Business Roundtable à former un Advisory Committee for Trade Negotiations afin de l’assister dans l’élaboration d’une politique globale de libre-échange incluant les services, les investissements, la propriété intellectuelle et l’agriculture. Le comité est placé sous la direction de James D. Robinson III, PDG d’American Express, président du Comité des relations internationales de la Business Roundtable comme aussi de l’American Coalition for Trade Expansion With Canada qui regroupe 600 firmes multinationales et associations de gens d’affaires intéressées par les échanges économiques transfrontaliers. Nous sommes en 1981. Bill Brock mènera le dossier avec une ténacité exemplaire et une diplomatie consommée jusqu’à l’annonce du 17 mars 1985. La petite histoire considère Brock comme le père du nouveau modèle de libre-échange inauguré par cet accord Canada-États-Unis.
ENCADRÉ 1.1
Quand le monde des affaires dicte les politiques gouvernementales
« Si vous demandez quand, depuis 1900, la communauté des affaires du Canada a eu le plus d’influence sur les politiques gouvernementales, je dirais que c’est dans ces 20 dernières années. Regardez les causes que nous défendons et, par ailleurs, ce que tous les gouvernements, tous les grands partis, y compris le Reform Party, ont fait ou veulent faire. Ils ont tous adopté le programme que nous proposons et défendons depuis deux décennies. »
Thomas d’Aquino, PDG du Conseil canadien des affaires sur les enjeux nationaux (BCNI), cité par Peter C. Newman, Titans, op. cit., p. 159.
Dans cette même période, les businessmen étatsuniens entreprennent de convaincre leurs homologues canadiens d’embarquer dans cet exaltant projet. Mais les divers regroupements d’affaires canadiens demeurent hésitants. Le Business Council on National Issues (BCNI) ou Conseil canadien des affaires sur les enjeux nationaux, la Chambre de commerce, l’...