CHAPITRE I
L’ennemi de tous les bandits du monde
«Mains dans les poches
L’air gavroche et l’œil malin
Il va, il vient, il est sur tous les chemins
Cheveux au vent, trottinant avec son chien
C’est tin tin tin Tintin Tintin
L’ennemi numéro un
De tous les bandits du monde
C’est tin tin tin Tintin Tintin
Sous son air de galopin
Il n’a vraiment peur de rien.»
Le Colonial, La Brousse, Le Courrier d’Afrique, L’Africain: Tintin est à la une de la presse après avoir démantelé la bande de gangsters qui transformait le Congo belge en succursale de Chicago pour y contrôler la production diamantaire (Congo, 53, 3, a). Sa notoriété mondiale lui permet bientôt de faire le journaliste en Amérique afin de lutter contre les bandits patibulaires qui corrompent la police et les institutions politiques de la démocratie.
L’aventure tout autour du monde, dans les villes, sur la prairie américaine, parmi les dunes arides du désert, au cœur de la jungle et des abysses océaniques, à travers l’espace intersidéral, au sommet glacé de l’Himalaya, après la Lune silencieuse: voici Tintin.
Elle n’a pas existé, la fusée lunaire!
Depuis 2015, un «avion Tintin unique au monde» sillonne l’espace aérien européen. Heureux comme Ulysse est le chanceux voyageur qui vole vers Bruxelles à bord de l’Airbus monocouloir A 320 de Brussels Airlines baptisé Rackham avec la livrée aux couleurs de Tintin. Le flanc de l’appareil annonce: «We fly you to the home of Tintin» [Nous vous emmenons dans la patrie de Tintin]. Le fuselage de Rackham étale un sous-marin noir en forme de requin long de 37 mètres que l’artiste peintre André Eisele a exécuté en 1500 heures à Ostrava (République tchèque). Tout en complétant la fresque volante du double portrait de Tintin et Milou sur fond bleu azur, collant aux courbes du fuselage selon les dessins originaux de Hergé, Eisele a dupliqué le submersible de poche inventé par le professeur Tryphon Tournesol pour fendre les abysses océaniques où gît oubliée l’épave de La Licorne dans Le Trésor de Rackham le Rouge. En plein ciel, entre les parois de la cabine pressurisée qu’ornent des dessins tirés de cet épisode, les passagers peuvent le relire dans les albums disponibles à bord.
Débarqués ensuite au récent terminal futuriste de l’aéroport international de Zaventem (Bruxelles), ces mêmes passagers continuent d’exulter. Dans le hall central bordé de luxueuses boutiques hors-taxes et de fast-food exotiques qui évoquent l’ancien empire colonial belge, se dresse la fusée lunaire au damier rouge et blanc, sortie du cerveau inventif de Tournesol, mais dessinée par Hergé. Haute de 6 mètres, pesant 340 kilos, son trépied posé sur un socle métallique d’environ une tonne, la glorieuse fusée a été inaugurée le 24 mars 2015, sous la double autorité des sociétés Brussels Airport et Moulinsart.
En mai 2017, la monumentale maquette stupéfie mon fils Arsène alors âgé de 8 ans. De concert, le cœur dans les étoiles, nous nous rendons au colloque international «Tintin au XXIe siècle» qui a lieu à Louvain-la-Neuve, entre le collège universitaire Érasme et le Musée Hergé. «Dis, papa, elle n’a pas existé, la fusée lunaire!?»: Arsène hésite un peu. Zaventem ou le nouveau musée international de l’imaginaire hergéen pour les petits et les grands.
Au musée
À 25 km de Bruxelles, dans la cité universitaire de Louvain-la-Neuve, proche de la gare où arrive la ligne ferroviaire d’Ottignie, étape des trains rapides et régionaux vers Namur, le 2 juin 2009, on inaugure le Musée Hergé – 3 500 m2 pour 15 millions d’euros. Sise au 26 rue du Labrador, cette élégante et lumineuse «brique creusée» s’agrémente d’un café-restaurant baptisé Le Petit Vingtième et d’une boutique de produits dérivés pour les aficionados.
«Blocs purs, rectilignes à l’extérieur, habités de pleins et de vides intérieurs irréguliers»: trois niveaux que relient des passerelles et un ascenseur futuriste accueillent l’«art d’Hergé» dans neuf salles d’exposition. Entre originaux, reproductions, imprimés, objets et films, grâce aux quatre volumes de couleur fonctionnelle distincte (rouge, jaune, vert, bleu), le visiteur suit un «labyrinthe mental en accord avec l’univers de Hergé exprimé par des cadrages, des rythmes, des scansions, des ruptures, des traversées, des failles» (Musée Hergé, infra).
Dominant le ponceau d’entrée tendu vers la ville, la double façade en quinconce du prisme muséal s’orne d’une spectaculaire fresque. À main gauche: l’agrandissement d’une case en couleurs du Crabe aux pinces d’or où Tintin scrute le port d’amarrage du cargo Karaboudjan, vraisemblablement Anvers (Crabe, 9, 2, b). En 2021, la scène muette du Karaboudjan est remplacée par la vignette où Tintin grimpe le long de la chaîne d’ancre du Pachacamac pour libérer Tournesol (Temple, 6, 3, a). À main droite: la signature familière du dessinateur. Le musée rutilant invite à parcourir la matérialité et l’imaginaire hergéens. Élaboré par l’architecte, urbaniste et «tintinophile chevronné» Christian de Portzamparc, qui imitait les dessins de Hergé à l’âge de cinq ans, le bâtiment immaculé monumentalise le style aérien de la ligne claire comme un «bateau dans les bois».
Face à cette renommée aéronautique, virtuelle et muséale, comment aurait réagi le créateur belge de Tintin, Georges Remi alias «Hergé dessinateur», selon son papier à lettres vers 1930, portraituré en 1977 par Andy Warhol, dont l’œuvre est le parangon littéraire du «récit visuel»? Fils d’un tailleur bruxellois avec un frère jumeau aussi tailleur, scout au temps de l’adolescence («Renard curieux»), illustrateur prometteur notamment des Extraordinaires aventures de Totor C. P. des Hannetons (Le Boy-Scout belge, juillet 1926-1929), Hergé est mis sérieusement au travail de dessinateur professionnel par son mentor l’abbé Norbert Wallez qu’envoutent Charles Maurras et Léon Daudet.
Directeur du quotidien Le Vingtième Siècle, dont le supplément (Le Petit Vingtième) publie les premiers dessins de Hergé, le prêtre journaliste reste l’une «des figures les plus singulières de la collaboration wallonne durant la Seconde Guerre mondiale». Convaincu comme tant d’autres du «complot financier judéo-américain au service du bolchevisme», il est fasciné par Mussolini au point de faire le voyage à Rome d’où il ramène un portrait signé du Duce des fascistes. Arrêté en 1944, condamné à cinq ans d’emprisonnement en 1948 par la cour militaire, Wallez meurt à l’âge de 69 ans en 1952 dans un couvent des sœurs de la Charité de Gand près de Namur.
Passionné de graphisme, Hergé dirige, entre 1930 et 1935, une active agence publicitaire nommée Atelier Hergé (9, rue Rouppe, Bruxelles). Flanqué de quelques collaborateurs, imprégné graphiquement par l’art nouveau de l’urbanisme bruxellois selon Victor Horta, il multiplie les travaux de ville, comme ces affiches publicitaires ou politiques: «Cigarettes turques Moldavan» (1927); «Brasserie Léopold» (1932); «Où va le Congo? Grande manifestation de la jeunesse catholique» (1933); récital de Maurice Chevalier «À la Scala» (1934); «Biscuits chocolat Victoria Bruxelles» (1933); ville balnéaire de «Knocke» (1934, aujourd’hui Knokke).
Momentanément mobilisé, Hergé, après un passage en France, revient en Belgique. Envahi le 10 mai 1940, ce pays capitule le 18 mai. Démobilisé, aimanté par le nationalisme et le collaborationnisme wallons, mais refusant d’être un des dessinateurs officiels du rexisme (mouvement belge d’extrême droite proche du fascisme), catholique ardent, Hergé exerce son métier sous l’occupation de la Belgique, qui prend fin en décembre 1944. Si, avant la guerre, il a dénoncé le fascisme et l’Anschluss de la Syldavie (Sceptre), miroir du régime léopoldien, il s’accommode à l’ordre nouveau en Belgique. Ses dessins assurent son gagne-pain. En noir et blanc, ils s’affichent dans Le Soir, le grand quotidien bruxellois mis dans l’orbite allemande.
Le désarroi moral, le mysticisme, l’antisémitisme biblique et l’attentisme de Hergé colorent L’Étoile mystérieuse paru en 1942, année où est instauré le travail obligatoire des Belges en Allemagne (6 octobre). Dès cet album controversé dont le scénario est notamment marqué par La Chasse au météore de Jules Verne (1908, posthume), la couleur s’ajoute à la ligne claire des albums de Tintin.
Entre le séisme qui déverse les rats dans la rue en écho aux occupants nazis, l’eschatologie et la peur du mal que figure la minuscule araignée noire (icône collaborationniste et antisémite dans la presse germanophile bruxelloise) devenue «énorme, énorme» sur l’objectif d’une lunette astronomique, l’épisode déploie la saga océanique du Fonds européen de recherches scientifiques (F.E.R.S.). Mobilisant six savants européens de pays opportunistes face au IIIe Reich (dont le Suisse Paul Cantonneau, de l’Université catholique de Fribourg), le F.E.R.S. arme le navire polaire Aurore, sous pavillon noir et rouge (double triangle emboîté). Il est commandé par le capitaine Haddock, alors président de la célèbre Ligue des marins antialcooliques (L.M.A.), association pour laquelle il lui arrive d’animer une causerie radiophonique en s’étouffant avec un verre d’eau (Crabe, 61, 4, c; 62, 2-3).
Chargé d’un hydravion jaune Arado-196 monomoteur de 3730 kilos (envergure 15 m, longueur 8,7 m, autonomie 1070 km) utilisé à la fin des années 1930 par la marine de guerre allemande, le cargo polaire cingle vers l’océan Arctique. L’expédition scientifique veut recueillir un échantillon du «calystène» ou métal extraterrestre qu’un aérolithe insubmersible a précipité dans les mers arctiques en les réchauffant.
Arborant le pavillon étoilé noir sur fond rouge, commandé par un capitaine qui empêche son second, Douglas, de tuer au fusil à lunette Tintin parachuté sur l’aérolithe flottant (Étoile, 47, 1-2), le navire polaire Prary veut prendre de vitesse l’Aurore. Adipeux, chauve, le Havane collé à la bouche, son bailleur de fonds, Bohlwinkel («petite boutique de confiserie» en marollien), est un ploutocrate et banquier prédateur, concurrent déloyal du F.E.R.S. Tapi avec son secrétaire obèse dans son antre de Sao Rico, il vise la «fortune colossale» que lui rapportera le calystène (Étoile, 22, 2, c). En le présentant tel un usurier cupide et un boutiquier nuisible dans le style de la caricature anti-juive, les vignettes de Hergé réverbèrent le refrain anticapitaliste et antisémite de son époque. Parues dans le strip du 10 novembre 1941 (Le Soir), deux vignettes clairement antisémites ne seront pas reprises dans la première édition de l’album chez Casterman. Dans celles-ci, deux juifs cari...