MORTS DE FAIM
La joie de retrouver mes parents fut immense.
– Papa, Maman, que je suis heureuse d’être enfin avec vous !
Ma mère pleurait de joie et me serrait contre sa poitrine.
– Tu peux enfin rentrer à la maison…
– Maman, où est mon frère ?
– Il n’est pas là, il est en mission ailleurs.
– En mission ? Où ?
– Dans l’affluent du lac Tonlé Sap.
– Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?
– Il s’occupe de la pêche au filet. Il est revenu une fois au village et il est reparti le lendemain.
– Est-ce qu’il y va en marchant ?
– Non, on ne peut pas aller là-bas à pied parce qu’il faut traverser le fleuve. Il y va en bateau, mais il m’a dit qu’il travaille très dur dans l’eau.
– Et mes grands-parents, vont-ils bien ?
– Oui, ils vont bien, mais… ta tante est décédée de maladie et de malnutrition il y a deux semaines. Ses quatre jeunes enfants vivent avec leurs grands-parents, mais l’aînée part souvent en mission comme toi. Quand ta tante est morte, son corps n’avait presque pas de chair, elle était tellement maigre…
Je ne pus me retenir de pleurer. Ma mère avait les larmes aux yeux.
– Maman, a-t-on des nouvelles de son mari ?
– Non, nous n’avons plus de ses nouvelles depuis le 17 avril 1975.
Ma tante et son mari étaient divorcés. Son mari venait souvent voir les quatre enfants avant l’arrivée de ce nouveau régime.
Ma mère reprit :
– Nous n’avons plus le droit de célébrer la cérémonie des morts, ni de fabriquer de cercueil, afin d’économiser le bois. On enterre les corps morts comme si c’était des animaux. Nous n’avons même pas de tissu pour les envelopper…
Mes parents étaient si tristes… Tout en me caressant la tête, ma mère poursuivit :
– Nous vivons de plus en plus mal… Les gens meurent de faim. Le chef ne nous donne presque plus rien à manger. Avant, nous avions droit à une ration d’un bol de riz, mais maintenant, ce n’est plus un bol de riz : c’est un bol de vingt grains de riz mélangés avec de l’eau. En réalité, nous ne mangeons pas de riz, nous buvons l’eau. Les gens souffrent de malnutrition. Ils ont les jambes, le visage, le corps, les bras qui enflent, ils ne sont pas soignés et ils finissent par mourir. Notre famille résiste jusqu’à aujourd’hui parce que j’ai échangé les sarongs, les tissus, tout ce que j’ai pu épargner contre du riz.
– Tu as échangé les tissus contre du riz ? Comment ? Avec qui ?
– J’ai un ami d’enfance, il s’appelle Kem. Quand j’avais dix ans, il était dans la même classe que moi. Il était très pauvre. Une quinzaine d’années plus tard, il a épousé une fille qui était aussi pauvre que lui. Il venait me voir de temps en temps quand il avait besoin de travail ou d’argent. Je l’ai toujours aidé. Maintenant, il contrôle l’entrepôt de nourriture du village. Il s’entend bien avec le grand chef du village, le camarade Saute. Un jour, Kem m’a demandé si j’avais des tissus car il voulait confectionner ses habits. Je lui en ai donné trois mètres, et pour me remercier, il m’a apporté discrètement 30 kg de riz. Je n’avais pas imaginé qu’il m’en donnerait autant ! Parfois, quand il reçoit l’ordre du camarade Saute d’aller à Vat Kuor, je lui donne des sarongs afin qu’il puisse les échanger contre du riz.
– Il est très gentil d’avoir fait ce troc pour nous.
– Oui, ma chérie, il est gentil et il est toujours reconnaissant.
– Pour un sarong, il te donne combien de kilos de riz ?
– 15 kg ! C’est beaucoup par rapport aux autres personnes, généralement, je ne peux avoir qu’un kilo de riz contre 3,75 g d’or pur de 24 carats.
– Maman, pourquoi y a-t-il tant de riz à Vat Kuor ?
– J’ai entendu dire que Vat Kuor est le lieu de naissance de l’un des grands chefs suprêmes qui dirigent le Cambodge. Sa famille est de là-bas. C’est pour cette raison que Vat Kuor n’est pas privé de riz. Ses habitants vivent mieux que nous ici. Certains habitants dans les villages environnants ont quitté leur village pour rejoindre Vat Kuor, mais ils se sont faits assassiner parce qu’ils n’avaient pas le droit de se déplacer sans l’accord du responsable du village.
La joie de retrouver ma famille était assombrie par la douleur que me procurait le décès de ma tante. De plus, cette situation terrifiante – la privation de nourriture imposée par Angkar – m’inquiétait énormément : cela signifiait que tôt ou tard, toute notre famille était condamnée à mourir.
Pour le moment, je ne pouvais rien faire d’autre que d’aller travailler, de 6 heures à 18 heures, comme les autres villageois, en attendant le pire.
Mes grands-parents maternels vivaient dans le village à environ deux kilomètres de chez nous. Ma grand-mère avait une soixantaine d’années et mon grand-père presque 70 ans. Leurs quatre petits-enfants orphelins avaient 14, 8, 7 et 6 ans. Ma mère avait tout fait pour maintenir en vie ses parents. Après le travail, elle passait son temps à troquer discrètement avec des personnes qu’elle connaissait tout ce qu’elle possédait contre du riz.
Le riz devenait rare ; nous le mangions mélangé avec des liserons d’eau, ces légumes sauvages qui poussent dans les rizières. Cela provoquait des diarrhées aux habitants. Faute de médicaments, les malheureux mouraient.
Un jour, en rentrant du travail, je demandai à ma mère :
– Maman, pourquoi ne plante-t-on pas du manioc et des patates douces que l’on trouve en bordure des champs d’Angkar ?
– Ne plante pas, c’est inutile.
– Pourquoi ? Ils pourraient remplacer le riz ?
– J’ai pensé pareillement, ton père et moi avons planté des tomates, des patates, du manioc, mais camarade Saute nous a accusés d’être trop individualistes. Il nous a dit : « Après le travail pour Angkar, vous pouvez planter ce que vous voulez, mais pas pour vous, c’est pour Angkar. Nous mangeons en commun, nous avons des terres en commun. Vous n’avez pas le droit de récolter pour vous, c’est Angkar qui viendra récolter. »
Quelques jours plus tard, je dus partir encore une fois en mission. Mais comme j’avais attrapé le paludisme le jour où le chef était venu me chercher, il décida de me faire travailler provisoirement dans notre village.
J’alternais entre froid glacial et montées de fièvre délirante, pendant laquelle la température montait facilement à 40° pendant 30 ou 40 minutes. Après cela, je vomissais. Je n’avais droit qu’à un ou deux jours de repos avant d’aller travailler de nouveau ; sinon, les corbeaux diraient que j’avais attrapé la maladie de l’esprit – c’est-à-dire que je faisais semblant d’être malade.
Une semaine après mon retour, en rentrant du travail, j’aperçus mon frère devant notre paillote. Je courus aussitôt pour le prendre dans mes bras, pleine de joie.
Il me raconta la vie des habitants des affluents du fleuve :
– Ils vivent grâce à la pêche. Ils travaillent très dur, parfois toute la nuit sans se reposer quand il y a beaucoup de poissons. Les hommes partent sur le fleuve avec des grandes barques, les femmes s’occupent de les vider et de les préparer – salés, fumés, ou d’autres façons, selon les commandements du chef de village.
– Y a-t-il des jeunes filles ou des jeunes garçons de la première force comme nous ?
– Apparemment, les premières forces sont envoyées très loin. Je n’ai aperçu que des hommes, des femmes mariées et des enfants de moins de 12 ans.
– Peuvent-ils manger à leur faim ?
– Oui, ils mangent bien du riz et des poissons. Il manque des hommes et des femmes pour travailler parce qu’il y a énormément de poissons à capturer. J’ai entendu dire que les chefs des villages situés dans les affluents accepteront de recevoir une trentaine de familles s’ils veulent s’installer là-bas.
– Nous pouvons demander à notre oncle de faire une demande auprès de son gendre ?
– Oui, pourquoi pas.
– Je vais écrire une lettre tout de suite !
Je me suis empressée de rédiger un courrier priant mon oncle de nous faire sortir le plus rapidement possible de notre village natal. J’ai donné cette lettre à mon père. Il la confia ensuite à un ami qui faisait souvent des allers-retours à Prey Chas.
Une semaine, deux semaines, trois semaines, un mois, s’écoulèrent sans nouvelle. Nous avions perdu tout espoir.
La situation avait empiré. Les jambes de mon père et de mon grand-père commençaient à être enflées. Ma mère découpait son bracelet en or en petits morceaux d’environ 1 chi afin de les échanger contre un kilo de riz.
Mon frère ne supportait plus cette situation. Il voulait se rendre à Vat Kuor pour y chercher du riz en échange de l’or.
– C’est très dangereux mon fils, il y a des contrôles à tous les coins de rue, dit notre père.
Mon frère répondit :
– Soit on accepte de mourir l’un après l’autre, soit on tente sa chance. S’il te plaît maman, donne-moi de l’or pour que je puisse l’échanger contre du riz.
Elle refusa.
– Non, n’y va pas. Tu sais bien que le troc est interdit.
Mon frère insista.
– Je ne peux pas accepter de mourir de faim, et vous non plus !
Finalement, ma mère céda. Elle lui remit 37 g d’or. Un matin, il partit en vélo de bonne heure en direction de Vat Kuor, avec un faux laissez-passez. Quant à nous, nous sommes repartis travailler dans la rizière, comme d’habitude, mais nous étions mal à l’aise en pensant aux risques qu’il devrait affronter tout au long de la route minée de menaces et d’insécurité. Mais ce jour-là, mon frère avait une bonne étoile pour le protéger. Il rentra sain et sauf vers 17 heures, avec 30 kg de riz à la cabane. Comme tous les jeunes, il était fier d’avoir réussi son pari risqué. Il dit à ma mère :
– Tu vois, maman, j’ai eu 30 kg de riz qui nous serviront à vivre mieux un peu plus longtemps.
– Oui, mon chéri, tu es très courageux.
Le riz est la nourriture de base au Cambodge. Les Cambodgiens consomment du riz en accompagnement de tous les plats. Dans ce régime utopique, comme il n’y avait rien d’autre à manger que du riz, on augmentait énormément la quantité de riz à consommer par personne. Ainsi, pour quatre personnes, ces 30 kg de riz nous permettraient de vivre se...