Chapitre 1
D’Octave à Auguste
L’histoire d’Auguste est celle d’une incroyable et improbable ascension, celle du jeune Octave aux origines relativement modestes, à tout le moins d’origines qui ne le programmaient pas à jouer le premier rôle dans l’État romain. Il a fallu beaucoup d’audace, de culot sans doute aussi, de courage enfin, pour que le « petit jeune homme » des lettres de Cicéron, devienne, à titre posthume, le fils adoptif de Jules César, celui que les historiens modernes appellent dès lors Octavien, et l’un des hommes forts d’une république romaine à l’agonie, avec le titre de triumvir. Il eut pour compères Antoine et Lépide, ses aînés, des hommes à la position depuis longtemps bien assise dans l’État, des politiques et militaires chevronnés qui n’éprouvaient que morgue à son égard. Face à eux, Octave n’avait pour atout que d’être l’héritier d’un nom – et encore ne manqua-t-on pas de lui opposer, lui le fils adoptif, Césarion, enfant biologique, ou prétendu tel, de César et de Cléopâtre, reine d’Égypte –, là où l’héritage politique, celui que portaient Antoine et Lépide, primait a priori. Vu d’aujourd’hui, le triomphe de César le Jeune paraît tout tracé. Mais c’est à un véritable parcours d’obstacles qu’il s’est livré. Le jeune Octave a fait bien des paris, sans qu’il en ait été le gagnant le plus probable. Il a risqué sa vie à une époque où la violence politique était coutumière et un mode pratique et expéditif de résolution des crises. Sans nul doute a-t-il lui aussi su faire preuve d’expédients. Sans doute a-t-il entretenu avec la légalité un rapport pour le moins équivoque. Sans doute a-t-il eu bien du sang sur les mains. Mais il serait toujours temps, le triomphe venu, de changer son image.
Il ne faut pas négliger ces premières années de la vie d’Auguste. Toute l’intelligence du personnage y transparaît. La personnalité et les qualités du futur Auguste perçaient déjà : la prudence qui n’interdisait pas l’audace, le courage, le pragmatisme, la capacité à savoir s’entourer, à saisir sa chance aussi quand les hasards de l’Histoire lui tendaient la main, ou encore la propension à prendre conseil avant que de trancher. Ces années dévoilent aussi une maturité politique précoce. Ces traits de caractère, ces compétences en germes, Jules César, dont les hasards de la biologie voulurent qu’il n’ait jamais de fils (reconnu tout au moins), sut semble-t-il assez tôt les discerner. Mieux, Octave sut de toute évidence, quand bien même nos sources resteront-elles à jamais muettes sur ce sujet, se faire valoir auprès de son grand-oncle et saisir les opportunités qui s’offraient à lui. Quand en mars 44 avant notre ère, le testament de César fut lu devant témoins dans la maison d’Antoine, révélant qu’Octave était adopté de manière posthume, il est probable qu’il n’en fut pas surpris outre-mesure : à n’en pas douter, il y travaillait depuis des années et la lecture du testament ne venait que satisfaire une ambition et un travail patient.
L’année 44, celle de l’héritage à proprement parler, est un tournant de sa vie. Auguste aurait pu demeurer Octave, refuser, comme on le lui conseillait, l’héritage de César et vivre en sécurité la vie paisible et confortable d’un notable. Au lieu de cela, il allait, en tant que triumvir, une magistrature exceptionnelle, contribuer à faire vivre à l’État romain une des périodes les plus noires de son histoire. Les caractéristiques de cette magistrature ne sont d’ailleurs pas sans expliquer pour partie la nature du régime qu’il instaura, le Principat, une fois ses compétiteurs pour le pouvoir éliminés, à la suite des batailles d’Actium et d’Alexandrie notamment. Mais, surtout, c’est la responsabilité d’Octave dans le déclenchement des guerres civiles qui transparaît alors : là où le non moins ambitieux Antoine avait dans un premier temps tenté d’instaurer un fragile équilibre avec les césaricides et de se concilier le Sénat, Octave avait décidé (mais avait-il d’autres choix ?) de déclencher une agitation (ce fut à une course aux soutiens que l’on assista, celui des amis de feu César, certes, mais aussi de la plèbe romaine, des vétérans et des légions) qui ne trouva de résolution qu’armée.
L’enfance
Le 23 septembre 63 avant notre ère, l’année où Cicéron était consul et où Rome fut secouée par la découverte d’un complot mené par un aristocrate de haut rang, Catilina, naissait, peu avant le lever du soleil, dans une maison sise sur la colline du Palatin, le petit Octave, dont nul n’aurait alors songé à faire le premier empereur romain. Il était le fruit d’un second mariage de Caius Octavius. Des premières noces de celui-ci, nous ne savons à peu près rien, si ce n’est que son épouse s’appelait Ancharia et que le couple eut une fille, Octavie. La mère d’Octave se nommait Atia. Son ascendance n’était pas sans prestige, bien plus que du côté de son père en tout cas : elle était la fille de Marcus Atius Balbus, un neveu de Pompée par ailleurs devenu sénateur après bien d’autres membres de sa famille, et de Julia, la sœur de Jules César. Le mariage, prestigieux dans la mesure où Pompée et César dominèrent la vie politique romaine durant toute la jeunesse d’Octave, peut paraître quelque peu inespéré pour Caius Octavius : la gens Octavia, contrairement à la gens Iulia, n’appartenait en effet pas à ces illustres familles ayant marqué l’histoire de Rome et le père d’Octave fut le premier de sa famille à entamer la carrière des honneurs – une autre branche de la famille s’était, de ce point de vue, montrée plus ambitieuse. La gens Octavia y gagna de sortir de l’ordre équestre et de voir s’ouvrir les portes du Sénat romain. À en croire Velleius Paterculus, c’est la réputation d’Octavius qui rendit possible l’union avec Atia. Il le décrit comme « un homme grave, vertueux, irréprochable et riche » (Histoire romaine, 2, 59). Et de fait, sans doute la richesse des Octavii, plus que vraisemblable puisque Suétone nous dit qu’Octavius fut élevé dans l’opulence, joua-t-elle ici un rôle au moins aussi grand que la forte considération attachée à sa personne.
C’est peu avant la naissance d’Octave que Caius Octavius fut élu au premier échelon de la carrière des honneurs : en 65 avant notre ère, il devint questeur. C’est donc d’un père devenu sénateur qu’Octave naquit. Suétone rapporte à cet égard une anecdote pleine de vie : le 23 septembre, le nouveau père, parce que sa femme avait accouché, se rendit tard au Sénat où l’on délibérait sur la conjuration de Catilina. En 61, il atteignit la première des magistratures supérieures, la préture. On ne sait rien d’une magistrature, le tribunat de la plèbe ou l’édilité, qui dut pourtant être exercée entretemps. La carrière politique de Caius Octavius était quoi qu’il en soit prometteuse (sans doute était-ce d’ailleurs là un effet de son mariage), mais une mort tôt survenue alors qu’il venait d’achever son mandat de gouverneur de la province de Macédoine, où il avait remporté plusieurs victoires militaires, avait été acclamé imperator par ses troupes, et avait gagné par son gouvernement l’estime de tous, lui interdit de se présenter jamais au consulat qu’il convoitait pourtant : c’est à Nole, en 59, qu’Octavius, de retour de Macédoine, devait rendre son dernier souffle. Octave n’eut dès lors, en dépit des appuis dont bénéficia son père, pas la chance d’appartenir à une famille noble, c’est-à -dire comptant au moins un ancêtre ayant exercé le consulat. Caius Octavius, en effet, venait d’une famille de riches notables originaire de Vélitres, une petite cité prospère du Latium, en pays Volsque, à quelque trente kilomètres au sud-est de Rome. Plusieurs monuments dans cette cité célébraient la gloire de la gens Octavia et un des quartiers les plus fréquentés de la ville s’appelait depuis longtemps déjà Octavius. Pour autant, on sait très peu de choses sur les aïeux d’Octave. Suétone nous apprend seulement que son arrière-grand-père avait servi comme tribun militaire, c’est-à -dire comme officier supérieur, dans l’armée romaine au moment de la Deuxième Guerre punique et que son grand-père occupa des magistratures municipales à Vélitres. C’est bien peu. Comme souvent, les familles de chevaliers privilégiaient l’ombre, propice à la constitution et à la gestion d’un patrimoine important, lequel conditionnait l’appartenance à l’ordre équestre. Quoi qu’il en soit, être issu d’une famille de tout premier plan à Vélitres ne devait guère peser aux yeux des grandes familles romaines. C’était même là pain béni pour les adversaires d’Octavien lors des guerres civiles qui suivirent l’assassinat de Jules César en 44 car, à Rome, la valeur des individus devait beaucoup aux origines familiales. Ce fut l’un des premiers obstacles que le fils d’Octavius eut à surmonter au moment d’entreprendre son ascension. Être issu d’une gens connue de tous rassurait les Romains et fonctionnait comme une garantie, peut-être moins en raison du sang que de l’éducation reçue. Le sang n’était certes sans doute pas sans être une notion biologique à Rome, un fluide propre à véhiculer des qualités inhérentes aux individus d’une même famille. Chaque gens avait ainsi, pensait-on, ses spécificités dont le sang était le réceptacle. On n’en considérait toutefois pas moins que l’éducation jouait un rôle majeur dans le devenir des individus. La logique était celle dont Horace, un poète contemporain et proche d’Auguste, témoigne dans un de ses poèmes :
Les forts sont engendrés par les forts et les braves ; on reconnaît chez les jeunes taureaux, chez les chevaux aussi, la valeur de leurs pères, et les aigles farouches n’engendrent pas la timide colombe ; mais l’éducation développe le germe latent, une droite culture fortifie les âmes ; chaque fois que les règles morales font défaut, les vices viennent déshonorer les mieux nés.
Horace, Odes, 4, 4, 29-36.
Et de renchérir dans un autre poème :
Ainsi, celui qui promet de veiller sur les citoyens, sur la Ville, sur l’empire, sur l’Italie et sur les temples des dieux, contraint tous les mortels de chercher de quel père il est né et s’il n’est pas entaché d’une mère méprisable.
Horace, Satires, 1, 6, 34-37....