Exercices appliqués
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Dissertation
Romain Berry,
Marguerite Chotard,
Victor Monnin,
Caroline Delville,
Anne Griffet-Bonnet
Dissertation n° 1
L’enfant Gabriel, fils d’un expatrié français et d’une mère rwandaise, dit, dans le roman Petit pays, écrit par Gaël Faye, en 2016 : « Plus tard, quand je serai grand, je veux être mécanicien pour ne jamais être en panne dans la vie. Il faut savoir réparer les choses quand elles ne fonctionnent plus. » En quoi cette réflexion s’applique-t-elle aux œuvres de Nietzsche, Alexievitch et Hugo ?
par Romain Berry
Éditions utilisées
Les éditions utilisées sont les éditions de référence pour les deux œuvres traduites :
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, présentation et traduction par Patrick Wotling, éditions Garnier-Flammarion (n° 1331), préface à la seconde édition (p. 25 à 33) et quatrième livre (p. 225 à 281).
Svetlana Alexievitch, La Supplication, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, éditions J’ai lu (n° 5408).
Pour Les Contemplations de Victor Hugo, l’édition est libre. Nous avons fait référence au livre concerné (IV ou V) et au numéro du poème pour chaque citation proposée.
Dissertation rédigée
Dans la pièce de théâtre Platonov, écrite par le dramaturge russe Anton Tchekhov, en 1878, Nikolaï Ivanovitch Triletski annonce la mort de Platonov, intellectuel hâbleur, devenu instituteur à la campagne par dépit, cynique et cruel, aux autres colocataires, venus passer l’été dans la maison de campagne d’Anna Pretovna. Voïnitsev, désabusé, se demande quoi faire maintenant que « le Platon miniature » est mort. Alors, de façon lapidaire, Triletski répond simplement : « Enterrer les morts et réparer les vivants ! ». Si cette remarque est restée célèbre, c’est parce qu’elle est à la fois réaliste et poétique. Réaliste, car le verbe « réparer » rappelle que l’être humain peut lui aussi, comme une machine, ne plus fonctionner, signe que l’homme a parfois besoin d’une intervention extérieure pour l’aider. Poétique, car elle repose sur une métaphore un peu enfantine, qui supposerait qu’il y ait, comme pour un objet, une nouvelle pièce à changer pour que les vivants aillent mieux. Cette citation fait écho à celle de Gabriel dans le roman Petit pays, écrit par Gaël Faye en 2016 et pour lequel il obtient le Prix Goncourt des Lycéens. Gabriel est un enfant espiègle qui vit avec sa famille à Bujumbura au Burundi. Toujours entouré d’un groupe d’amis avec qui il mange des mangues et fait les quatre cents coups, Gabriel vit dans une famille aisée et aimante. Mais son bonheur va être menacé par la réalité géopolitique : après la séparation de ses parents, il assiste à la dégradation de la situation dans la région, avec la guerre civile burundaise suivie du génocide des Tutsis au Rwanda. Face à tant de désolations, Gabriel promet : « Plus tard, quand je serai grand, je veux être mécanicien pour ne jamais être en panne dans la vie. Il faut savoir réparer les choses quand elles ne fonctionnent plus ». Si la remarque, évidemment naïve, fait sourire car elle sort de la bouche d’un enfant, elle n’en est pas moins intéressante. Elle témoigne avec tendresse d’une volonté altruiste, celle de « réparer les choses quand elles ne fonctionnent plus », plutôt que de s’en séparer ou d’en faire le deuil. La proposition circonstancielle de temps « quand je serai grand » n’a rien d’étonnant dans la bouche d’un enfant qui projette ses envies dans un futur lointain. Cependant, l’objet du désir – devenir « mécanicien » – est singulier car, généralement, les petits garçons admirent les pompiers qui sauvent de vies, les gendarmes qui arrêtent des voleurs ou les joueurs de football qui soulèvent des trophées, mais, Gabriel, lui, « [veut] être mécanicien ». Le souhait, affirmé par le pronom personnel « je » et l’assertion « veux être », connote une forme de conviction, typique de l’enfant gentiment entêté. Le choix de Gabriel est résolu et même motivé car c’est « pour ne plus être en panne dans la vie ». Souhaiter éviter les « [pannes] » de la vie fait de lui un héros en devenir, capable de débrouillardise et d’ingéniosité. Touchés par sa candeur, nous ne pouvons que louer sa témérité et sa bienveillance, un brin idéaliste. La « panne », telle qu’il la conçoit, est synonyme de rupture à cause d’un problème mécanique, qui ralentit le fonctionnement de l’appareil ou l’empêche définitivement. Élargissons le champ sémantique du mot « panne » ; l’expression « dans la vie » nous y pousse. Nous pouvons comprendre le terme de « panne », par métaphore, comme ce qui embarrasse la vie, faisant référence aux heurts qui brisent l’uniformité du quotidien et qu’il faut résoudre promptement, aux problèmes qui attendent leur solution, aux moments d’asthénie, de pétrification qui rendent l’individu apathique et affaibli. Une « panne » freine la dynamique de la vie, impose un suspens, rompt avec ce mouvement rectiligne orienté vers le futur. À la linéarité, la « panne » substitue un nouveau rythme fait de pauses, de minuscules dérèglements, souvent anodins certes, mais qui gangrènent l’existence, énervent et dénervent l’homme. Devenir « mécanicien », comme le rêve Gabriel, est un vœu profondément humaniste, celui d’œuvrer pour tous et tout le temps. La modalité déontique qui entame la dernière phrase de la citation montre que ce souhait est une exigence morale à laquelle le héros espère répondre et que le lecteur est invité à suivre. La tournure impersonnelle « Il faut réparer » est résolument optimiste, c’est aussi un appel lancé à tous. Rien ne sert de geindre ou de se lamenter – l’enfant est, d’ailleurs, trop inexpérimenté pour connaître de tels sentiments, il exclut la pitié et la compassion de son analyse et opte pour une morale de l’action, pour une futurition bienveillante qui permettrait à tout un chacun d’envisager le futur avec euphorie. « [Réparer] les choses » certes, mais réparer les vies, c’est encore mieux. Si on considère que le terme « choses », très faiblement sémantisé, est capable de tout exprimer, y compris, par métonymie, « les choses de la vie », nous pouvons, comme Triletski, penser que « réparer les choses quand elles ne fonctionnent plus » est une métaphore transparente pour dire « réparer les vivants » et faire appel à un tiers, dont la motivation altruiste ne fait pas de doute. Dès lors, dans quelle mesure « réparer », colmater ou raccommoder ce qui est distendu ou brisé témoigne-t-il d’un élan empathique et philanthropique qui, paradoxalement, peut aggraver ce qui est endolori ou amputé, et, plus encore, quand cette réparation se déplace sur le plan psychologique ? Certes, la vie est faite de « [pannes] », d’événements imprévus et dysphoriques qui enrayent la machine-homme. « Il faut » alors savoir « réparer » pour éviter le pire et permettre à l’homme-« mécanicien » de s’épanouir de nouveau. Toutefois, est-ce convaincant de « réparer » ce qu’on ne peut plus faire fonctionner et dont le cœur s’est arrêté ? Impossible. Très souvent, il ne reste plus qu’une seule chose à faire : oublier et passer à autre chose. De « mécanicien », l’homme devient inventeur. Ainsi, plutôt que de réparer pour que « les choses fonctionnent » de nouveau correctement, ne vaut-il pas mieux laisser les choses en état, en « panne », dans leur incomplétude, leur inachèvement, dans leur brutalité, sans chercher à y apposer la main de l’homme ? D’inventeur, l’homme devient alors contemplateur. Pour étayer ce développement, nous nous appuierons sur l’avant-propos et le quatrième livre du Gai savoir du philosophe allemand Friedrich Nietzsche, qui, après une longue période de maladie, propose une philosophie fondée sur l’énergie, la régénération et la nécessité de la douleur. Nous verrons aussi comment l’écrivaine biélorusse, lauréate du Prix Nobel de Littérature en 2015 pour l’ensemble de son œuvre, Svetlana Alexievitch, dans son récit et essai La Supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse écrit en 1997, construit sur des témoignages réels, pose la question de la reconstruction de soi après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, tout comme Victor Hugo, qui, dans les livres IV et V, « Pauca meae » et « En marche », des Contemplations, évoque son travail intérieur, conséquence du deuil qu’il subit et de l’exil forcé.
Certes, toute vie connaît des « [pannes] » pour reprendre les mots de Gabriel, et tout homme doit y faire face s’il veut aller de l’avant. En effet, drames familiaux, amicaux, ou politiques, obstacles, événements imprévus sont autant d’arrêts forcés qui exigent une pause. Il faut alors, comme un objet en mauvais état, mais auquel on est attaché, trouver la solution et « réparer » ce qui blesse ou gêne pour retrouver le fil de sa vie.
Premièrement, il est impossible qu’un homme n’ait jamais connu de drames qui aient désorganisé son existence. Qu’ils soient fréquents ou non, qu’ils durent ou qu’ils soient éphémères, l’homme est sans cesse obligé de composer avec ces instants dysphoriques qui interrompent le fil de la vie. Ces brisures sont polymorphes et peuvent aussi bien s’exprimer dans la sphère sociale que familiale ; elles peuvent être relatives à une maladie, un décès ou bien un événement politique dont le retentissement est tel qu’il modifie la vie et les comportements de chacun. Nos trois œuvres au programme déclinent trois ruptures dans l’ordre de la vie. Nietzsche, dans l’avant-propos du Gai savoir, met en valeur l’importance de la maladie, et donc de la guérison, d’où l’injonction du philosophe à considérer cette œuvre comme une œuvre de reconstruction écrite « dans la langue du vent du dégel » (page 25). Car c’est bien « la victoire sur l’hiver, victoire qui arrive, doit arriver, est peut-être arrivée » (page 25) qu’il s’agit de célébrer, signe que la maladie dont fut atteint le philosophe est une rupture discriminant un avant et un après la « panne ». En souhaitant faire de son œuvre « les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue oppression » (page 25), Nietzsche définit la maladie comme un temps d’arrêt durant lequel sa vie s’est figée, comme un « pan […] de glaciation au beau milieu de la jeunesse » (page 26), comme une « sénilité insérée là où elle n’avait pas lieu d’être » (page 26). Cette distinction entre un avant et un après la panne se retrouve dans la structure du recueil des Contemplations, distinguant un « Autrefois » et un « Aujourd’hui », juste avant le livre IV, qu’on associerait bien volontiers à un « aujourd’hui » sans Léopoldine. Entre le livre III et le livre IV, réside alors un laps de temps qui pourrait matérialiser la durée selon laquelle l’écriture poétique fut suspendue après le brutal décès de la jeune fille. Plus évident encore, la ligne de points du poème « 4 septembre 1843 » souligne l’extinction de la parole poétique et sa renaissance en même temps, c’est une façon de mimer le retentissement intérieur du traumatisme lié à la date de la noyade de Léopoldine. Il s’agit ici de dire sans dire, de figurer sans verbaliser pour que le lecteur se heurte au vide, au silence. La mort est ineffable, en découle cette « panne » dans l’écriture, cette rupture dans la vie quotidienne qu’ont aussi vécue les Biélorusses dans la nuit du 26 avril 1986 après l’explosion d’un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl. C’est ce que l’auteure essaie de nous faire comprendre dans une interview fictive à la page 31. Elle reconnaît qu’« [après] Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe plus », car la catastrophe déclencha un heurt dans la politique communiste qui provoqua le démantèlement de l’URSS et l’effondrement du bloc de l’Est quelques années plus tard. Plus précisément encore, la journaliste Irina Kisseleva reconnaît qu’avec Tchernobyl, elle passe « sans cesse d’un temps à l’autre… D’ici à là… » (page 207) car « [deux] personnes coexistaient en [elle] : celle d’avant Tchernobyl et celle d’après Tchernobyl » (page 207), signe que l’explosion entraîna une rupture intérieure qu’il a fallu résorber. Mais, plus généralement, tous ces drames désorganisent la vie quotidienne, laissent les hommes incapables de prolonger leurs activités. Si Gabriel ne veut « jamais être en panne dans la vie », c’est preuve que la panne déstructure, désorganise et démobilise, rendant l’homme ainsi plus fragile, dans l’attente d’une figure providentielle bienveillante. En effet, Victor Hugo évoque, de façon poignante, sa déréliction après la mort de sa fille. Il se dépeint comme désorienté, incapable désormais d’analyser les signes divins ou de la nature. Seul dans son chagrin, il...