TROISIÈME PARTIE
EXPERTS ET TÉMOIGNAGES
MCA, QUELLES SONT CELLES
QUI SE DÉPLOIENT SUR LE TERRAIN ?
Se repérer dans la diversité
et choisir les méthodes adaptées à nos besoins !
DÉMARCHE INTRODUCTIVE
LES CONFLITS DE RATIONALITÉS :
Le corps médical et le corps du malade
Par PR ALAIN BLANCHET
Professeur émérite des Universités-Université Paris 8,
Laboratoire de Psychopathologie/Neuropsychologie (LPN)-EA 2027
et Président de l’École de Psychologues Praticiens
de l’Institut Catholique de Paris
Un nombre accru de patients atteints d’un cancer ou de maladies sévères impliquant des soins et un suivi hospitalier, réguliers, s’orientent vers des prises en charge en complément ou en alternative aux thérapeutiques de la médecine dite orthodoxe. Les patients se tournant vers ces aides dites hétérodoxes représentent de 30 à 40 % des malades soignés en France. Cette orientation libre des sujets atteints de maladies graves vers ces autres thérapies dites complémentaires ou alternatives (selon les cas) répond à des motifs divers selon les personnes. Mais pour l’essentiel, elle rend compte d’une recherche de soulagement de la souffrance créée par la maladie elle-même, par les traitements allopathiques prodigués, et par la détresse psychologique causée par la gravité de la situation vécue.
La problématique de cet ouvrage est fort simple à énoncer sous forme de questions : le recours à ces thérapeutiques complémentaires et alternatives (MCA) offre-t-il un soulagement, c’est-à-dire est-il utile, profitable pour les patients ? Ou bien est-il sans effet particulier, voire contre-productif lorsqu’il conduit les malades à abandonner les traitements médicaux allopathiques ? Une vue générale de ce choix d’accompagnement complémentaire ou de traitements non médicaux apparaît comme la conséquence de la technicisation de la médecine, dont les progrès, du point de vue des résultats, s’accompagnent, le plus souvent, d’un recul de la relation médecin/malade. Comme le font remarquer Decety, Smith, Norman & Halpern (2014), la communication empathique, à la fois cognitive et affective, semble quasi absente dans les consultations de médecine. Or, curieusement, cette attitude naturelle, qui semble manquer chez les professionnels accomplis, se trouve particulièrement développée chez les étudiants en médecine dans les premières années. La technique, qui guérit, prend ainsi la place de la relation qui soigne.
Pourtant, comme le soulignent ces auteurs, il semble bien que la communication empathique protégerait tout à la fois les médecins et leurs patients contre une certaine détresse, en particulier en médecine oncologique ou en chirurgie. Des niveaux élevés d’empathie dans la pratique médicale clinique limiteraient certainement l’épuisement professionnel des médecins et la détresse personnelle des patients. L’idée est sans doute juste, mais la pratique de la médecine hospitalière spécialisée creuse l’écart entre la rationalité du soin et celle du patient. Elle conduit à un problème structurel que l’on pourrait définir ainsi : la technique constitue un corps de connaissance qui échappe au patient. Les connaissances scientifiques et médicales sur le corps atteint, le corps malade, permettent d’accéder à des réalités qui ne sont pas tangibles pour les patients ; ces réalités invisibles au patient restent étrangères à son système de représentation. En conséquence, le patient, confronté à la science médicale performante et même susceptible d’anticiper les symptômes à venir ou leur évolution, se trouve incapable d’ajuster sa propre conception et ses représentations ainsi que son expérience corporelle, avec la logique des traitements qui lui sont donnés.
Or, ce décalage des mondes référentiels médicaux et subjectifs prend une tournure dramatique lorsque le patient est confronté à une menace de mort, la sienne ou celle de ses enfants. Dans ce cas, les ressources propres du patient lui permettant de faire face à la maladie sont dramatiquement contrariées par l’investigation technique de son corps et les révélations qui en découlent. Cette incompatibilité cognitive structurelle est fort bien décrite par Ogien, (2017), alors qu’il était atteint d’une maladie grave. Il souligne ainsi la contradiction institutionnelle qui place chaque acteur dans des rôles prescrits. Les patients et soignants jouent des rôles comme au théâtre. Une sorte de comédie qui découle de la confrontation des patients à l’univers totalisant de l’hôpital. Si le patient ne joue pas ce rôle prescrit, il est considéré comme déviant voire délinquant, car il déroge à la règle morale suivante : il a le devoir de se soigner et de s’adresser à des gens compétents pour le faire. C’est une soumission nécessaire qui consiste à « faire durer le suspense comme Shéhérazade, en évitant de me mettre à dos les soignants, c’est le mieux que je puisse espérer, si j’ai bien compris la nature de ma maladie » (Ogien, op. cit.).
On comprend aisément que les soins de support dans l’hôpital puissent être en partie obérés par la surdétermination de l’institution hospitalière totalisante, comme le montrent fort bien Goffman et Castel (2013). Comment s’étonner dès lors qu’un nombre non négligeable de patients aient recours à des aides extérieures à l’hôpital ? Mais quel est le rôle et quels sont les effets de ce déplacement de la demande d’aide vers des pratiques qui ne concernent pas la maladie mais le soutien à la personne qui a la maladie ? Seule la recherche auprès des patients peut donner des réponses fiables à ces questions. Il s’agit de recueillir leur expérience et leur pratique ainsi que les valeurs qu’ils attribuent à ces thérapies non médicales.
Véronique Suissa (2017) a mené une enquête quantitative et qualitative auprès d’un échantillon de malades. Elle a montré d’une part, que les patients ayant recours aux MCA :
–sont moins déprimés ;
–ont une meilleure perception de leur état physique ;
–ont une meilleure perception de leur qualité de vie.
Et d’autre part, que les patients abandonnant la médecine allopathique (les alternatifs) manifestent :
–une attribution causale interne supérieure aux patients n’abandonnant pas. C’est-à-dire qu’ils se considèrent comme davantage responsables de leur maladie que les autres ;
–un contrôle religieux de la maladie supérieur aux patients n’abandonnant pas.
Véronique Suissa (op. cit.) constate, d’une part, qu’il existe, chez les utilisateurs de MCA, une faible prévalence de recours à des pratiques psychologiques mais, cependant, une forte prévalence des pratiques corporelles. De même que les méthodes plus éloignées des conceptions scientifiques suscitent davantage l’attrait des malades comparativement aux pratiques actuellement encadrées et intégrées au système de soins. Elle constate, d’autre part, que la motivation principale du recours aux MCA est d’atténuer les effets des traitements allopathiques (nausées, brûlures, etc.). Or, cet objectif principal n’est pas atteint. En effet, on observe que l’impact des MCA ressenti est très important sur toutes les dimensions (psychiques, sociales, spirituelles, etc.), sauf sur l’atténuation des effets des traitements.
Au total, indéniablement, les MCA apportent un confort moral important.
Les résultats de cette recherche qu’il est impossible de reprendre dans cette introduction sont nombreux et très intéressants. Par exemple, les différences de point de vue concernant les dimensions psychologiques, physiques et sociales du vécu de la maladie sont saisissantes entre le groupe des sujets sans MCA et avec MCA. Les apports des thérapies complémentaires apparaissent considérables dans ces domaines au regard de ces analyses. Il en va de même concernant les représentations de l’accompagnement psychologique qui apparaît comme positif chez les sujets sans MCA et négatif chez les autres. Enfin, on observe que les sujets sans MCA manifestent davantage de pessimisme que les patients avec MCA.
Les MCA semblent ne comporter que des avantages et, pourtant, on constate qu’elles entraînent des représentations négatives de la médecine allopathique et sont parfois associées à une inobservance des traitements curatifs de la maladie cancéreuse. Enfin, il est fort intéressant de réfléchir sur les critiques sérieuses faites par les utilisateurs de MCA à l’égard de l’accompagnement psychologique : il est perçu comme insuffisant dans l’institution médicale et, en même temps, souffre d’une représentation négative.
Tous les apports qui suivront dans ce chapitre permettront de décrire et de préciser quelles sont ces thérapies complémentaires. Ces pratiques corporelles, psychologiques ou communautaires relèvent toutes d’une dimension psychologique qu’elles mettent plus ou moins en avant dans leur technique ou leur doctrine. La parole est toujours présente dans ces thérapies dont l’efficacité repos...