1.
Le président Florestan est un monsieur charmant. Magistrat depuis trente ans, il a parcouru la France du nord au sud en passant par l’outre-mer. Je le rencontre dans un couloir du palais de justice et, aussitôt, il me prend par le bras :
– Comment allez-vous, mon cher ?
Nous nous serrons la main et je m’apprête à passer un moment dans ce couloir, car il est aussi jovial que bavard. De petite taille, les cheveux gris coupés au carré, Jacques Florestan est doté d’un nez long et fort qui me rappelle les masques vénitiens. Ses yeux noirs pétillent d’intelligence et son visage rond est toujours fendu d’un large sourire. Ses fous rires à l’audience sont connus de tous, mais son exquise courtoisie et sa bienveillance lui permettent toujours d’être pardonné. Cet homme est un observateur avisé des mœurs judiciaires qui cultive passionnément la dérision. Il est toujours très chic, porte des vestes de cachemire légèrement cintrées et des chemises à fines rayures cravatées de soie. Il me pousse légèrement vers la salle des pas perdus et commence à m’entreprendre sur un dossier que nous avons ensemble dans quinze jours.
– Avez-vous parcouru le dossier Decobert ?
Et sans attendre la réponse, il enchaîne :
– Enfin un beau crime passionnel ! Des personnages de roman, un scénario en demi-teinte, une fin tragique dans les règles de la tragédie antique, une leçon de vie sur l’amour, la jalousie, la vengeance et la haine… Vous allez voir, si vous avez la curiosité d’aller fureter derrière les actes. Une fois débarrassé de ce fatras de procès-verbaux dont on n’a que faire et qui ne font que parasiter ce puissant courant romantique qui anime nos personnages, on atteint presque le sublime. Ce pourrait être un opéra. Le grand malheur étant cependant que nos gens ne sont pas italiens et que la tragédie ne se décline pas avec l’accent du Nord !
Florestan est un méridional qui considère que le nord commence à Lyon. Il cultive une pointe d’accent provençal, mais je le soupçonne de le travailler devant la glace quand il chante le matin en se rasant. Sa femme est chanteuse lyrique et il ne dédaigne pas, quand il est en petit comité, à la fin d’un dîner élégant et confidentiel, de se laisser aller à quelques vocalises.
Je l’écoute d’une oreille distraite en me disant que j’aurais préféré une belle affaire de banditisme avec des avocats coriaces, histoire d’affûter mes jeunes griffes. Je réalise aujourd’hui, bien des années plus tard, que j’étais un crétin et que les « leçons de vie », comme les appelait Florestan, ne sont comprises parfois que longtemps plus tard… Tout en continuant à bavarder, Florestan salue tous les gens qu’il croise, sourit à l’un, tapote l’épaule de l’autre, sans jamais perdre le fil de ses propos, qui passent d’un sujet à l’autre sans aucune transition et me font penser au torrent dont le cours se faufile entre les pierres de son lit. Devant l’ascenseur, il me fait part du manque d’humour du premier président (chef de la cour d’appel avec le procureur général), « un homme aigri et tatillon » qui ne parle que statistiques, « un boutiquier qui gère la Cour comme une épicerie et qui, de surcroît, n’a aucune culture ». La cabine s’ouvre devant moi et j’en profite pour me glisser à l’intérieur, coincé contre une poussette contenant deux bébés qui sucent leur tétine avec voracité. Florestan, de sa main, empêche la porte de se refermer et me demande si j’ai lu l’article du Monde d’hier soir intitulé « Morale et déontologie » :
– Je vous le passerai ! Vous verrez où nous en sommes arrivés !
Il consent enfin à libérer l’ascenseur, non sans m’avoir fait promettre d’aller le voir dans son bureau pour poursuivre cette passionnante conversation.
J’arrive dans mon bureau et je me mets en quête du « dossier Decobert ». Je suis habitué aux élans enthousiastes du président Florestan, mais il a cependant piqué ma curiosité. Cette affaire fait partie de celles dont on ne parle pas entre collègues : rien de sensationnel, une couverture presse réduite au minimum au moment des faits puis oubliée sous la marée des faits divers… Un dossier d’instruction peu volumineux, à peine deux tomes, des avocats peu connus, le dossier type qui passe à la cour d’assises en milieu de session entre deux viols et un vol à main armée. Je jette un coup d’œil sur la date des faits et la prévention : homicide volontaire commis il y a près de deux ans. Deux juges d’instruction se sont succédé, l’un d’eux ayant été nommé à Bordeaux, l’affaire a donc pris un certain retard. L’auteur des faits est un petit chef d’entreprise de la région qui a fini par tuer l’amant de sa femme. Malheureusement, rien d’extraordinaire… Je me dis que Florestan est un incorrigible romantique et qu’il finira par confondre la cour d’assises avec la scène d’un théâtre où évoluent des personnages qu’il a idéalisés sur fond de musique de chambre. Je remets le dossier à sa place (par terre, au fond du bureau, sous une table qui vacille sous le poids des dossiers) et conclus que j’étudierai l’affaire la semaine prochaine. Dans mon métier, tout est une question de priorité et l’urgence apparaît comme le maître mot : « Il faut rappeler le commissaire machin d’urgence », « Je vous apporte ce dossier urgent », « Le parquet général réclame un rapport d’urgence »…
Comme disait l’un de mes procureurs à la veille d’une retraite selon lui bien méritée : « Toute affaire qui ne peut pas attendre vingt-quatre heures est une affaire morte. » La formule est plaisante, mais elle ne correspond pas toujours à la réalité. Un magistrat de talent a un jour inventé – certainement après une journée stressante consacrée à faire le tri entre les affaires urgentes qui se présentent à la permanence du parquet et celles qui peuvent attendre – cette expression qui a, par la suite, fleuri sur toutes les lèvres des magistrats du ministère de la Justice : « le temps réel ». La formule s’est retrouvée dans toutes les circulaires, les demandes de rapport ou les instructions adressées à la police : « Il conviendra de me rendre compte en temps réel… ». Je me promets de lancer le sujet lors de ma prochaine rencontre avec Florestan et je me réjouis d’avance de ses extravagances : « Le temps réel, qu’est-ce que ça veut dire, le temps réel ? Croyez- vous que Ronsard, quand il s’adressait à sa Muse pour l’inviter à contempler la rose avant de la menacer ensuite des foudres de la vieillesse si elle ne cédait pas à ses avances, contait fleurette en temps réel ? » Ou bien : « J’ai rencontré dans le couloir ce gros avocat mal rasé hier, vous savez ce malpropre si grossier à l’audience ? Je lui aurais bien mis un coup de pied au cul en temps réel… ».
On le voit, l’imagination et le génie de la formule prospèrent chaque jour chez les magistrats.
C’est peut-être cette créativité et notre propension à en faire profiter les autres qui nous rendent supportables. Le malheur est que plaideurs et justiciables ne s’en rendent pas toujours compte et nous considèrent comme des archaïsmes « qui nous la jouons », avec nos belles robes rouges parées de fourrure blanche. Peut-être est-ce à nous de faire mieux connaître ce que nous faisons et qui nous sommes ? Comme le dit le proverbe : « Méfions-nous des gens modestes, ils ont souvent de bonnes raisons de l’être. »
2.
Je suis installé à ma place, assis face au bureau de chêne clair, trois marches au-dessus du plancher de la salle d’audience, au même niveau que le président de la cour d’assises, ses deux juges assesseurs et les jurés. Cette position, injustement privilégiée selon les avocats qui allèguent « une erreur du menuisier », me permet d’avoir une vue à cent quatre-vingt degrés sur la Cour.
En face de moi se trouve le banc des avocats de la défense, situés juste devant le box des accusés qui est défendu par des vitres anti-balles installées à grand frais il y a quelques années, avant un procès alliant terrorisme et grand banditisme. La salle est vaste et sonore avec un dôme circulaire rappelant celui d’une église.
Il est neuf heures moins cinq et, petit à petit, les jurés qui vont être tirés au sort s’installent au fond sur les bancs du public. L’huissier
vérifie les convocations des témoins et place les quelques curieux qui viennent assister aux assises.
Une jeune avocate aux cheveux blonds tirés en queue-de-cheval vient me saluer et m’indique qu’elle intervient comme partie civile pour représenter et défendre les intérêts de la famille de la victime. L’avocat de l’accusé n’est pas encore arrivé et j’en profite pour aller dire bonjour à Florestan ainsi qu’aux deux juges désignés pour l’affaire.
Je trouve Florestan dans son petit bureau ovale, derrière la salle d’assises, en train d’expliquer à deux jeunes collègues l’importance du tempo dans les chants grégoriens. Il est en pleine forme, contrairement aux deux autres qui ont déjà l’air fatigué avant même d’avoir commencé (j’apprendrai plus tard que Florestan les avait débusqués de la cafétéria depuis près d’une demi-heure, ce qui peut expliquer leur état).
Le président me serre la main avec chaleur, me présente aux deux juges que je connais depuis cinq ans puis entreprend de m’expliquer pourquoi il n’a pas fait de planning pour les trois jours à venir, considér...