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Un peu d’histoire
Dans l’eau et l’assainissement, la France fait figure de singularité libérale sur la planète. Pas le moindre des paradoxes pour un pays souvent dépeint comme le chantre du service public et du capitalisme d’État. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans l’Hexagone, les sociétés privées contrôlent plus de 60 % du marché de l’eau (et près de la moitié de l’assainissement collectif), en termes de population desservie. Dans le monde, la part du privé demeure ridiculement basse, bien inférieure à 10 %. Malgré l’offensive menée depuis une trentaine d’années en Europe pour déréguler l’ensemble des services publics et les privatiser, l’eau résiste et constitue toujours un bien public géré très majoritairement dans le giron public. Sauf en France donc.
L’exception française s’explique par l’histoire tumultueuse de notre pays. Remonter le temps permet de reconstituer les liens anciens entre les sociétés privées et le pouvoir central, de comprendre comment et pourquoi une telle place a été accordée au privé dans la gestion d’un bien si essentiel, sans qu’elle ne soit jamais remise en question malgré les alternances politiques.
Pour cela, il faut, selon Pierre Bauby, un politologue spécialisé sur la question des services publics, retourner aux grandes heures de la Révolution française. Quand la Convention était scindée en deux camps, les Montagnards d’un côté, regroupés autour de Danton et de Robespierre, et les Girondins de l’autre, de Brissot, Roland ou Condorcet. À l’époque, la responsabilité de la distribution de l’eau est confiée aux communes, mais les Girondins, en vrais libéraux politiques et économiques (en quelque sorte les aïeux d’Emmanuel Macron), imposent une restriction de taille : les communes n’ont pas le droit de développer des activités commerciales pour ne pas entraver la liberté d’entreprendre. Autrement dit, dans l’eau, tout ce qu’elles peuvent faire, c’est de créer des fontaines publiques, mais en aucun cas, les municipalités ne peuvent faire payer le service.
Cette restriction va durer tout au long du XIXe siècle. Bien évidemment, faute d’argent pour financer les lourds travaux d’infrastructure, les réseaux demeurent à l’état embryonnaire. Au milieu du XIXe siècle, le développement de l’industrie entraînant le développement urbain, à commencer par Paris, il est temps de développer les réseaux d’adduction d’eau et d’évacuation des eaux usées, pour améliorer la situation sanitaire au cœur des grandes cités. Pour cela, le pouvoir (Napoléon III) va créer une société privée, par décret impérial du 14 décembre 1853 : la Compagnie générale des eaux. Ses fondateurs sont tous des proches de l’Empereur : comme le duc de Montebello (futur ambassadeur de France en Russie et sénateur d’Empire), ou le comte Henri Siméon, également sénateur d’Empire et premier président de la société.
La nouvelle société rafle très vite un grand nombre de contrats de concession dans les grandes villes françaises : Lyon, Nantes, Paris, la banlieue parisienne… Selon le consultant indépendant Marc Laimé, la Générale des eaux détient 123 contrats, couvrant une population de 850 000 habitants, dès 1880.
Cette même année (le 2 février 1880 très exactement), le Crédit lyonnais crée une toute nouvelle société : la Société lyonnaise des eaux et de l’éclairage, qui deviendra plus d’un siècle plus tard Suez Environnement. Très rapidement, la toute jeune entreprise se spécialise, en fait, dans les réseaux électriques, et ce n’est qu’en 1913 qu’elle obtient son premier grand contrat de concession d’eau : à Bordeaux. La nationalisation de la production et de la distribution de l’électricité en 1946 obligera la société à se recentrer sur l’eau. Dans les années 1950, elle va ainsi gagner de nombreux contrats dans le nord du pays, dans des bastions socialistes ou communistes.
La troisième société, la Saur (pour Société d’Aménagement Urbain et Rural) est créée, en 1933, par un ingénieur charentais, Pierre Crussard. D’où la bonne implantation régionale historique de cette société qui a gagné ses premiers contrats de délégation de service public dès 1934 dans l’ouest de la France. Cinquante ans plus tard, elle sera acquise par le groupe de BTP Bouygues et servira de base à une vaste alliance stratégique avec EDF dans le courant des années 1990. L’électricien public abandonnera l’idée d’un rapprochement avec Bouygues en 1999, pour préférer s’allier à la Générale des eaux (alors rebaptisée Vivendi Environnement, puis Veolia). Bouygues finira par vendre la société au groupe Séché Environnement en 2007.
Au début du XXe siècle, le Conseil d’État modère la règle d’airain qui interdit aux municipalités de commercialiser des services. Elle juge que les communes peuvent se substituer à l’initiative privée si celle-ci se révèle défaillante. La gestion publique de l’eau devient alors possible. C’est en fait une conséquence de l’élection au suffrage universel des maires à partir de 1884. Les conquêtes électorales de la Gauche (pas encore unifiée au sein de la SFIO, ce qui interviendra en 1905) ont remis en cause le développement de la délégation du service public de l’eau au bénéfice du privé, les nouveaux élus souhaitant pouvoir gérer directement ce service public.
Bizarrement, la question de l’eau ne figure pas à l’ordre du jour du Conseil national de la Résistance, qui va révolutionner la politique économique et sociale du pays après la Seconde Guerre mondiale, et nationaliser une grande partie des activités bancaires et d’assurance ainsi que l’électricité. On peut noter, au passage, que Raoul Dautry, proche du général de Gaulle, ministre de la Reconstruction en novembre 1944 (jusqu’en janvier 1946) et un des fondateurs du Commissariat à l’énergie atomique (dont il deviendra le premier administrateur général), fut, durant la guerre, un dirigeant de la filiale marseillaise de la Générale des eaux.
Malgré la reconstruction d’après-guerre, le développement des réseaux d’eau et d’assainissement et l’équipement des logements ne constitue pas une priorité. Au milieu des années 1950, Marc Laimé note, dans son blog, qu’il existe moins de 10 000 régies et 817 services concédés au privé principalement dans les grandes villes, ce qui représente toutefois 30 % de la population. Mais la distribution d’eau demeure, dans de nombreuses communes, un service encore gratuit : à 31 % dans les villes et 58 % en milieu rural.
La grande révolution de l’eau et de l’assainissement en France va intervenir dans les années 1960 avec l’urbanisation du pays et la création de villes nouvelles. En parallèle dans les campagnes, le développement de l’agriculture industrielle et chimique impose le traitement des eaux de surface, aussi polluées par les rejets industriels. En 1964 est votée la première grande loi sur l’eau qui crée le cadre institutionnel et les bases de la gestion de la ressource tels que nous les connaissons encore aujourd’hui.
Pour faire simple, la gestion de l’eau est scindée en deux parties. D’un côté, ce que l’on appelle le petit cycle, qui concerne les activités de production, de distribution d’eau potable et d’assainissement des eaux usées, dont la responsabilité demeure entre les mains des 36 000 communes ; de l’autre, le grand cycle qui porte sur la gestion des eaux de surface et souterraines, dont la responsabilité est confiée à des agences de l’eau : il en existe six en métropole (Adour-Garonne, Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Loire-Bretagne, Rhône-Méditerranée-Corse, et Seine-Normandie) et une pour chaque territoire ultramarin. Le financement des agences est assuré par une taxe prélevée sur la facture des abonnés à l’eau et à l’assainissement collectif.
La loi de 1964 va aussi instituer un semblant de démocratie et de transparence dans la gestion de l’eau. En parallèle aux grandes administrations qui se partagent cette question (Environnement, Industrie, Agriculture), la loi crée en effet un Comité national de l’eau, instance consultative sur tous les projets concernant l’eau, et censé être un lieu de débats démocratiques prenant en compte les intérêts de toutes les parties prenantes : élus, industriels, agriculteurs, et citoyens représentées par des associations environnementales. De même, les agences de l’eau sont, elles aussi, supposées tenir compte de tous les intérêts.
Dans la réalité, le pouvoir a été confisqué, trop souvent, par des élus, agissant en parfaite symbiose avec les géants privés de l’eau et plus généralement avec les lobbys de l’agriculture ou de l’industrie. La situation la plus caricaturale est certainement celle d’André Santini, le maire d’Issy-les-Moulineaux depuis 1980. Depuis 1983, il est aussi président du Sedif, qui gère l’eau dans 150 municipalités de l’Ile-de-France. Créé en 1923, ce syndicat intercommunal est le meilleur client de Veolia (ex-Générale des eaux), qui détient le contrat de délégation de service public depuis… 1923 ! André Santini fut également, pendant deux bonnes décennies, membre du conseil d’administration et président de l’agence de l’eau Seine-Normandie. À noter qu’il fut, entre 2007 et 2009, secrétaire d’État à la fonction publique, au moment même où le gouvernement Sarkozy-Fillon démantelait le conseil public aux collectivités locales au grand bénéfice du privé… Malgré les scandales qui ont écla...