CHAPITRE 1
UNE FAMILLE D’ARISTOCRATES
« Enfin me voilà arrivé au terme et au but de mon voyage. Figurez-vous une vieille maison flanquée de deux lourdes tours, où rien ne semble fait pour la commodité et encore moins pour l’agrément de l’œil. Des chambres obscures, de vastes cheminées qui donnent plus de froid que de chaud, des fauteuils où l’on tiendrait trois à l’aise, des murs humides et des corridors où le vent siffle aussi gaiement qu’il peut le faire dans une soirée d’automne. Voici le tableau fidèle de mon habitation. Ajoutez à cela un bouquet de bois que mon grand-père n’a pas vu naître, et que je ne verrai pas mourir, et une longue prairie que la mer termine à l’horizon et vous aurez tout : je me trompe, vous n’imaginez pas encore la tranquillité profonde qu’on goûte en ces lieux. Point de bruit de vie n’arrive jusqu’aux oreilles ; jamais, depuis des siècles, une voiture n’est entrée dans la cour du château. La raison en est simple. Aucun chemin praticable ne saurait y mener. On ne connaît à six lieues à la ronde que des sentiers boueux dont un homme à cheval ou à pied peut seul se tirer […]. Maintenant, dites-moi, qu’est-ce qui fait que je ne me déplais point dans un lieu si peu agréable ? En vérité, je l’ignore. Je crois que c’est tout simplement l’esprit de propriété. Ce lieu est pour moi plein de souvenirs. J’y vis dans un monde de chimères. Savez-vous que du haut de la tour j’aperçois le port où Guillaume s’est embarqué pour aller conquérir l’Angleterre ? Savez-vous que tous ces lieux portent des noms fameux dans notre histoire ou dans la vôtre ? Enfin pensez-vous qu’à l’horizon est le pays où vous êtes née, Marie, et vous étonnerez-vous après cela que ma solitude soit peuplée ? »
Alexis de Tocqueville écrit cette lettre, à la fin du mois de juillet 1833, à celle qui va devenir son épouse, Marie Mottley. À cette époque, il réside dans le vieux château familial, inhabité depuis la Révolution, situé dans le village de Tocqueville. Il en deviendra propriétaire trois ans plus tard, à la mort de sa mère.
Il est fréquent de désigner Tocqueville par une expression, « l’aristocrate normand ». De fait, Alexis est d’abord et avant tout un héritier. Issu d’une famille aristocratique, qui remonte à Guillaume le conquérant (comme cette lettre l’indique par une allusion), il gardera toute sa vie de profondes traces de ce passé, consacrant d’ailleurs ses dernières années à l’histoire de l’Ancien Régime et de la Révolution.
Pour comprendre certains choix ultérieurs, il est indispensable de replacer le futur auteur de La Démocratie en Amérique dans une histoire, celle d’une famille aristocratique, qui mêle noblesse de robe et noblesse d’épée. C’est cette famille qui va être brutalement confrontée à la violence révolutionnaire, radicalisant sans doute des positions jusque-là plutôt progressistes. C’est surtout dans cette famille, qu’Alexis voit le jour en 1805. Le passé, immédiat comme plus lointain, ne peut être anodin pour le jeune homme qui, jusqu’à l’âge de seize ans, s’intègre pleinement dans l’univers de ses parents.
AUX ORIGINES
Alexis Charles Henri Clerel de Tocqueville, tel est le nom complet de l’auteur que nous étudions. On trouve parfois dans certains ouvrages une mention supplémentaire, indiquant un titre nobiliaire, celui de comte. Tout cela renvoie inévitablement à la noblesse française et à l’Ancien Régime. Il faut immédiatement préciser qu’il s’agit d’une vieille noblesse, qui plonge ses racines dans une histoire millénaire.
Par son patronyme, Tocqueville, hérité de son père, Alexis est le descendant d’un compagnon de Guillaume le conquérant, un dénommé Guillaume Clarel (nom déformé par la suite en Clerel).
Celui-ci a combattu à Hastings, en 1066, l’arbre généalogique des Tocqueville permettant de remonter jusqu’à ce glorieux ancêtre. La référence est importante car elle inscrit Alexis dans une lignée de noblesse d’épée. C’est en 1320 qu’un descendant de Guillaume Clarel, Thomas, se fixe dans le Cotentin, en épousant l’héritière des seigneurs de Rampan, une commune du département de la Manche. Il faut attendre le XVIIe siècle pour qu’un dénommé Clérel cette fois, prénommé Charles, devienne châtelain de Tocqueville. Né en 1623, celui-ci hérite du château, en 1661, suite à une succession. Il sera habité de manière continue, jusqu’à la veille de la Révolution française. C’est la grand-mère paternelle de Tocqueville, Catherine-Antoinette de Damas-Crux, qui, restée veuve, est la dernière à y résider, jusqu’à son décès, en 1785.
Pour Alexis de Tocqueville, cette première origine aura des conséquences importantes. D’une part, ayant hérité du château, en 1836, il en fera sa résidence, devenant de fait le nouveau comte de Tocqueville. D’autre part, par sa présence en Normandie, Alexis renoue avec le passé familial tout en utilisant son implantation locale pour faciliter sa carrière politique, en tant que député de Valognes, d’abord, en tant que conseiller général de la Manche, ensuite.
Les lignes qui précèdent conduisent à ajouter une autre origine prestigieuse : en effet, Catherine-Antoinette de Damas-Crux n’est pas seulement l’épouse du grand-père d’Alexis. Elle est aussi une descendante de Saint-Louis.
Voici donc un jeune homme qui par son père descend tout à la fois de Guillaume le conquérant et de Saint-Louis…
Mais l’ascendance aristocratique d’Alexis ne se limite pas à la branche paternelle. Par sa mère, Louise-Madeleine le Peletier de Rosanbo, il est aussi l’arrière-petit-fils de Guillaume-Chrétien de Lamoignon de Malesherbes. Nous ne sommes plus cette fois face à une origine historique, sans doute prestigieuse, mais lointaine. Malesherbes est un symbole tout à la fois de la noblesse de robe, de l’aristocratie progressiste de l’Ancien Régime et d’un certain rapport à la monarchie.
Avec Malesherbes, nous quittons la noblesse d’épée pour gagner la magistrature. Malesherbes est issu d’une longue lignée de magistrats parisiens. Né en 1721, il est nommé substitut du procureur général du parlement de Paris en 1741, à l’âge de vingt ans. Il gravit rapidement les échelons, devenant conseiller en 1744, premier président de la cour des aides de Paris et directeur de la librairie, en 1750. C’est dans cette dernière fonction qu’il s’illustre une première fois, en faisant montre d’une véritable ouverture d’esprit aux idées nouvelles : de fait, ses attributions comprennent le suivi de la censure royale sur les écrits. Or, en 1759, le parlement de Paris condamne officiellement les travaux de l’Encyclopédie et ordonne la saisie des principaux documents. Contacté par Diderot, Malesherbes prend sa défense, et accepte même de conserver chez lui une grande partie des papiers du philosophe. Cet acte est déjà symbolique car il permet de replacer cet aristocrate dans un mouvement général en faveur des Lumières. Par la suite, Malesherbes n’hésitera pas à s’opposer aux taxes nouvelles et aux mesures répressives qui les accompagnent. Dans plusieurs affaires, comme celle d’un marchand de Limoges, Monnérat, en 1770, il met en cause des fermiers généraux, et va jusqu’à dénoncer le caractère arbitraire des lettres de cachet. La même année, il se retrouve au cœur de la contestation qui éclate entre les parlements, celui de Bretagne et celui de Paris, et le roi. En 1771, les parlementaires parisiens sont arrêtés tandis que le pouvoir central choisit de réformer le système judiciaire en nommant les juges. Les protestations de Malesherbes – y compris d’ailleurs son appel à la réunion des États généraux – lui valent une lettre de cachet qui le condamne à un exil intérieur, dans son propre château, à Malesherbes, à 70 km de Paris. Il faut attendre la mort de Louis XV, en 1774, pour qu’il retrouve une place, pour un temps, aux côtés de Turgot, ministre réformateur, jusqu’à la disgrâce de ce dernier en 1776. Dans les années suivantes, il conserve un rôle beaucoup plus consultatif, travaillant principalement sur les questions religieuses et proposant de multiples réformes, sans être véritablement suivi. Il participe brièvement au cabinet du roi, entre 1787 et 1788. Secrétaire d’État de la maison du roi, il rédige plusieurs documents dont un mémoire sur la liberté de la presse et un autre sur la situation présente des affaires. Il y dresse un portrait relativement lucide de la situation. En juillet 1788, Louis XVI envisage de réunir les États généraux en faisant désigner les représentants des trois ordres par des assemblées spécifiques. Pour Malesherbes, c’est un symbole : le roi demande le consentement du peuple avant de mettre en place de nouveaux impôts. C’est le premier pas vers une constitution à l’anglaise, selon celui qui appelait de ses vœux la réunion de ces mêmes États généraux presque vingt ans plus tôt. Néanmoins, il s’inquiète des conséquences en soulignant surtout l’écart entre la volonté affichée – faire participer le peuple – et les institutions en place – la concentration du judiciaire entre les mains de l’exécutif, après la querelle des parlements… Le lendemain de la nomination de Necker en tant que ministre des finances, Malesherbes démissionne et se retire dans son château, inquiet pour l’avenir et impuissant à le changer.
On comprend l’importance d’un tel ancêtre, relativement proche d’ailleurs, pour celui qui va s’efforcer de comprendre la modernité, les transformations sociales et économiques qu’elle implique et l’évolution de la France.
Néanmoins, l’héritage d’Alexis ne se résume pas à ces deux ascendances. Il est aussi profondément marqué par un événement, essentiel dans l’histoire de France : la Révolution.
RÉVOLUTION
Dans l’histoire de France, la Révolution constitue apparemment une rupture essentielle. Il y a un avant et un après, un Ancien Régime et une France moderne ; c’est une profonde transformation qui marque les esprits et a des conséquences primordiales sur les générations suivantes. Cependant, la Révolution est aussi pétrie de contradictions. Elle symbolise la fin des privilèges, la consécration des libertés et des droits de l’homme, entre 1789 et 1792, la mise en place de la république en France, avec la fin de la monarchie, à l’automne 1792, tout en renvoyant également à la terreur et au régime de l’arbitraire, entre 1793 et 1794. Ces deux phases sont importantes si on veut comprendre le positionnement politique ultérieur de la famille de Tocqueville.
Un premier point est important : c’est une famille issue de la noblesse qui traverse la tempête révolutionnaire.
D’un côté, nous trouvons l’héritier des Tocqueville. Le père d’Alexis, Hervé Clérel de Tocqueville, est né en 1772. Il a perdu son propre père en 1776 et sa mère en 1785. Orphelin à l’âge de treize ans, il suit une scolarité au collège d’Harcourt, avec un précepteur attitré, l’abbé Lesueur. En 1789, à dix-sept ans, il refuse de rejoindre les régiments d’émigrés pour intégrer la garde constitutionnelle de Louis XVI. Ce ralliement est de courte durée puisque le 10 août 1792, il découvre avec stupeur la radicalisation de la situation. Les Tuileries sont envahies. Le roi, qui a trouvé un temps refuge à l’assemblée législative, est arrêté ainsi que sa famille. Hervé s’enfuit et se réfugie en Picardie où il demeure jusqu’en janvier 1793.
De l’autre, la famille Malesherbes, installée dans le village du même nom, dans son château, s’est agrandie. La fille aînée de Guillaume-Chrétien de Lamoignon de Malesherbes, Annette Thérèse Marguerite, a épousé Louis Le Peletier de Rosanbo, en 1769. Ils ont eu trois enfants, Louise Madeleine Marguerite, née en 1771, Alice Thérèse née la même année, et Louis né en 1777. Lorsque la Révolution éclate, seule la deuxième fille est mariée, à Jean-Baptiste de Châteaubriand, frère de l’écrivain François-René. C’est depuis Malesherbes qu’ils suivent la situation parisienne. Après l’arrestation de la famille royale, en août 1792, la république remplace la monarchie, à la fin du mois de septembre. Elle est proclamée par la nouvelle assemblée constituante, la convention, dont les membres s’interrogent pendant plusieurs semaines sur le sort qu’ils doivent réserver à l’ancien roi. Le 20 novembre, la découverte de documents dans un coffre secret, aux Tuileries, fournit des preuves suffisantes pour juger Louis XVI. La convention décide de s’ériger en tribunal, le 3 décembre, et convoque le roi pour une première séance le 10 décembre. Pour se défendre, celui-ci demande l’assistance de deux avocats, François Denis Tronchet et Raymond de Sèze. Malesherbes, âgé de 72 ans, demande à servir une dernière fois le roi qu’il a assisté jadis. Le procès dure du 12 décembre 1792 au 15 janvier 1793. La condamnation à mort est prononcée par la convention le 20 ja...