Exercices appliqués
Dissertation
Anne Griffet-Bonnet, Romain Berry, Caroline Delville, Marguerite Chotard
Dissertations comparées
Anne Griffet-Bonnet,
Romain Berry
Méthodologie du résumé
Maria Leone
Dissertation n° 1
par Anne Griffet-Bonnet
Sujet
Dans son roman autobiographique intitulé Les Mots, Jean-Paul Sartre écrit que la mort de son père lui « donna la liberté », et il poursuit : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes, mais au lien de paternité qui est pourri. […] Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie ». Cette assertion vous semble-t-elle correspondre aux analyses menées dans les œuvres inscrites cette année à votre programme ?
Éditions utilisées
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Éditions Folio.
Hans Christian Andersen, Contes, Éditions Le Livre de Poche (classiques).
Wole Soyinka, Aké, les années d’enfance, Éditions Belfond.
Dissertation rédigée
La scène 5 de l’acte IV de Dom Juan de Molière s’ouvre sur cette injonction du héros éponyme à son père Dom Louis qui vient de lui reprocher sa bassesse : « Eh, mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils ». Il souhaite la disparition pure et simple de son père, le plus tôt possible, afin d’être débarrassé de ce donneur de leçons qui tente de diriger sa vie et de lui imposer une conduite vertueuse. De même, dans son roman autobiographique intitulé Les Mots, Jean-Paul Sartre écrit que la mort de son père lui « donna la liberté », et il poursuit : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes, mais au lien de paternité qui est pourri. […] Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie ». Jean-Paul Sartre évoque ici le décès de son père comme une opportunité pour lui. C’est donc d’abord d’une expérience personnelle qu’il s’agit (comme en témoignent les marqueurs de la première personne du singulier : « mon », « moi », « m’ », « je »). Le philosophe se réjouit d’avoir grandi sans la présence de son père et il explique ce soulagement qui peut paraître incongru : grâce au décès précoce de son père (« il est mort en bas âge », c’est-à-dire alors que notre auteur était tout petit), présenté ici comme une « chance », l’enfant a pu acquérir de l’autonomie (« me donna la liberté »), évitant de se sentir « écrasé » par un père omniprésent, et parcourant tranquillement le chemin de la vie (« je passe d’une rive à l’autre, seul »). Cette expérience singulière fait ensuite l’objet d’une généralisation, ce que l’auteur appelle une « règle » sur la relation père-fils, vue comme invariablement délétère. Notre auteur l’envisage en effet de manière négative : « pas de bon père », « lien de paternité […] pourri ». Le rapport entre un fils et son père serait par essence dégradé, corrompu, altéré. Personne n’est, selon notre auteur, coupable de cet état de fait, consubstantiel à la paternité même. L’image du père couché « de tout son long » sur son fils, redoublée par l’allusion explicite à Énée et Anchise (lors de la destruction de Troie, Énée s’était enfui en portant sur son dos son père Anchise, aveugle et paralysé), rend compte de la lourdeur du père pour le fils, lequel perd son autonomie et sa capacité d’avancer aussi vite qu’il le voudrait. Dans cette optique, Sartre, heureusement orphelin, évolue seul parmi ses congénères freinés quant à eux par le poids paternel. Ils deviennent des types (cela étant marqué par l’emploi du pluriel : « des Enées », « leurs Anchises »), des symboles de cette omniprésence handicapante : les pères sont « invisibles » mais sont pourtant là, continuellement et pour toujours, « à cheval sur leurs fils pour toute la vie », haïssables. Jean-Paul Sartre soutient ici une thèse assez paradoxale : on a plutôt tendance en effet à envisager la présence d’un père comme structurante pour un enfant, et sa disparition précoce comme un grave manque pour le petit orphelin qui aurait bien besoin d’un guide. Pour notre auteur, le père est loin de pouvoir jouer ce rôle : aveugle, il ne peut guider son fils, et l’empêche plutôt d’avancer en pesant sur lui. À l’issue de cette analyse, on peut se demander si le lien entre un père et son enfant est à ce point délétère qu’il faille se réjouir de la mort prématurée de celui qui ne ferait que peser de tout son poids sur l’existence de l’enfant, l’empêchant d’avancer et d’acquérir une autonomie. Le rapport père-fils en est-il par essence corrompu ? Ne peut-on supposer au contraire que l’enfant, loin d’être freiné dans son élan par la lourdeur d’un père écrasant, gagne à être accompagné et guidé par un adulte bienveillant qui l’aide à acquérir une autonomie progressive ? À la lumière de l’essai de Jean-Jacques Rousseau intitulé Émile ou de l’éducation, des Contes de Hans Christian Andersen et du roman de Wole Soyinka : Aké, les années d’enfance, nous verrons, après avoir essayé de comprendre et d’expliquer le soulagement de Jean-Paul Sartre de ne pas avoir eu de père, que nos œuvres présentent au contraire des images de pères épanouissants pour leurs enfants. Guide discret, sachant s’entourer d’adjuvants, le père demeure essentiel à la construction de l’enfant, et sa perte ne saurait être vue comme un soulagement.
Certes, on peut comprendre dans un premier temps que Sartre tente de voir la disparition de son père sous un jour positif, tant la présence paternelle peut sembler écrasante. Le père est, en particulier pour son fils, une figure tutélaire omniprésente susceptible de réduire son autonomie.
Tout d’abord, le père voit en son fils un prolongement de lui-même et lui impose une voie toute tracée, lui ôtant toute forme d’autonomie et de liberté de faire ses choix. Rousseau évoque l’Égypte où « le fils était obligé d’embrasser l’état de son père » (Émile, p. 87). En France, les parents destinent aussi leur enfant « à l’épée, à l’église, au barreau » (Émile, p. 88). Le fils d’un aristocrate sait qu’il hérite du « rang » de son père, et considère qu’il n’a pas à apprendre ni à travailler, sa noblesse lui tenant « lieu de bras, de jambes ainsi que de toute espèce de mérite » (Émile, p. 229). Dans « La Reine des neiges », la petite fille de brigands a quant à elle hérité de tares héréditaires qui se manifestent par sa cruauté envers les animaux, le fait qu’elle soit « gâtée et entêtée » (Contes, p. 176-177). Elle menace Gerda de lui « planter le couteau dans le ventre » (p. 178), imitant les hommes de sa famille qui ont tué les postillons, le cocher, les domestiques. Le narrateur du conte intitulé « Un Caractère gai » se réjouit d’avoir « hérité d’un caractère gai » : « Mon père m’a légué la meilleure part de sa succession » (p. 231). Les petits canards, alors même que leur père est qualifié de « canaille qui ne vient jamais voir [la cane] », « ressemblent tous à leur père » (Contes, p. 128). L’enfant est marqué par sa famille, par une hérédité, ce qui est symbolisé dans l’œuvre de Soyinka, par le fait que Père, le père de son père, pratique des scarifications très douloureuses sur Wole alors qu’il n’a que huit ans. Il restera marqué à jamais sur les pieds et les poignets par ce rite traditionnel (Aké, les années d’enfance, p. 245, ch. 9). Alors même que son père est mort avant sa naissance, Jørgen a hérité du caractère colérique de sa famille d’origine : « Quelque chose se mit alors à bouillonner dans son sang espagnol de haute naissance » (Contes, « Une histoire des dunes », p. 301). Outre cette hérédité naturelle, le père impose ses volontés à l’enfant. Dans « Le Briquet », la jeune princesse est enfermée dans sa chambre, et seul son père peut lui rendre visite « car il a été prédit qu’elle se marierait avec un soldat tout ordinaire, et le roi n’aime pas cela ! » (Contes, p. 36). Les desiderata du père engagent donc à un enfermement de sa fille, totalement privée de la liberté d’aller et venir. Une vieille dame d’honneur veille même près du lit de la princesse pour canaliser ses rêves (Contes, p. 38), et le roi, accompagné de son épouse, suit le lendemain matin le chemin marqué par des croix accompli la nuit par la jeune fille. Puis on marque son trajet par de la farine. Cela fait finalement « bien plaisir » à la princesse de substituer le petit soldat à ce couple parental étouffant (Contes, p. 41). Valdemar Daae refuse de son côté que la petite Ida épouse le maître d’œuvre pourtant très habile car « pourquoi vouloir mélanger les torchons avec les serviettes ? […] et la petite Ida se consola, car il fallait bien qu’elle se console ! » (Contes, p. 275). Le plus souvent, cette nécessité de supporter l’absence de liberté est intégrée par l’enfant même qui n’en a même plus conscience voire la revendique : de même qu’Énée se charge spontanément de son père aveugle, la petite bergère refuse d’abandonner à son triste sort le vieux Chinois, qui dit être son grand- père et, « prétend[ant] avoir autorité sur elle », lui indique à ce titre lui aussi très fermement qui elle doit épouser : « Tu auras là un mari. […] Cette nuit, dès que la vieille armoire se mettra à craquer, vous vous marierez, aussi vrai que je suis un Chinois » (Contes, p. 190). Or, ayant réussi à se libérer de son joug, en s’enfuyant avec l’aide de celui qu’elle aime, non seulement elle fait marche arrière et décide de revenir « à la maison », mais elle est prête à payer « très cher » pour réparer son grand-père qui s’est cassé en se lançant à leur poursuite (Contes, p. 193-194). « Il sera de nouveau comme neuf et pourra nous dire beaucoup de choses désagréables » conclut ironiquement le ramoneur, estomaqué par un tel masochisme. L’enfant peut donc rechercher avec ferveur le manque de liberté lié aux désirs paternels, alors que cette privation est très lourde. Dans certaines circonstances selon Rousseau, le rapport entre le père (ou son substitut) et le fils est même comparable à un double fardeau que chacun porte : « Le disciple ne regarde le maître que comme l’enseigne et le fléau de l’enfance ; le maître ne regarde le disciple que comme un lourd fardeau dont il brûle d’être déchargé ; ils aspirent de concert au moment de se voir délivrer l’un de l’autre » (Émile, p. 104). Ainsi, le père peut, en dirigeant, même inconsciemment, les choix de l’enfant, se montrer écrasant.
D’autre part, le père veut éduquer son enfant, l’instruire, s’opposant à son désir de s’amuser et de vaquer aux occupations de son âge. Le marchand ambulant devenu conseiller donne à ses enfants « une bonne ...