TROISIÈME PARTIE
LES FORCES POLITIQUES
7
Les partis politiques
Claude Corbo et Frédérick Gagnon*
Le bipartisme est certainement la caractéristique dominante du système des partis politiques aux États-Unis. Mais on en relève bien d’autres : décentralisation traditionnelle capable de rassembler des groupes et des clientèles aux intérêts fort disparates, sinon antagonistes ; degré parfois élevé de personnalisation ; coexistence de pratiques tantôt archaïques (on pense aux célèbres conventions ou assemblées quadriennales), tantôt hautement sophistiquées (en matière de collecte de fonds, de sondage et de marketing des candidats) ; coexistence, aussi, du palier national et des organisations d’État, d’une aile parlementaire et de composantes extraparlementaires. Une observation attentive révèle que les choses sont encore plus complexes : ainsi, les instances centrales des partis ont, grâce à leurs ressources, fait sentir leur autorité sur les partis d’État ; finalement, le discours idéologique différencie de façon marquée républicains et démocrates, chaque parti ayant connu, depuis la fin des années 1960, une certaine homogénéisation de ses effectifs.
Le bipartisme et ses bases historiques
Depuis un siècle et demi, les institutions fédérales sont alternativement contrôlées par les démocrates et les républicains. Tous les présidents depuis Abraham Lincoln, comme la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, ont été tantôt républicains, tantôt démocrates. Sauf exceptions particulières, les législatures des États se composent d’élus démocrates ou républicains. Et ces formations politiques font aussi souvent sentir leur présence dans les administrations locales ou régionales. Le bipartisme apparaît donc comme une réalité fondamentale de la vie politique américaine depuis les origines mêmes de la République.
Mais ce bipartisme n’est pas absolu. D’une part, à plusieurs reprises, des tiers partis ont eu un impact significatif sur les élections présidentielles. Certains démocrates n’hésitent pas, par exemple, à affirmer que le candidat du Parti vert Ralph Nader leur a coûté la présidence en 2000. D’autre part, le bipartisme ne se retrouve pas nécessairement au niveau des États : ainsi, pendant le siècle qui suit la fin de la guerre de Sécession, les démocrates dominent si massivement le Sud que l’on a pu parler de régime à parti unique ; de même, le Midwest ou la Nouvelle-Angleterre ont connu une longue hégémonie du Parti républicain.
Des partis politiques nationaux existent aux États-Unis depuis la fin du XVIIIe siècle, même si les Pères fondateurs se méfiaient des « factions ». L’évolution historique des partis américains, par moments très enchevêtrée, a donné lieu périodiquement à des réajustements structurels majeurs ; de façon récurrente, les partis dominants ont tantôt connu des scissions, tantôt réussi à absorber des courants de protestation véhiculés par des tiers partis.
Pour simplifier, on peut éclairer l’histoire des partis politiques américains en distinguant deux grandes périodes, avant et après la guerre de Sécession.
Des débuts de la République à la guerre de Sécession
Très tôt après l’élection du président Washington, qui s’était présenté sans étiquette partisane, des membres de son gouvernement, Alexander Hamilton et John Adams, regroupent les partisans d’un État fédéral fort dans le Parti fédéraliste reflétant les intérêts des classes dominantes (milieux commerçants et financiers, grands propriétaires, manufacturiers). Autour de Thomas Jefferson, qui quitte le gouvernement en désaccord avec la politique économique de Hamilton, se forme le Parti républicain (petits agriculteurs, artisans, milieux modestes du Sud, de l’Ouest, de la frontière) privilégiant les pouvoirs locaux, l’agriculture et la petite entreprise. Jefferson accède à la présidence en 1800 ; ses successeurs seront du même parti, désigné « démocrate-républicain » par ses opposants voulant dénoncer par là une sympathie pour la Révolution française qui les horrifie. Ces « démocrates-républicains » prolongeront leur hégémonie jusqu’à la fin de la présidence d’Andrew Jackson (1829-1837). Ce dernier, héros militaire et homme de la frontière, rassemble une coalition populiste d’agriculteurs, de petits commerçants et entrepreneurs et d’ouvriers attachés à l’égalité et à la promotion du citoyen ordinaire. L’ère de Jackson voit apparaître le recours à la convention nationale pour le choix des candidats à la présidence et l’organisation plus méthodique des campagnes électorales auprès d’un électorat en forte croissance démographique.
Après 1816, les fédéralistes ne briguent plus la présidence. En 1824, une faction des démocrates-républicains (les National Republicans) bloque l’accès de Jackson à la présidence ; son propre candidat, John Quincy Adams, applique des politiques rappelant celles des fédéralistes. Jackson, élu en 1828, affronte les whigs, où se retrouvent à la fois les intérêts commerciaux, financiers et manufacturiers du Nord et des planteurs du Sud. De l’époque de Jackson à la guerre de Sécession, le bipartisme demeure instable et plusieurs partis voient le jour face à des enjeux nouveaux. Ainsi, pendant les années 1840-1850, le Native American Party (ou Know Nothing Party) s’oppose à l’immigration trop massive, notamment catholique et irlandaise, et veut porter à 21 ans le délai d’acquisition de la citoyenneté. L’esclavage divise encore davantage. Le Liberty Party s’y oppose dès 1840. Le Free Soil Party, rassemblant des éléments de ce parti et des opposants whigs et démocrates à l’esclavage, formule un programme anti-esclavagiste et préconise l’accès gratuit à la terre pour les colons. Chez les whigs et chez les démocrates, l’esclavage crée des tensions et des divisions de plus en plus insurmontables.
La décennie précédant la guerre de Sécession accentue la crise de l’esclavage, oppose le Nord et le Sud du pays et déchire les partis, situation de laquelle naîtra le Parti républicain. Celui-ci regroupe à compter de 1854 des opposants à l’esclavage et à son extension, issus des rangs démocrates et whigs. En 1856, le Parti républicain propose un candidat présidentiel et se prononce contre l’extension de l’esclavage. Les présidentielles de 1860 seront décisives. Alors que les démocrates, incapables de trouver un candidat de compromis acceptable à leurs ailes sudiste et nordiste, se divisent entre deux candidats, les républicains, unis autour d’Abraham Lincoln, contre l’extension de l’esclavage et pour une politique protectionniste, conquièrent tant la présidence que la majorité dans les deux Chambres du Congrès. La victoire républicaine, à plus long terme, restructure le système des partis.
De la guerre de Sécession à nos jours
Depuis la guerre de Sécession, le contrôle des institutions fédérales appartient, en alternance, aux républicains et aux démocrates.
Une longue hégémonie républicaine (1860-1932)
Pendant cette période, les républicains contrôlent la présidence, sauf pour les mandats de Grover Cleveland (1885-1889 et 1893-1897) et de Woodrow Wilson (1913-1921), et aussi le Congrès, à l’exception de brefs intermèdes. Seuls les États du Sud leur échappent ; en fait, pendant le siècle qui suit la guerre de Sécession, le Sud sera monolithiquement démocrate. L’hégémonie républicaine, à l’échelle nationale, n’est pas absolue : certaines élections présidentielles sont très serrées ; les majorités au Sénat et à la Chambre des représentants ne sont pas toujours très fortes, et le Sud rejette les républicains.
Le Parti républicain tire sa force électorale de milieux très divers qu’il rassemble durant le dernier tiers du XIXe siècle : grandes et petites entreprises, agriculteurs, petites villes et milieux ruraux, protestants blancs et aussi une partie de la population noire. Cependant, ce large éventail d’appuis ne prévient pas l’émergence de mouvements de protestation économique et sociale et de tiers partis. Au cours des années 1870 et 1880, les milieux agricoles du Middle West et de l’Ouest souffrent d’une baisse tendancielle des prix de leurs productions, du coût élevé des transports et des fournitures, et du poids de politiques favorisant l’industrialisation. Il en résulte des mouvements de protestation. Le Greenback Party rejoint certains milieux ouvriers et présente des candidats présidentiels en 1880 et 1884. Le Populist Party exprime la colère de l’Ouest agraire contre l’Est industriel et financier et recueille un million de votes et cinq États aux présidentielles de 1892, avant de fusionner avec les démocrates et leur candidat présidentiel W. J. Bryan en 1896. Le Progressive Party exprime aussi une protestation urbaine contre les ex...