Le parti pris des mots
et des choses
Francis Ponge, Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965, II, p. 49
TEXTES
1. Francis Ponge, Le Parti pris des choses (1942).
Présentation
Le Parti pris des choses est un ouvrage essentiel de Francis Ponge (1899-1988). Le titre met l’accent sur le parti pris poétique d’un nouveau lyrisme matérialiste. Le poème devient ainsi un « objet » ou « objeu », cherchant à s’approcher au plus près de la matérialité des mots et des choses. Francis Ponge présente son projet de manière réflexive, en expliquant sa démarche de « description-définition ». Observant et décrivant l’objet comme un monde à part entière, le poète explore les détails de l’huître, de l’orange, du pain, de l’éponge, du savon, du cageot, ou d’autres objets variés, en privilégiant des objets n’ayant pas été investis par une tradition littéraire.
Les poèmes en prose ainsi obtenus mêlent progression rhétorique, description encyclopédique et exploitation poétique de la langue, pour conjuguer savoir et saveur (sapere), dans une démarche propre à la littérature selon Roland Barthes (Leçon au Collège de France, Paris, Seuil, « Essais », [1978], 2015). Ponge joue sur les différents sens et connotations des mots, leur étymologie, les dimensions sonore et graphique, le déroulé temporel de la phrase et des étapes du poème, le lien de l’objet comme du processus de l’écriture avec les cycles de la nature et les métamorphoses de la matière. Ce faisant, il met le savoir lexical et l’attention proprement poétique au langage au service d’un renouvellement du logos, dans lequel le discours poétique interroge l’exploration à laquelle il procède.
Dans l’« Introduction au galet », poème particulièrement long du recueil, Ponge met en place un pacte poétique avec le lecteur, en lui proposant à travers « l’ouverture de trappes intérieures » de faire un voyage au cœur des « ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots ! ». En choisissant de faire de l’objet le point névralgique d’une résonance du monde, celui-ci devient le but, le moyen et le lieu de l’écriture. À hauteur d’objet, en s’immergeant dans son monde, le processus poétique abolit la frontière entre les mots et les choses, le dit et le dire, l’objet du poème et le sujet de l’écriture. Ponge exploite les possibilités du poème en prose ou « proême » pour explorer de manière libre toutes les facettes des objets décrits, ce qui amènera Jean-Paul Sartre à saluer l’apparition d’un poète phénoménologue dans un article de 1944.
La contemplation et l’exploration n’ont rien d’onirique, elle sont au contraire un concentré de concrétude, dans lequel matière, expression, sensation et émotion sont unis dans l’écoulement de la phrase. Le poème entrelace fini et infini, richesse et sobriété, exhaustivité et brièveté. L’objet décrit et le poème deviennent tous deux des « sapates », c’est-à-dire des objets anodins, apparemment sans valeur, mais renfermant en leur sein un objet précieux (Cinq sapates, livre illustré de 5 eaux fortes et aquatintes originales de Braque, texte de Francis Ponge, 1950). Les ressources poétiques et rhétoriques permettent ainsi au poème de se faire cosmogonie. Le poète fait voir et entendre à nouveau toute la force de création et d’étrangeté du langage oubliée dans les usages polis de la langue quotidienne, à l’image des vertus du galet décrit comme « la pierre encore sauvage ou du moins pas domestique ».
Cette démarche adoptée par Ponge s’écarte de celle des surréalistes, résiste ou renouvelle le rapport à l’image, par l’exigence de description méthodique que l’on retrouve à l’œuvre autrement dans les recueils suivants, La Rage de l’expression (1952) et Comment une figue de paroles et pourquoi ? (1977) : « Je ne sais ce qu’est la poésie, mais par contre assez bien ce que c’est qu’une figue ». Ce dernier recueil est un témoignage exceptionnel, et unique en son genre, du processus de réécriture et de la manière spécifique dont il touche au rapport proprement poétique au langage.
Ponge y prolonge la « révolution » inaugurée dans Le Parti pris des choses, dans les deux sens du mot : d’une part, déployer des circonvolutions autour de l’objet ; d’autre part, renouveler le regard sur lui notamment en créant des jeux d’échelle et des passages d’une dimension à une autre. La figue poétique de Ponge est par excellence un sapate caractérisé par l’« alliance contenant grossier/contenu précieux » et dont il donne une définition précise dans le texte « La Seine » : « l’intérieur de notre fruit, – de notre pomme, de notre orange, de notre terre, de notre région, de notre Paris – est une pulpe savoureuse et claire, sous l’écorce la plus boueuse, la plus fangeuse ». Ce que Ponge souhaite montrer dans ses écrits conçus comme des sapates, c’est le mouvement infini et insondable du tourbillon du logos.
Extraits
L’Huître
L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : […] c’est un travail grossier. […]
À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger […] frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre […].
Le Pain
La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne […].
Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... […] Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.
L’Orange
Comme dans l’éponge il y a dans l’orange...