Pensée allemande et européenne
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Pensée allemande et européenne

Une lecture interdiscursive

  1. 312 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Pensée allemande et européenne

Une lecture interdiscursive

À propos de ce livre

Philosophe et scientifique de formation, Robert Musil a enregistré dans ses essais et journaux les discours de son époque – politiques, économiques, savants, mystiques, artistiques ou sportifs. Estimant le système des discours de la modernité en crise, il a choisi la littérature pour rendre compte de cette crise et de ses possibles voies de sortie.Cet ouvrage analyse minutieusement la pratique litté­raire performative de Musil. Il souligne la mise en relation de différents discours dans laquelle se concentre l'inter­discursivité critique de L'homme sans qualité, ainsi que la stratégie d'une écriture essayistique qui inscrit ce grand roman dans une dynamique utopiste. En examinant la réception de l'œuvre musilienne, il ouvre son potentiel de sens au présent et à ce qui est encore à venir.

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Chapitre 1

En relisant Musil: ralentir pour réfléchir!

Es ist sehr anmassend: ich bitte mich zweimal zu lesen.
(MoE 1970, 1603)
C’est très présomptueux, je demande qu’on me lise deux fois. (Notre traduction)
Dans sa colonne-feuilleton publiée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 21 janvier 2012, Hans Ulrich Gumbrecht propose une rédemption du romancier Robert Musil, sous le titre «Robert Musil erlösen!» Rédemption de quoi? D’une espèce d’oubli actif dans lequel le lectorat averti l’aurait laissé glisser tout en recommandant sa lecture comme un devoir d’initié? Ou, comme le formule Gumbrecht dans une métaphore sportive qui lui est chère: «Erlösung aus der Abseits-Position des permanenten Geheimtips» («Rédemption de la position hors-jeu de ce qui est resté un secret d’initié»)?
Il reconnaît que, contrairement à l’œuvre de deux contemporains de Musil que sont Proust et Joyce, le roman L’homme sans qualités, résistant à certains procédés critiques, tels que l’abstraction ou l’actualisation, n’a pas fait l’objet de travaux qui seraient devenus des événements marquants dans l’histoire de la critique littéraire. Et il constate que ce roman a ceci d’exigeant qu’il demande une certaine lenteur de lecture: «Ganz langsam sollten solche Sätze gelesen werden» («De telles phrases devraient se lire très lentement»).
Cela me ramène à ma propre expérience de lecteur de Musil, à la façon dont j’ai appris à le lire lentement, ou plutôt à la façon dont ce roman m’a obligé à apprendre à lire lentement.
J’ai en fait observé que, parmi les textes littéraires qui m’intéressent et me fascinent le plus aujourd’hui et auxquels je retourne régulièrement et avec plaisir, il y en a trois qui m’ont fortement résisté à la première lecture – au point où il faudrait déclarer cette première lecture comme échouée ou non advenue. Il s’agit d’Affinités électives de Goethe, de L’éducation sentimentale de Flaubert et de L’homme sans qualités de Musil.
Je me suis peut-être trop vite avancé en affirmant que les textes m’ont résisté. Car, les textes nous résistent-ils? Ou résistons-nous aux textes? Les raisons de cette difficulté à lire, la raison qui rend notre lecture pénible, traînante, intermittente pour la laisser éventuellement s’enliser tout à fait après la fatidique page trente, cette raison réside-t-elle en nous ou dans les textes? Il me paraît prudent de ne pas trancher une telle question avant d’avoir considéré un cas concret.
À propos de L’homme sans qualités, quelques données objectives relevant de l’histoire de sa réception nous aideront à amorcer une réponse. Les années 1980 constituent une période riche dans la réception de Musil – étant donné que 1980 marquait le 100e anniversaire de la naissance de l’auteur – et à plus forte raison dans les pays francophones, étant donné qu’en 1981 paraît la traduction française des Journaux de Musil. Pendant cette période, dans les pays germanophones comme dans les pays francophones, les libraires observent que le premier volume du roman de Musil atteint un chiffre de vente qui est le multiple de celui des volumes subséquents. Or, il est vrai que les statistiques se prêtent aux interprétations les plus divergentes, mais il y a quand même lieu de reconnaître dans cette inégalité des chiffres de vente une inégalité de fréquentation par les lecteurs, et par là l’indice d’une certaine difficulté de lecture. Étant recueilli auprès d’un grand nombre de lecteurs, cet indice renverrait donc à une qualité du texte, non pas à leur comportement individuel. Cela étant dit, il est certain que d’autres critères sont à considérer: l’obligation dictée par les modes intellectuelles d’avoir «du Musil» sur ses rayons de bibliothèque1, ou, plus terre à terre, le comportement grégaire qui consiste à acheter un produit que publicité et promotion ont «fait mousser», mais dont on n’a pas vraiment besoin ou, dans le cas d’un livre, qu’on n’a pas vraiment le temps de lire. Il y a donc toutes sortes de raisons pour qu’un auteur, ou un de ses ouvrages, devienne un Geheimtip pour un certain lectorat.
Bilan intermédiaire: il doit y avoir quelque chose du côté du texte lui-même qui détermine le déroulement d’une lecture. Mais c’est loin d’être concluant. Revenons donc du côté du lecteur et de son expérience. Dans le cas de L’homme sans qualités, mon expérience de lecture était négativement déterminée par sa grande lenteur, par le temps que j’étais obligé d’y investir. Certes, je ne plaide pas pour l’application aux textes littéraires des méthodes de lecture rapide qu’on nous offre dans les pages commerciales de nos quotidiens ou sur Internet. Je soutiendrai plutôt que tout lecteur de romans «averti» dispose de diverses méthodes de lecture, dont certains procédés d’accélération, qui font intégralement partie de sa compétence de lecteur littéraire. Un de ces procédés est fondé sur la distinction entre la charpente narrative, le squelette de l’histoire, le fil du récit, d’une part, et les éléments perçus comme plus accessoires, tels que descriptions, commentaires, digressions, d’autre part, qui ne font pas avancer l’histoire. Je sais que ces «éléments accessoires» ont été réhabilités par les théoriciens et les analystes du fait littéraire, mais cette réhabilitation n’a pas pour effet d’éliminer ce qui est une économie très ancienne de la lecture, même si elle doit apparaître aujourd’hui comme étant dépourvue de légitimation théorique.
Du moins dois-je admettre que je suis parmi ceux qui, en flagrante contradiction avec le savoir sophistiqué qu’ils ont du fait littéraire, n’ont pas abandonné leurs vieilles habitudes de lecture. Il m’arrive en fait occasionnellement, lors d’un voyage, pressé par l’arrivée du train ou de l’avion à destination, ou après une nuit de lecture et hâté par les heures matinales, d’accélérer la lecture d’un roman – policier ou autre – en sautant les passages de description et de discussion et de suivre le fil de l’intrigue pour connaître le dénouement. Je suis d’autant plus tenté de recourir à cette stratégie de lecture si l’ouvrage à lire est volumineux, peut-être même en plusieurs volumes comme c’est le cas du roman de Musil. Or, une des choses qui ont rendu ma lecture de ce roman difficile, c’est que cette stratégie de lecteur pressé, qui aurait dû me permettre de hâter ma lecture, a lamentablement échoué.
Vouloir m’accrocher au fil du récit s’est soldé par une expérience négative qui m’a cependant fait découvrir la fragilité, mais aussi la complexité, de ce fil, de même que vouloir sauter les longues réflexions que comporte le texte romanesque – menées soit par les personnages, soit par le narrateur – m’a fait découvrir, en quelque sorte a contrario, qu’elles étaient essentielles. C’est ainsi que mon expérience laborieuse de lecture m’a obligé à reconnaître une des particularités de ce roman: la charpente narrative ténue sert de prétexte pour introduire une masse de commentaires qui finissent par constituer «la surface subtilement entre-tissée» qu’est l’interdiscours2 de toute une époque. C’est comme si le genre de l’essai s’installait généreusement au sein du romanesque – ou, comme Musil devait le formuler à un moment de désespoir, puisque ce qu’on a appelé son style essayiste a fini par créer de considérables difficultés à sa tâche de romancier qui devait faire face à la loi de l’ordre narratif: la disproportion entre la narration et la réflexion (Geschichte und Gedanken).
Même si le romancier rendait ainsi sa tâche plus ardue, cela ne donnait pas pour autant un résultat négatif, bien au contraire, mais cela acheminait le roman de Musil vers une esthétique de la difficulté, comme nous la voyons proposée et pratiquée, par exemple, par Mallarmé, ou encore par José Lezama Lima, dans des univers littéraires bien différents. Voilà ce qui, comme qualité textuelle et esthétique, peut rendre la lecture difficile. Mais c’est aussi ce qui, du côté de l’acte de lecture, incite à une manière de lire particulière: il faut ralentir pour réfléchir. Une certaine lenteur s’impose pour qu’on ait le temps d’absorber activement la masse de pensées, de commentaires, d’élucubrations que le roman contient. Cela me rappelle le titre d’une des substantielles introductions que Wlad Godzich mettait à la tête des livres qu’il éditait aux Presses universitaires du Minnesota: «Caution! Reader At Work3.» En fait, le lecteur de Musil doit travailler, il doit collaborer avec l’auteur pour activer le riche potentiel de sens que contient le texte.
Avoir ainsi compris que l’essai était chez Musil le cheval de Troie du roman et que ce parasitage d’une forme par une autre donnait lieu à une œuvre fascinante, tout en renouvelant la forme romanesque, était donc pour moi le fruit d’une lecture au départ pénible et non advenue. Du moment que j’ai reconnu les enjeux de l’essayisme musilien qui mettait en échec certaines de mes habitudes de lecture, j’ai pu ajuster ma manière de lire. J’ai surtout dû adapter la vitesse de ma lecture, afin de m’accorder le temps de suivre, en plus du fil de la narration, les fils subtilement entre-tissés de la réflexion.
Lire Musil, et en particulier L’homme sans qualités, devenait désormais une expérience de la plus haute complexité, et qui me procurait du plaisir dans la mesure où j’acceptais de sauter de l’unidimensionnalité de l’ordre narratif au réseau pluridimensionnel d’un univers romanesque proliférant à l’infini. Cet univers n’a rien de rassurant; il se présente comme un agglomérat de plusieurs noyaux narratifs; il grouille de personnages et d’idées; la réflexion y part dans tous les sens; elle occupe un vaste champ s’ouvrant entre la pensée abstraite et les contextes concrets; elle est intermittente et menée par diverses instances narratives sans qu’on puisse l’attribuer à une conscience centrale ou surplombante. Le lecteur qui choisira une idée directrice ou un personnage pour lui servir de guide dans cet univers finira par se trouver face à la révocation ironique ou à l’interruption abrupte et sera renvoyé à encore un autre essai, ou à une autre figure. Toute volonté de système que le lecteur y apporterait est systématiquement déjouée par une stratégie d’écriture qui est une exploration ouverte et qui, dans le double sens du mot allemand Versuch, a un versant littéraire (la forme de l’essai) et un versant scientifique (la méthode expérimentale).
J’admets que le labyrinthe de cette complexité ne m’est devenu familier que grâce au détour par les Journaux de Musil. C’est là que j’ai pu reconnaître divers matériaux recueillis par l’auteur qui devaient entrer plus tard dans le roman. Cet atelier de l’artiste présente ces matériaux en désordre, mais leur enregistrement au fil des années permet de mieux les identifier et d’évaluer le travail de leur insertion dans le tissu romanesque. On dira que c’est là un grand détour et surtout un grand effort pour arriver à apprivoiser un texte intraitable, et surtout pour transformer une laborieuse lecture échouée en une fréquentation qui relève de plus en plus du plaisir du texte.
C’est ainsi que la lenteur de la lecture se mue en une vertu qui révèle la richesse de ce texte romanesque et que le lecteur est récompensé de son labeur, à condition, toutefois, qu’il ait la patience de dépasser le seuil de la page trente. En réactivant une ancienne métaphore de la lecture, on pourrait dire que le lecteur se trouve alors, comme le voyageur après un long et périlleux parcours, devant une vue d’ensemble qui lui permet de reconnaître les enjeux mêmes de sa lecture. La page de Musil que je donne à lire ici est déjà devenue une page d’anthologie, mais elle résumera mieux que moi-même ces enjeux. Du moins peut-elle nous faire comprendre pourquoi nous devons ajuster la vitesse de notre lecture. Le texte de Musil ralentit notre lecture afin que nous prenions le temps de penser la vitesse et la complexité de la vie contemporaine et les conditions de sa représentation discursive:
[…] fiel ihm ein, daß das Gesetz dieses Lebens, nach dem man sich, überlastet und von Einfalt träumend, sehnt, kein anderes sei als das der erzählerichen Ordnung! Jener einfachen Ordnung, die darin besteht, daß man sagen kann: «Als das geschehen war, hat sich jenes ereignet!» Es ist die einfache Reihenfolge, die Abbildung der überwältigenden Mannigfaltigkei des Lebens in einer unidimensionalen, wie ein Mathematiker sagen würde, was uns beruhigt; die Aufreihung alles dessen, was in Raum und Zeit geschehen ist, auf einen Faden, eben jenen berühmten «Faden der Erzählung», aus dem nun also auch der Lebensfaden besteht. Wohl dem, der sagen kann «als», «ehe» und «nachdem»! Es mag ihm Schlechtes widerfahren sein, oder er mag sich in Schmerzen gewunden haben; sobald er imstande ist, die Ereignisse in der Reihenfolge ihres zeitlichen Ablaufes wiederzugeben, wird ihm so wohl, als schiene ihm die Sonne auf den Magen. Das ist es, was sich der Roman künstlich zunutze gemacht hat: der Wanderer mag bei strömendem Regen die Landstraße reiten oder bei zwanzig Grad Kälte mit den Füßen im Schnee knirschen, dem Leser wird behaglich zumute, und das wäre schwer zu begreifen, wenn dieser ewige Kunstgriff der Epik, mit dem schon die Kinderfrauen ihre Kleinen beruhigen, diese bewährteste «perspektivische Verkürzung des Verstandes» nicht schon zum Leben selbst gehörte. Die meisten Menschen sind im Grundverhältnis zu sich selbst Erzähler. Sie lieben nicht die Lyrik, oder nur für Augenblicke, und wenn in den Faden des Lebens auch ein wenig «weil» und «damit» hineingeknüpft wird, so verabscheuen sie doch alle Besinnung, die darüber hinausgreift; sie lieben das ordentliche Nacheinander von Tatsachen, weil es einer Notwendigkeit gleichsieht, und fühlen sich durch den Eindruck, daß ihr Leben einen «Lauf» habe, irgendwie im Chaos geborgen. Und Ulrich bemerkte nun, daß ihm dieses primitiv Epische abhanden gekommen sei, woran das private Leben noch festhält, obgleich öffentlich alles schon unerzählerisch geworden ist und nicht einem «Faden» mehr folgt, sondern sich in einer unendlich verwobenen Fläche ausbreitet.
Il lui vint tout à coup à l’esprit (c’était une de ces pensées apparemment déplacées et abstraites qui prenaient souvent dans sa vie une signification si immédiate), que la loi de cette vie à laquelle on aspire quand on est surchargé de tâches et que l’on rêve de simplicité, n’était pas autre chose que la loi de la narration classique! De cet ordre simple qui permet de dire: «Quand cela se fut passé, ceci se produisit!» C’est la succession pure et simple, la reproduction de la diversité oppressante de la vie sous une forme unidimensionnelle, comme dirait un mathématicien, qui nous rassure; l’alignement de tout ce qui s’est passé dans l’espace et le temps le long d’un fil, ce fameux «fil du récit» justement, avec lequel finit par se confondre le fil de la vie. Heureux celui qui peut dire «lorsque», «avant que» et «après que»! Il peut bien lui être arrivé malheur, il peut s’être tordu dans les pires souffrances: aussitôt qu’il est en mesure de reproduire les événements dans la succession de leur déroulement temporel, il se sent aussi bien que si le soleil lui brillait sur le ventre. C’est ce dont le roman a tiré habilement profit: le voyageur peut chevaucher à travers les campagnes sous des trombes d’eau ou faire craquer la neige sous ses semelles par moins vingt degrés, le lecteur se sent à son aise. Ce serait assez difficile à comprendre si cet éternel tour de passe-passe de l’art narratif, à quoi même les nourrices recourent pour calmer les enfants, si cette «perspective de l’intelligence», ce «raccourcissement des distances» ne faisaient déjà partie intégrante de la vie. La plupart des hommes sont, dans leur rapport fondamental avec eux-mêmes, des narrateurs. Ils n’aiment pas la poésie, ou seulement par moments. Même si quelques «parce que» et «pour que» se mêlent ici et là au fil de la vie, ils n’en ont pas moins en horreur toute réflexion qui tente d’aller au-delà. Ils aiment la succession bien réglée des faits parce qu’elle a toutes les apparences de la nécessité, et l’impression que leur vie suit un «cours» est pour eux comme un abri dans le chaos. Ulrich s’apercevait maintenant qu’il avait perdu le sens de cette narration primitive à quoi notre vie privée reste encore attachée bien que tout, dans la vie publique, ait déjà échappé à la narration et, loin de suivre un fi...

Table des matières

  1. INTRODUCTION
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. POUR CONCLURE
  13. BIBLIOGRAPHIE