Annexes
ENTRETIEN AVEC TOUFIK DRIF
Collaborateur des élus communistes / Front de Gauche
au Conseil départemental du Cher
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Ahmed ?
La première fois que j’ai rencontré Ahmed, c’était dans le cadre de mon travail au Conseil général du Cher (devenu Conseil départemental) où j’étais collaborateur des élus communistes / Front de Gauche. Ahmed avait sollicité un rendez-vous avec notre président de groupe, M. Jean-Michel Guérineau. Celui-ci m’a demandé de le recevoir et de l’aider dans ses démarches. C’était en 2009, il était sur Vierzon et avait déjà sollicité l’aide de Nicolas Sansu (actuellement député-maire de Vierzon) avec qui je travaillais également. Depuis, je n’ai jamais cessé de suivre Ahmed dans ses démarches qui étaient assez compliquées. Il y a eu des hauts et des bas. J’ai toujours essayé de le guider au mieux, d’abord au niveau administratif. Mon rôle a été aussi d’être le relais entre Ahmed et les différents élus de l’époque, notamment le député Jean-Claude Sandrier puis Nicolas Sansu. Je faisais aussi le lien avec différentes structures comme la Maison des solidarités de Vierzon et les assistantes sociales qui suivaient son dossier. Au fur et à mesure des échanges, nous avons aussi sympathisé. L’aide est allée logiquement au-delà d’un simple rapport « administratif » : je lui donnais des conseils et surtout un soutien moral et psychologique. Ahmed est passé par des phases de grande détresse. En venant me voir, je pense que c’était aussi pour lui un moyen d’exprimer ce qu’il avait sur le cœur. C’est une longue relation de confiance et d’amitié qui s’est installée.
Vous aviez déjà l’expérience de ce type de situation ?
Pas vraiment. Ahmed, c’est la seule personne que nous ayons eue à Vierzon, confrontée à la problématique de la double peine. Nous avons connu des situations voisines, avec des personnes sans-papiers, venant en France en situation irrégulière, souvent pour des raisons justes : une guerre civile dans leur pays, des familles voulant échapper à une extrême pauvreté dans leur pays d’origine et qui venaient en France dans l’espoir de mieux vivre. Nous avons toujours été présents auprès de ces personnes. La situation d’Ahmed était donc très particulière. C’était d’autant plus triste et révoltant qu’Ahmed vivait en France depuis l’âge de 12 ans, avait toute sa famille ici. Bien que né au Maroc, il avait passé la plus grande partie de sa vie en France. Il a fait des bêtises qu’il reconnaît et pour lesquelles il a payé. Il a fait de la prison. Et depuis, il a montré qu’il avait pu se réinsérer. Après toutes ces années de prison, l’expulsion ne se justifiait pas. Cette double peine avait été « abolie » sous la présidence de la République de M. Nicolas Sarkozy. Il nous paraissait normal qu’Ahmed puisse obtenir légalement le droit de rester vivre en France auprès des siens.
Connaissiez-vous les problématiques de la double peine ?
Bien sûr, nous étions sensibilisés. Le député Jean-Claude Sandrier s’était depuis longtemps prononcé en faveur de l’abrogation de la double peine. C’était un sujet que l’on connaissait, mais uniquement à travers des textes de lois. La situation d’Ahmed nous a confrontés à la réalité. Tant que l’on n’y est pas confronté, cela reste très théorique, on ne peut mesurer réellement toute la dimension du drame humain que cela implique. On se rend compte que dans un pays comme le nôtre, certaines choses qui ne devraient pas exister sont toujours d’actualité.
Lors de son retour en France, Ahmed raconte n’avoir trouvé dans un premier temps aucun soutien à Bourges. Ce n’est qu’en arrivant à Vierzon qu’il s’est retrouvé moins démuni. Comment expliquez-vous cela ?
J’habite sur Vierzon et je travaille sur Bourges. Ce que vous exprimez peut s’expliquer par le fait que Vierzon est une ville très politisée avec un Parti communiste très fort, une majorité municipale avec un maire communiste qui est aussi député de la deuxième circonscription du Cher. Il y a toujours eu au sein du Parti communiste cette volonté d’aider les personnes en difficulté lorsque l’on trouve la cause juste. Le combat que menait Ahmed correspondait à notre idéal de justice. Il a eu le soutien des communistes et des élus socialistes à Vierzon. Il a eu aussi le soutien du Secours Populaire. Il y a cette « culture » à Vierzon qui fait qu’Ahmed a pu trouver ici davantage de soutien et d’écoute.
Les élus locaux se tenaient-ils au courant des difficultés que traversait Ahmed ?
Nous avons beaucoup discuté de la situation d’Ahmed avec les élus du groupe communiste. À chaque fois que je l’aidais, que ce soit pour un courrier ou des mises en relation avec des tiers, je rendais des comptes à mes élus : Jean-Michel Guérineau, Nicolas Sansu, Jean-Claude Sandrier… Eux-mêmes me donnaient des consignes, car ils trouvaient que sa situation ne pouvait pas durer.
L’administration n’était-elle pas écrasante ? Malgré les changements de la loi, il a fallu de nombreuses étapes à Ahmed pour obtenir justice.
Il a fallu être très patient. Ahmed était sur le coup d’un arrêté ministériel dont il fallait obtenir l’abrogation. Il fallait dont agir dans les hautes sphères de l’État où tout est plus compliqué et plus long. Entre une demande et une réponse, il peut s’écouler plusieurs mois qui représentent autant de temps de douleur. Il y a aussi une question de volonté politique à ce niveau. De plus, ce qui était compliqué, c’était à la fois d’entamer les procédures pour qu’il puisse rester en France, mais en même temps, il fallait aussi trouver des solutions pour qu’il puisse vivre dignement, c’est-à-dire qu’il ait un soutien alimentaire, des possibilités de soin et d’hébergement alors qu’il n’avait droit à rien. Ahmed a subi un traumatisme important durant toutes ces années. Je me remémore par exemple un jour où il est venu me voir avec une terrible rage de dent. Dans une situation normale, il suffit de regarder les Pages jaunes et de prendre rendez-vous avec un dentiste. Et encore, lorsque l’on connaît le coût des soins dentaires, même avec une mutuelle, ce n’est pas toujours évident. Dans la situation d’Ahmed, c’était évidemment encore plus compliqué. Il y a eu de nombreux obstacles que nous n’imaginions pas et que nous avons découverts au quotidien. À chaque problème qui apparaissait, il fallait trouver une solution.
Pourquoi le gouvernement actuel n’a-t-il pas abrogé définitivement cette loi ?
Aujourd’hui, avec la montée du Front national, on se rend compte que si l’on posait aux gens la question de la double peine, beaucoup répondraient qu’ils y sont favorables sans prendre conscience que cela déroge aux principes des droits de l’Homme. Il est difficile dans le contexte actuel de faire comprendre aux gens qu’il ne faut pas tomber dans l’excès. La double peine est une mesure discriminatoire et inégalitaire. Pour un même crime ou délit, une personne de nationalité étrangère subit une condamnation plus lourde qu’une personne de nationalité française. Il y a derrière cette mesure l’idée pernicieuse qu’une personne d’origine étrangère devrait être un citoyen encore plus exemplaire qu’une personne née en France, et que la société serait en droit d’être plus exigeante vis-à-vis d’elle. Ahmed est un homme qui a payé pour ses erreurs. Aujourd’hui, il a 58 ans, il travaille, il se reconstruit et il aspire juste à une vie sereine. Voir aujourd’hui Ahm...