Chapitre 1
LâidĂ©e dâexpĂ©rience et lâexpĂ©rience de lâidĂ©e
Nous avons compris que lâexpĂ©rience nous constitue ; cela, tous les philosophes lâaccordent. Les problĂšmes surgissent quand nous ajoutons des interstices conceptuels qui permettent dâaffiner les liaisons entre lâexpĂ©rience et nous, les percevants, les pensants. Cependant, les interstices ajoutent dâautant aux bagages conceptuels, quâil faut toujours avoir aux mains pour franchir les Ă©tapes de la comprĂ©hension : Ce qui peut se traduire par une addition parfois inutile de difficultĂ©s. Mais cela ne veut pas dire quâallĂ©ger les bagages rendra plus aisĂ©e la comprĂ©hension. Locke a rĂ©ussi Ă faire tenir en un seul concept le passage de lâexpĂ©rience naturelle (celle du monde et des corps) Ă lâexpĂ©rience de lâesprit. Et ce concept tient en un seul mot : IdĂ©e. Avec son concept dâ« idĂ©e », nous nous transportons littĂ©ralement depuis le monde extĂ©rieur jusquâau monde « intĂ©rieur ». Et cela repose sur une conviction liĂ©e Ă ce que lâon peut appeler la philosophie naturelle lockĂ©enne (nous y reviendrons), soit lâinclusion des entitĂ©s percevantes dans la Nature, et inversement, de la Nature dans les entitĂ©s percevantes. Câest ce que jâappelle la Liaison. Mais, avant de voir comment Locke procĂšde, il faut rappeler ce qui lâamĂšne Ă reformuler cette liaison, et câest lâ« Ă©pisode Descartes ».
Descartes, la dé-liaison
Câest en 1636 que Descartes publie son Discours de la mĂ©thode, Ćuvre dans laquelle nous trouvons une philosophie diamĂ©tralement opposĂ©e Ă celle quâallait devenir celle de Locke. Descartes nous y annonce sa mĂ©thode pour trouver la vĂ©ritĂ©, soit le principal objet de sa quĂȘte philosophique. Elle consiste, pour ainsi dire, en un grand nettoyage de tout ce qui, Ă ses yeux, constitue une vision faussĂ©e de la rĂ©alitĂ©. Aussi, et tout naturellement pour lui, il chasse lâ« expĂ©rience » et les « sens » hors sa quĂȘte de vĂ©ritĂ©, car, Ă©crit-il dans la « QuatriĂšme Partie » du Discours : « Ainsi, aÌ cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer quâil nây avait aucune chose qui fĂ»t telle quâils nous la font imaginer. » Dans la PremiĂšre de ses MĂ©ditations mĂ©taphysiques (1641), il y revient : « Tout ce que jâai reçu jusquâĂ prĂ©sent pour le plus vrai et assureÌ, je lâai appris des sens, ou par les sens : or jâai quelquefois eÌprouveÌ que ces sens Ă©taient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entiĂšrement aÌ ceux qui nous ont une fois trompeÌs. » Descartes ne prouvera nullement que nos sens nous tromperaient en quoi que ce soit, cependant quâil aura universalisĂ© dĂ©faillance et dĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©es des sens, et donc dâun pan non nĂ©gligeable de lâexpĂ©rience, sans remarquer dâailleurs que penser, câest aussi une expĂ©rience. En effet, je forme mes pensĂ©es Ă lâaide, entre autres de mes idĂ©es, mais aussi de mes Ă©motions, de mon vĂ©cu, mes impressions, etc., et jâen suis responsable, ou pas (si, par exemple je ne comprends rien aux rĂšgles du cricket ou aux Ă©quations de la RelativitĂ© Restreinte). En fait, ce que Descartes croit avoir chassĂ© par la porte est revenu par la fenĂȘtre. Mais en sus, remarquez bien le saut qualitatif auquel a procĂ©dĂ© Descartes. Ă peine Ă©voque-t-il les sens quâil convoque lâimagination. Comme si les sens devaient nĂ©cessairement en passer par lâimagination pour interprĂ©ter nos sensations ? Mais avons-nous besoin de notre imagination pour ĂȘtre au fait de ce que nous « sentons » ? Certainement pas. Câest seulement dans les cas, rares, oĂč nous ne savons pas ce que nous sentons, percevons, quâalors, Ă©ventuellement, nous pouvons recourir Ă notre imagination pour tenter de nous faire une idĂ©e. Or, et justement, lâimagination nâest en rien une facultĂ© de validation de ce qui est vrai ou non. Par consĂ©quent, nous comprenons pourquoi Descartes disqualifie les sens : Ils ne peuvent ĂȘtre que trompeurs, ou, Ă tout le moins, incertains, comme lâimagination, qui nous fait voir des choses autant vraies que fausses (des licornes, des OVNI, des Jedi). Que lâimagination ait pu servir et serve encore Ă des dĂ©couvertes nâest pas contestable, mais, dans ce cas, on parlera de ce qui nâexiste pas encore, tandis que nous nâavons pas Ă imaginer avoir des sens fiables ; ils le sont, dans la majoritĂ© des situations.
Ă partir du moment oĂč Descartes cesse de se fier Ă ses sens, il opĂšre une rĂ©gression depuis son propre corps, et, toujours en quĂȘte dâune vĂ©ritĂ© absolue, vient buter sur son « Ăąme », ultime Ă©tape mĂ©taphysique qui lui fait rĂ©aliser que sa vraie nature, en tant que « substance », nâest que de penser. DâoĂč le fameux âCogito ergo sumâ, « je pense donc je suis ». La formule est extraordinairement cĂ©lĂšbre. Mais il faut bien comprendre tout de suite que ce « je » cartĂ©sien est circonscrit dans un « endroit » tout Ă fait clos, diffĂ©rent en genre et en nature de tout le reste, spĂ©cialement du corps. En effet, Descartes distinguait fermement entre la res extensa (chose Ă©tendue), soit la MatiĂšre, corps humain inclus, et la res cogitans (« chose pensante »), lâĂąme. Et câest Ă cet endroit prĂ©cisĂ©ment que Descartes sâest « rendu » pour trouver la vĂ©ritĂ©. Autrement dit, Descartes coupe radicalement en deux la comprĂ©hension de la rĂ©alitĂ© ; lâune est douteuse, peu fiable, lâautre est assurĂ©e dâune vĂ©ritĂ© absolue. On a donc compris que Descartes sĂ©pare, dâun cĂŽtĂ©, lâexpĂ©rience, et, de lâautre, la pensĂ©e (du moins, câest ce quâil croit). Et câest ce que jâappelle la « dĂ©-liaison ». Descartes dĂ©lie la relation naturelle du corps et de lâesprit. Gilbert Ryle (1949), a laissĂ© Ă la postĂ©ritĂ© son expression de « fantĂŽme dans la machine » (âGhost in the machineâ), soit cette vie de lâesprit totalement isolĂ©e, comme « un Robison CrusoĂ« fantomatique ». DĂšs le dĂ©but de son livre, il prĂ©vient ainsi : « Je parlerai souvent, avec abus dĂ©libĂ©rĂ©, du âdogme du FantĂŽme dans la Machineâ ». Ryle reproche Ă Descartes dâavoir créé de toutes piĂšces un esprit totalement diffĂ©rent, en genre et en nature, du corps. DĂšs lors, au sein mĂȘme de lâhumain, on trouve « deux mondes », le corps, fait de matiĂšre, comme le reste du monde matĂ©riel, et lâĂąme (ou lâesprit), fait dâune tout autre matiĂšre. Le problĂšme le plus grave donc, pour Ryle, rĂ©side en ce que ces deux mondes ne peuvent pas communiquer. Or cette impossibilitĂ© est contredite par la moindre expĂ©rience : Nous avons conscience de percevoir aussi bien depuis notre esprit que depuis notre corps. Or, si corps et esprit (ou lâĂąme), sont de nature radicalement diffĂ©rente, comment peut-on expliquer cette communication ? Descartes reconnaĂźt, par exemple dans ses Principes de la philosophie (1644), « quâencore que notre Ăąme soit unie Ă tout le corps, elle exerce nĂ©anmoins ses principales fonctions dans le cerveau, et que câest lĂ non seulement quâelle entend et quâelle imagine, mais aussi quâelle sent⊠». Il y a un paradoxe Ă refuser absolument au corps une facultĂ© propre qui serait de sentir, facultĂ© que, du coup, Descartes loge dans le cerveau. De son cĂŽtĂ©, Ryle va rĂ©gler le problĂšme Ă sa façon, en commençant par statuer que lâesprit â si tant quâune telle chose existe â, nâest pas quelque chose dâinterne, de clos sur lui-mĂȘme ; il sert Ă produire des « actes externes et des phrases » ; câest bien pourquoi la notion dâ« esprit » est un fantĂŽme, il nây a rien Ă voir « dedans », car lâesprit, en tant que tel, nâexiste pas.
Rappel humien
Locke procĂšde Ă lâinverse de Descartes. Pour lui, il nây a pas nĂ©cessairement de coupure entre monde extĂ©rieur et esprit, entre la pensĂ©e et le corps (sauf au niveau de la « RĂ©flexion » â voir plus bas 1.10.). LĂ oĂč Descartes veut dissocier ExpĂ©rience (des sens) et IdĂ©e, Locke les associe. On lâa dâailleurs qualifiĂ© dâ« associationniste », qui est une thĂ©orie promue par le philosophe John Stuart Mill, voulant que les expĂ©riences sensibles rĂ©pĂ©tĂ©es finissent par produire des idĂ©es. Si Locke Ă©voque la rĂ©pĂ©tition des idĂ©es, câest dans le contexte de ce quâon appelle, depuis Piaget, lâ« apprentissage », celui des mots, des syllabes, etc. Si Locke parle dâassociation des idĂ©es, ce ne sera que pour signifier la mise en contact dâ« idĂ©es simples » entre elles pour former une « idĂ©e complexe ». Mais ce genre de degrĂ© de finesse nâest pas souvent notĂ©, si bien que lâon se mĂ©prend souvent sur la meilleure maniĂšre de caractĂ©riser la philosophie lockĂ©enne, la plus frĂ©quente Ă©tant de la qualifier dâempirique ; ce quâelle nâest pas. Pour se dĂ©barrasser immĂ©diatement dâune appellation qui est trop paresseusement accolĂ©e, il suffit de citer :
1.1. « De la pensĂ©e, le corps ne nous permet aucune idĂ©e du tout, câest seulement depuis la RĂ©flexion que nous avons cela » (L.II, C.XXI).
Un tel propos ne peut pas passer pour empiriste. Pourquoi ? Un philosophe empiriste ne pourrait pas admettre que le corps nâest pour rien dans lâĂ©mergence dâune idĂ©e ; ce serait parfaitement contradictoire avec sa philosophie. La grande subtilitĂ© du raisonnement chez Locke tient cependant dans sa reconnaissance du flux des idĂ©es Ă travers le corps et lâesprit, mais sans que nous en ayons conscience proprement dit. CâĂ©tait un postulat dâune trĂšs grande modernitĂ©, et nous allons y revenir. Ceci dit, pour nous convaincre que Locke nâest pas un philosophe empiriste, comparons avec un vĂ©ritable philosophe empiriste, David Hume, qui Ă©crit en 1739 : « Toutes les perceptions de lâesprit humain se rĂ©duisent dâelles-mĂȘmes en deux sortes distinctes, que jâappelle IMPRESSIONS et IDĂES. [âŠ] Ces perceptions qui entrent avec le plus de force et violence, nous pouvons les nommer impressions ; et sous ce nom jâentends toutes nos sensations, passions et Ă©motions, telles quâelles apparaissent dans lâĂąme. Par idĂ©es jâentends les faibles images de celles-ci dans la pensĂ©e et le raisonnement. » On remarque tout de suite que Hume considĂšre les idĂ©es comme des « images » provenant des « impressions » ; ce quâelles ne sont en aucun cas pour Locke, qui jamais, Ă aucun moment dans lâEssay, Ă©crit que les idĂ©es seraient des images, cependant que certains exĂ©gĂštes diront que lâon trouve bien cette thĂ©orie imagiste chez Locke, et câest par exemple M. Ayers qui y consacre un chapitre dans son livre-somme (1991). Locke : « Les idĂ©es simples [voir 2.1.] sont les apparences rĂ©elles des choses. PremiĂšrement, nos idĂ©es simples sont toutes rĂ©elles, toutes sâaccordent Ă la rĂ©alitĂ© des choses » (L.II, C.XXX). On pourrait penser que Locke se contredit, puisque lâidĂ©e simple semble Ă la fois apparence rĂ©elle de la chose, et, en mĂȘme temps, ce nâest pas une image. Mais câest justement ici quâil faut faire attention Ă ne pas confondre « apparence rĂ©elle » et « image ». Comment cela ? Quand je dis : « Ce mur est blanc », je signale ce que quiconque peut voir. Le mot « blanc » dĂ©signe « lâidĂ©e du blanc ». PremiĂšre Ă©tape. Car si je nâavais pas lâidĂ©e du blanc, je ne ...