CHAPITRE 1
AKHÉNATON, NÉFERTITI ET AMARNA : REDÉCOUVERTE MODERNE DES PHARAONS SOLAIRES
« Only where one knows so little, can one write so much ».
(« On n’écrit d’autant plus que l’on ne sait presque rien ».)
Leslie A. White
Amarna, la ville créée de toutes pièces par le pharaon Akhénaton, fut abandonnée presque complètement quelques années après le règne de Toutankhamon. Même si une grande partie de son territoire reste encore à explorer de façon systématique, peu de traces d’une occupation postérieure, pharaonique ou tardive, ont pu y être découvertes.
Néanmoins, l’existence de ces ruines antiques n’a jamais été totalement oubliée puisque les tombes des nobles sont visitées dès la période gréco-romaine par des touristes qui laissent des traces de leur passage. Des graffiti remercient ainsi les dieux d’offrir protection aux voyageurs sur leur territoire. Un Romain admiratif du IIe siècle apr. J.-C. écrit : « Après être grimpé ici, Moi, Catullinus ai gravé ceci sur ce portail, ébloui du talent des tailleurs de pierre ». Des figurations d’Anubis tenant la clé du monde souterrain montrent que les tombes conservent alors leur symbolique funéraire.
Certains hypogées sont transformés en église ou chapelle à l’époque chrétienne, avant de tomber à nouveau dans l’oubli avec l’arrivée de l’Islam.
LA REDÉCOUVERTE
Entre 1704 et 1714, un certain Paul Lucas qui voyage « sur ordre de Louis XIV » inclut Amarna dans les sites qu’il visite au sud du Caire, sans malheureusement en donner une description. Il note l’aspect peu hospitalier des lieux où il s’est trouvé aux prises avec des pirates locaux.
La première visite documentée faite par un Occidental est celle du Père Claude Sicard, supérieur de la mission jésuite au Caire à partir de 1706. Il a été chargé par Philippe d’Orléans, régent du jeune Louis XV, de documenter les monuments qu’il a le loisir de visiter. Il est un des premiers Européens à partir vers le sud, à la découverte des monuments pharaoniques à propos desquels il projette d’écrire une somme ambitieuse. Projet qu’il ne pourra mener à sa fin, emporté par la peste en 1726. Mais il a entretenu une riche correspondance avec les grands du Royaume de France. Dans un courrier envoyé en juin 1716 au Comte de Toulouse, il décrit l’étrange découverte qu’il dit avoir faite, en novembre 1714. S’étant rendu dans la région de Mallaoui, il y fut guidé vers un monument insolite au flanc d’une falaise de calcaire :
« Nous traversâmes ces ruines, et une longue plaine de sable qui nous conduisit à un monument singulier, que mon conducteur voulut me faire voir, et qui mérite en effet d’être vu. C’est un sacrifice offert au soleil… On voit d’abord un soleil environné d’une infinité de rayons de quinze ou vingt pieds de diamètre. Deux prêtres de hauteur naturelle, couverts de longs bonnets pointus, tendent les mains vers cet objet de leurs adorations. L’extrémité de leurs doigts touche l’extrémité des rayons du soleil. Deux petits garçons, ayant la tête couverte comme les prêtres, sont à leur côté et leur présentent chacun deux grands gobelets pleins de liqueur… De l’autre côté du soleil, opposé au côté des deux sacrificateurs, il y a deux femmes et deux filles en plein relief, attachées seulement par les pieds à la roche ».
Après cette description riche en détails évocateurs, le père jésuite explique alors sa démarche documentaire. « Je cherchai de tous côtés quelque inscription, ou autre chose, qui pût me donner l’intelligence de toutes ces différentes figures, et de l’usage qu’on en a voulu faire, ou qui pût du moins m’apprendre l’année où cet ouvrage a été fait, et le nom de son auteur. Je n’ai pu rien découvrir ; ainsi je laisse aux savants, curieux des antiquités, à deviner ce qui m’est demeuré inconnu. Après avoir employé autant de temps qu’il en falloit pour dessiner fidèlement la représentation de ce sacrifice, qu’on dit être un sacrifice offert au soleil, j’allais passer la nuit à Mellawi ».
Cette description est publiée en 1717, accompagnée d’une illustration, dans les Nouveaux Mémoires des missions de la compagnie de Jésus dans le Levant. L’illustration, titrée « Sacrifice offert au soleil de Babein dans la Haute-Égypte, gravé sur la montagne à 55 lieues du Caire », devra cependant sa renommée au fait d’être publiée au supplément de « L’antiquité expliquée et représentée en figures » de Dom Bernard de Montfaucon, ouvrage qui, paru entre 1719 et 1724, connut un succès retentissant. Mais ladite fidélité recherchée par le Père Sicard n’est certainement pas au rendez-vous : Aton ressemble au soleil rayonnant et souriant de Louis XIV. Les hiéroglyphes sont, quant à eux, de pures inventions assez cocasses, visant à « faire égyptien » par tous les moyens.
On croit entendre en bruit de fond les excuses d’un Baron Caylus tant les illustrations de son Recueil d’Antiquités sont du même acabit : « Les caractères ne me paroissoient point exiger beaucoup de soin ; je croyois qu’il étoit indifférent de rapporter d’un sens ou d’un autre, des lettres ou des symboles qu’on ne devoit jamais lire ; aussi j’ai souvent oublié d’avertir le Lecteur que ces caractères étoient rendus à la contre-épreuve ». S’il est rapporté que les planches ont été « dessigné(es) de la main d’un jeune homme qui l’accompagnoit dans ses voyages et qui a tiré sur les lieux le plan des Monumens anciens », la gravure a dû être réalisée par un artiste n’ayant jamais mis les pieds en Égypte. Le Père Sicard n’aura jamais connaissance des ruines qui s’étendent sur plusieurs kilomètres de l’autre côté du Nil. La plaine sableuse de Touna retombe dans l’oubli.
Néanmoins le mal est fait : le monument est maintenant connu et signalé, par exemple, par D’Anville qui écrit une synthèse des relations de voyageurs existant dans son Mémoires sur l’Égypte ancienne et moderne, paru à Paris en 1766. Savary en est sans doute le lecteur et, vingt ans plus tard, il rend visite au monument dont il rend compte dans ses Lettres sur l’Égypte. Pour lui, le sacrifice représenté ici est « offert à Jupiter-Ammon, divinité symbolique, par laquelle les Égyptiens désignaient le soleil entrant dans le signe du bélier ». En 1738 et 1741, il faut sans doute aussi compter avec la visite de Frederick Norden, toujours pour le compte du Roi de France, et de Charles Perry.
Mais, au début du XVIIIe siècle, les pionniers de l’Égyptologie ignorent encore tout d’Amenhotep IV, d’Amarna et de cette période qui sera bientôt appelée « amarnienne ». Chez Manéthon qui sert de base historique, la liste de souverains égyptiens est alambiquée. Les noms royaux venant s’intercaler entre Aménophis (III) régnant 31 ans et Armais (Horemheb) s’établissent ainsi : Oros, Achenchérès (fille d’Oros) (16 ans), Rathôtis, Achenchérès (I) et Achenchérès (II) (15 ans). Ces noms, dont même l’Égyptologie actuelle ne sait trop quoi faire, laissent Champollion quelque peu pantois. Et la chronologie des rois de la fin de la XVIIIe dynastie demeure embrouillée. Achenchérès a, pour sa part, droit à une incise indiquant que, durant son règne, Moïse prit la tête des Hébreux dans leur exode hors d’Égypte. Nous verrons plus tard les dégâts que ces quelques mots vont faire dans l’histoire égyptienne. Il y a de quoi perdre son latin. D’autant plus que les monuments égyptiens qui commencent à gagner l’Europe ne sont pas non plus des plus collaboratifs. Ainsi les deux statues de lions prélevées vers 1830 par Lord Prudhoe au Gebel Barkal et gardant à l’origine l’entrée du temple de Soleb, portent des textes de restaurations de Toutankhamon où celui-ci se dit « fils » d’Amenhotep III. Si, on le sait aujourd’hui, l’usage pour le jeune roi est métaphorique et signifie simplement qu’Amenhotep III, son « père » symbolique, est en fait un « ancêtre » auquel il souhaite rattacher son règne, les premiers égyptologues en ce début du XIXe siècle le prennent de façon littérale, faisant de Toutankhamon le successeur direct d’Amenhotep III.
LES GRANDS EXPLORATEURS
C’est aux savants de l’Expédition d’Égypte qu’il revient d’inaugurer le site d’un point de vue scientifique, en 1798-1799. Edmé François Jomard publie à la fois le premier plan du site et sa première description. Sur place, le comité de réception n’a apparemment pas changé depuis les voyages de Paul Lucas et Claude Sicard.
« Dans cet espace a existé une très grande ville égyptienne, qui avait échappé jusqu’à présent à tous les voyageurs. La première fois que je l’aperçus, je fus extrêmement surpris de voir un si grand amas de ruines, qui n’a pas moins de deux mille deux cents mètres de longueur, et mille de large, et qui, placé près du Nil, précisément très resserré dans cet endroit, ne figure cependant sur aucune carte. Je m’empressais d’en faire le plan et de recueillir les dessins des parties un peu conservées. La plupart des constructions sont malheureusement rasées, et l’on ne voit plus guère que des fondations. Cependant on trouve encore un très grand nombre de maisons en brique, avec leurs murailles maîtresses ; une grande porte et son enceinte ; deux vastes édifices, dont le plan est distinct ; la grande rue longitudinale, large de quarante-huit mètres ; enfin les traces d’une multitude de rues de cette ville… ».
Le site est par la suite visité par les touristes en croisière qui n’hésitent pas à se faire collectionneurs, à l’instar de Champollion lui-même dans sa courte après-midi amarnienne : « Les sites des temples et des palais ont souvent été pillés par le collectionneur de passage, et tout ce qui était visible et transportable a été enlevé depuis longtemps ».
En 1824, John Gardner Wilkinson visite à son tour le site de façon plus complète. Il y élabore des moulages et des dessins et publie ses impressions dans son Manners and Customs of the Ancient Egyptians (1836). Il dit y avoir découvert les tombes en 1824, comme par accident, après s’être éloigné du Nil. Il note la destruction volontaire des noms royaux qu’il rapproche d’une dynastie de rois-pasteurs honnis, tout en s’étonnant du style des figures qui ne lui semble pas être en accord avec la chronologie habituellement admise. Il émet alors, suivant une intuition assez fine, l’hypothèse d’une réforme religieuse. Mais il lie cette dernière à la présence d’envahisseurs étrangers, d’après la physionomie peu avantageuse, selon lui, des rois représentés. Ceux-ci ne peuvent être que des despotes excessifs, méprisés puis détruits dans leurs représentations par leurs propres sujets. Déjà, Wilkinson utilise Amarna comme exemple de l’urbanisme égyptien, tout en notant l’aspect particulier du site, étroit et allongé. Il recrée dans son récit une cité de fiction, vivante, aussi orientale que londonienne, à la fois accessible et exotique.
En 1826, Wilkinson visite à nouveau Amarna en compagnie de James Burton. Ils sont sans doute les premiers à utiliser le toponyme fantaisiste de Til-el-Amarna. Wilkinson et Burton ne savent comment interpréter les images étonnantes qu’ils ...