L'intelligence artificielle. Les enjeux politiques de l'amélioration des capacités humaines

Tournay Virginie

• Éditeur: Editions Ellipses
• Année: 2020
• Imprimer l'ISBN: 9782340037991
• ISBN de l'eBook: 9782340042964
• Sujet: Sciences sociales
• Sujet: Sociologie

Les enjeux politiques de l'intelligence artificielle s'inscrivent dans la longue histoire de l'amélioration des capacités humaines. Ils sont indissociables:

• du rapport que l'homme entretient avec la technique depuis les Lumières;
• de la méthodologie et des domaines d'application des algorithmes, ces outils d'aide à la décision;
• de la révolution organisationnelle marquée par la forte intégration des algorithmes dans les systèmes d'information;
• d'une modification des grilles de lecture de la société par la rencontre des univers physiques et numériques.

L'intelligence artificielle transforme substantiellement le politique au niveau de l'organisation institutionnelle de la société, des rapports de force et des politiques publiques. Une culture critique et éclairée des algorithmes est nécessaire pour se saisir des enjeux du numérique.

Première partie

L’intelligence artificielle, une nouvelle innovation de rupture ?

Chapitre 1 – Croire

Le mythe de l’amélioration des capacités humaines

La finalité est une maîtresse exigeante
dont un biologiste ne peut se passer,
mais il ne veut surtout pas être vu en public avec elle !

Ernst Wilhelm von Brücke
(1819-1892), physiologiste

I. L’amélioration des capacités humaines :
un concept politique

La volonté « d’améliorer » les capacités humaines est consubstantielle à toute société depuis la domestication des premiers feux par les hominidés ; ils ont ainsi acquis la faculté de se réchauffer quand ils le souhaitent. Le rapport de l’homme à l’outil technique est donc destiné à « l’améliorer » car il lui donne des moyens qu’il n’aurait pas sans lui. Si bien que la notion d’amélioration n’a pas de réalité scientifique substantielle puisque, par définition, l’homme civilisé est augmenté par tout ce qu’il utilise et consomme. Ce terme est donc polysémique. Il peut se rapporter à une augmentation, à une rectification ou à la réparation d’un état biologique « standard », c’est-à-dire socialement normé. L’étalonnage collectif de la norme biologique fait écho aux travaux de Georges Canguilhem qui portent sur le flou définitionnel du terme de « standard1 ». Aussi, la stabilisation normative des paramètres biologiques fait l’objet de conventions entre les spécialistes du domaine concerné. Pour autant, la connaissance précise d’un état biologique standard ne suffit pas à objectiver la notion d’amélioration. En effet, les transformations de notre environnement par la technologie impactent directement sur notre perception multisensorielle du réel : de la production des premiers feux jusqu’à la conduite de véhicules autonomes en passant par le port de lunettes, la perception du monde extérieur est progressivement modifiée. Aussi, la nature de la médiation technique intervient dans la façon dont l’amélioration du corps est ressentie. On retrouve cette démonstration dans le champ de la communication. Marshall McLuhan2, l’un de ses grands théoriciens, considère que le médium (la radio, la télévision, l’ordinateur) est plus important que le contenu qui est communiqué car il détermine la façon dont la société est perçue. La notion d’amélioration est donc indissociable d’une anthropologie de l’objet technique. Dès lors, il faut prendre en compte l’évolution de ses significations et de ses usages à travers l’histoire, ainsi que sa variabilité matérielle.

Le terme d’anthropotechnie, apparu en 20063, témoigne d’une diversification des pratiques destinées à « améliorer » l’être humain. Il renvoie aux actes de transformation au-delà des critères établis du normal et du pathologique au sein d’une culture donnée. Ce mouvement de fond voit la montée en puissance de pratiques intervenant sur le corps humain sans but médical. La chirurgie esthétique, le dopage, la prise de la pilule contraceptive ou de psychotropes ne résultent pas d’une médicalisation car ils sont au service d’une augmentation des capacités visant à rendre l’individu autonome. Si bien que la relation du patient à son médecin devient celle du praticien à son client.

Les interventions humaines sur les corps biologiques n’obéissent pas toutes au même processus de médiatisation et de politisation. Ainsi, l’irruption du débat sur la question sociale de « l’amélioration biologique » dans la sphère publique n’est pas nécessairement corrélée à un progrès technologique objectif. Lors des discussions portant sur le clonage reproductif suite à la naissance de la première brebis clonée « Dolly4 » en 1996, la médiatisation fut internationale. Le risque d’une amélioration globale de l’humanité pouvant se passer de la reproduction sexuée fut mis sur le devant de la scène. Pour répondre à cette crainte, un protocole additionnel interdisant le clonage des êtres humains a été joint à la Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain. Cette mobilisation collective, aussi louable soit-elle, contraste fortement avec les possibilités techniques de cloner un être humain qui étaient, et qui restent toujours du domaine très théorique. Dès lors, il faut prendre en compte la désynchronisation entre les avancées technologiques concrètes et leur perception sociale dans la structuration des controverses autour de l’amélioration des capacités humaines.

La prégnance sociale des enjeux relatifs à l’amélioration des capacités humaines ne découle pas directement des percées scientifiques. Elle dépend du rapport collectif entretenu au progrès, à l’espace et au temps. Fournir une description objective de cette notion s’avère donc impossible car, au-delà de son flou sémantique, le sens collectif qui lui est donné est directement tributaire des valeurs humanistes d’une société. À certains moments précis de l’histoire sociale et politique, les controverses publiques autour de l’amélioration des capacités humaines sont plus fortement marquées. Depuis près d’une quinzaine d’années, les problématiques de l’intelligence artificielle sont intégrées dans le courant anglo-saxon du Human Enhancement qui constitue le grand récit institué contemporain de l’amélioration des capacités humaines (1). Si les Lumières ont favorisé l’expression du perfectionnement de l’homme et de la société, ce mouvement repose sur des mythes civilisationnels et des représentations durables du monde qu’il convient de retracer. La nouvelle société de calcul*, marquée par la quantification des activités humaines et la molécularisation de la médecine, est le support moderne d’expression de représentations plus anciennes (2).

1. Un rapport au progrès, à l’espace et au temps

La relation entre le progrès social et le progrès technologique n’est pas linéaire et elle fait l’objet d’une littérature extrêmement abondante. Si cette relation est souvent décrite de façon critique par les théoriciens de la lignée d’Ivan Illich ou de Jacques Ellul, l’anthropologue et préhistorien Leroy-Gourhan5 voit dans l’outil technique, une médiation forte entre le monde vivant et le monde humain. C’est l’outil qui inscrit l’humanité en continuité de l’évolution biologique. Aussi, le couplage fonctionnel entre organisme et environnement autorisé par la technique trouve un prolongement dans la réflexion de Gilbert Simondon6. Il donne une réalité évolutive à l’objet technique qui est susceptible d’atteindre différents niveaux de complexité ; il peut prolonger l’action du corps ou compléter la perception humaine. En outre, cette médiation technique n’annule pas la relation symbolique qui a toujours existé entre le monde de la nature et le monde humain. Les éléments symboliques se déplacent : ils sont incorporés dans le dispositif technique ou ils alimentent la culture et la philosophie. Si bien que le sens accordé à la notion « d’amélioration » est tributaire de la façon dont la relation de l’homme à l’environnement est problématisée dans la société.

Pour le psychologue cognitiviste Steven Pinker7, l’amélioration par les outils technologiques est positive sur un plan à la fois individuel et collectif dans la mesure où leur usage favorise l’autonomie et l’émancipation. En revanche, pour l’historien Y...

Table des matières

• Couverture
• Page de titre
• Page de copyright
• Introduction
• Première partie. L’intelligence artificielle, une nouvelle innovation de rupture ?
• Deuxième partie. L’individu
• Troisième partie. L’organisation
• Quatrième partie. Le système et la vie politique
• Cinquième partie. Prospective scientifique et science-fiction
• Conclusion – Agir. Un message aux décideurs publics
• Bibliographie indicative
• Glossaire
• Table des matières