PARTIE II
LES PATHOLOGIES NEUROLOGIQUES ET PSYCHIATRIQUES
La Première Guerre mondiale fut l’occasion de grands progrès scientifiques pour la neurologie et la psychiatrie. Cette période fut néanmoins troublée par l’émergence des traumatismes psychiques de guerre, quasiment inconnus auparavant. La question de la prise en charge de ces traumatisés fut une page peu glorieuse de la médecine française. En effet, plusieurs grands noms de la neuropsychiatrie furent associés aux dérives thérapeutiques parfois violentes observées dans le traitement de ces traumatismes. En dehors de cette problématique épineuse, la neurologie fut l’objet de plusieurs belles découvertes que nous décrirons.
Lorsqu’ils étaient identifiés comme souffrants d’une pathologie neuropsychiatrique, les soldats français étaient évacués et admis au sein d’un établissement spécialisé. La neurologie et la psychiatrie étaient alors indissociables, leur schisme ne survenant que bien plus tard dans le sillage du mouvement de mai 1968. Pendant la Grande Guerre, les centres neuropsychiatriques avaient naturellement une activité médicale et psychiatrique, mais également une activité chirurgicale en prenant en charge les blessures du cerveau, de la moelle épinière ou des nerfs. Le parcours du malade neurologique ou psychiatrique pouvait être long avant d’arriver dans ces centres, et les thérapeutes se plaignaient dès 1914 des délais d’évacuation. Joseph Babinski (1857-1932), célèbre neurologue, le regrettait : « J’attire l’attention sur ce fait que les militaires atteints de lésions nerveuses sont trop souvent transportés tardivement dans les services de neurologie. » La création de centres neurologiques annexés aux hôpitaux d’évacuation dans la zone des armées permit par la suite des soins de plus en plus précoces et efficaces.
CHAPITRE 9
LES PROGRÈS DE LA NEUROLOGIE
DURANT LA GRANDE GUERRE
1. LA DÉCOUVERTE DE NOUVEAUX SIGNES DIAGNOSTIQUES
Pour les neurologues français, le premier conflit mondial fut une période riche en enseignements. En effet, le nombre de malades et blessés neurologiques fut infiniment plus grand que celui du temps de paix, et les observations cliniques purent être nombreuses et variées. Cela permit l’étude fine de la neurologie dans son ensemble, avec notamment la description de signes diagnostiques nouveaux. Les services de neuropsychiatrie marchaient alors à plein régime, et les communications devant la Société de neurologie de Paris ou devant l’Académie nationale de médecine se multiplièrent, chacun voulant décrire les observations les plus remarquables.
Pour illustrer la suractivité des services de neurologie durant la Grande Guerre, il suffit de lire le rapport d’activité du médecin major de deuxième classe Jean Heitz, qui exerçait en 1915 dans le service de l’hôpital Buffon, dirigé par Joseph Babinski (1857-1932). On peut mesurer la variété des pathologies qui y étaient rencontrées :
Diagnostics disponibles dans les statistiques
d’un centre psychiatrique de Paris en 1916
Le fonctionnement du service du Dr Babinski a continué à être très actif pendant le mois d’octobre 1915. […] Parmi les malades internes, nous relevons :
–10 cas de traumatisme du crâne, dont 3 se sont compliqués d’épilepsie […] ;
–5 cas de traumatisme vertébral sans paraplégie [N. B. : paralysie des membres inférieurs] ;
–1 cas de fracture du rachis avec paraplégie […] ;
–10 cas de lésion du nerf sciatique […] 5 cas de lésion du nerf brachial […] ;
–1 convalescent de méningite cérébrospinale […] ;
–1 névralgie faciale […].
Il est impossible de citer toutes les observations réalisées durant le premier conflit mondial, tant elles furent nombreuses. Pour autant, certaines méritent d’être décrites, car leurs conclusions sont aujourd’hui intégrées à la sémiologie neurologique telle qu’elle est enseignée au XXIe siècle.
Pierre Marie (1853-1940) fut l’un des neurologues les plus actifs pendant la Grande Guerre. Il consacra une majeure partie de ses travaux à l’étude clinique et électrique des nerfs traumatisés par les plaies par balle ou par éclat d’obus. Le grand nombre de blessés aidant, il put étudier pratiquement tous les nerfs de l’organisme, permettant d’affiner les connaissances quant au rôle propre de chacun d’entre eux (motricité ou sensibilité). Une partie de ses travaux fut présentée dans une communication devant l’Académie nationale de médecine le 28 décembre 1915 :
J’ai déjà signalé qu’en appliquant un courant électrique directement sur le tronc d’un nerf mis à nu au cours d’une intervention chirurgicale, on pouvait, sans danger et avec une grande netteté, constater l’existence d’une répartition systématique des fibres destinées aux différents muscles tributaires de ces nerfs. […] Par exemple, si l’on fait porter l’excitation sur le pourtour du nerf médian, à la racine du bras, on voit se contracter isolément et successivement les muscles pronateurs, les fléchisseurs du carpe, les fléchisseurs des doigts […].
Charles Foix (1882-1927) et Pierre Marie, eux, firent la description de la manœuvre qui prendra leur nom — manœuvre de Pierre-Marie et Foix —, permettant de diagnostiquer une paralysie faciale. Ce syndrome de paralysie faciale correspond à une atteinte du nerf facial, qui est le principal muscle moteur de la face. Sa lésion entraîne classiquement une asymétrie du visage. Normalement, la compression de la zone derrière l’angle de la mâchoire inférieure provoque une grimace réflexe par stimulation du nerf. Son absence est un argument majeur en faveur d’une paralysie faciale. Cette manœuvre est toujours utilisée de nos jours, en particulier auprès de patients comateux pour lesquels le diagnostic reste difficile. Les deux neurologues réalisèrent aussi d’autres travaux sur les troubles de la parole et leur rapport avec les lésions du cerveau, permettant de mieux déterminer les zones en rapport avec le langage.
Le neurologue Georges Guillain (1876-1961) préféra quant à lui étudier les effets des blessures du cerveau occasionnant des hémiplégies, c’est-à-dire des paralysies touchant un seul côté d’un corps (droit ou gauche). Même si l’on savait déjà que le cerveau gauche contrôlait la motricité du côté droit (et vice-versa), ses observations permirent de préciser les zones responsables de la motricité consciente. Après-guerre, il rapporta par exemple le cas d’un soldat présentant une hémiplégie droite après une blessure du cerveau du côté gauche : « […] Soldat L…, blessé le 5 novembre 1915 par éclat d’obus ayant amené une plaie tangentielle de la région pariétale gauche […] Après la blessure, il se produisit une hémiplégie droite complète sans participation du facial […]. » Cette observation lui permit d’affirmer qu’une zone cérébrale particulière, la région rolandique gauche, était responsable de la motricité de l’hémicorps droit.
Guillain fit également — nous le verrons — la description clinique du syndrome qui porte désormais son nom. Il étudia aussi le réflexe médio-plantaire, recherché par percussion du marteau à réflexes contre la plante du pied. Ce signe est toujours utilisé aujourd’hui pour tester certains nerfs. Sa description avait été faite devant la Société médicale des hôpitaux de Paris par Georges Guillain lui-même :
Le réflexe médio-plantaire est déterminé par la percussion avec le marteau sur une région moyenne de la plante du pied […]. Dans la recherche du réflexe en position dorsale, le sujet étant étendu, on fléchit légèrement le pied sur la jambe en prenant entre les doigts de la main gauche la région métatarsienne, on percute la région plantaire moyenne.
André Léri (1875-1930) fut un autre neurologue remarquable de la Grande Guerre. Il fit plusieurs travaux de recherche, essentiellement sur les conséquences cliniques des atteintes du cervelet. Cet organe est une structure nerveuse située en dessous et en arrière du cerveau, responsable notamment de l’équilibre, de la coordination motrice et des gestes fins. L’étude de sa lésion chez certains soldats permit une description minutieuse du syndrome associé à son atteinte : le syndrome cérébelleux. La justesse de ses observations mérite d’être soulignée :
La question des localisations cérébelleuses chez l’Homme est à peine éludée […] V, trente et un ans, reçut 2 balles à la nuque le 4 septembre 1916 ...