I La tĂąche de la phĂ©nomĂ©nologie 1. Ce quâest la phĂ©nomĂ©nologie Dans son caractĂšre fondamental, la phĂ©nomĂ©nologie est donc une philosophie scientifique de la vie, une science non pas sous la prĂ©supposition et sur le soubassement des sciences prĂ©donnĂ©es, mais une science radicale , ayant pour thĂšme scientifique originaire la vie universelle concrĂšte et son monde de la vie, le monde ambiant concret effectif.
Nature et esprit, Leçons du semestre dâĂ©tĂ© 1927 , traduction Julien Farges, Paris, Vrin, 2017, p. 242-243
IdĂ©e La phĂ©nomĂ©nologie est une pratique Ă©minemment scientifique, elle ne se fonde pas, Ă lâinstar des sciences positives, sur une approche impersonnelle et objective, mais sur lâexpĂ©rience elle-mĂȘme. En ce sens, son objet est la vie et le monde concret de la vie.
Contexte Husserl nâa cessĂ© de redĂ©finir les contours de la pratique phĂ©nomĂ©nologique. Sâil sâagissait initialement dâune mĂ©thode proche de la psychologie de Brentano, Husserl sâen est Ă©mancipĂ© tout en gardant la visĂ©e descriptive des vĂ©cus-de-conscience (Bewusstseinserlebnisse ), notamment en dĂ©veloppant un outil formidable rendant possible lâinvestigation de toute constitution du sens, Ă savoir la rĂ©duction phĂ©nomĂ©nologique. LâĆuvre dont est issu ce passage se situe au terme de son Ćuvre. Câest Ă ce moment que Husserl dĂ©finit la phĂ©nomĂ©nologie, non plus comme une science rigoureuse, mais comme une philosophie Ă©minemment scientifique de la vie.
Commentaire Une science est un ensemble constituĂ© par des connaissances se rapportant Ă des faits qui obĂ©issent chacun Ă des lois. Aussi, la physique peut ĂȘtre dĂ©crite comme la science des phĂ©nomĂšnes naturels, de mĂȘme que la psychologie peut ĂȘtre dĂ©crite comme la science des phĂ©nomĂšnes mentaux. Il sâagit lĂ de sciences qui ont trait Ă ce qui se manifeste de façon mondaine, soit par la manifestation immĂ©diate des objets, soit par leur manifestation verbale ou somatique. En ce sens, les sciences ont pour tĂąche de dĂ©crire des faits au sein dâune spatio-temporalitĂ© dĂ©terminĂ©e. DĂšs lors, comment concilier science et philosophie dans la mesure oĂč cette derniĂšre relĂšve dâune quĂȘte rationnelle et apriorique de rĂ©ponses quant aux principes premiers et aux actions, de mĂȘme quâĂ la connaissance de lâĂȘtre humain ? Câest prĂ©cisĂ©ment la tĂąche de la phĂ©nomĂ©nologie que de lier ces deux plans, Ă savoir dâassurer une connaissance apodictique tout en mettant en lumiĂšre les structures de la conscience, de la connaissance et des actions des ĂȘtres humains.
Or lâoriginalitĂ© de la phĂ©nomĂ©nologie consiste Ă ne pas sâen tenir Ă la simple apparition sensible des Ă©lĂ©ments mondains. En effet, si elle a pour thĂšmes la vie concrĂšte et le monde de la vie (Lebenswelt ), il ne sâagit prĂ©cisĂ©ment pas dâen rester aux phĂ©nomĂšnes empiriques et au monde tels que nous les percevons naturellement, car la phĂ©nomĂ©nologie demeurerait alors ancrĂ©e dans un phĂ©nomĂ©nisme naĂŻf et peu original qui sâen tiendrait Ă une approche positiviste. Son objet nâest pas la chose matĂ©rielle, ni mĂȘme le monde formalisĂ© des sciences, mais la chose comme vĂ©cu-de-conscience, câest-Ă -dire la chose telle quâelle apparaĂźt Ă la conscience. Ainsi, lâapparaĂźtre conscient est lâ« objet » de la phĂ©nomĂ©nologie, et celui-ci ne peut ĂȘtre Ă©tudiĂ© que dâune façon qui nĂ©cessite de nâadmettre aucune prĂ©conception tant scientifique que mondaine, car il sâagit dâinvestir le domaine de la vie consciente sans biais. Pour Husserl, la vie subjective et expĂ©rientielle, de mĂȘme que le monde concret de lâexpĂ©rience pure, sont Ă reconquĂ©rir, car ce ne sont pas des Ă©lĂ©ments que lâon peut saisir aisĂ©ment par la simple perception sensible ou toute attitude scientifique adoptant une perspective impersonnelle Ă la troisiĂšme personne. En effet, les sciences rĂ©duisent le monde Ă ce quâil nâest pas, Ă savoir un ensemble que nous pouvons formaliser selon des cadres thĂ©orĂ©tico-logiques, et lâattitude naturelle accueille les Ă©lĂ©ments mondains et la vie subjective Ă partir de prĂ©conceptions tant scientifiques que forgĂ©es par lâhabitude et les prĂ©jugĂ©s. Au contraire, la phĂ©nomĂ©nologie se veut une mĂ©thode permettant de dĂ©crire les Ă©lĂ©ments du monde concret de lâexpĂ©rience pure Ă partir dâune attitude nouvelle qui met en suspens lâensemble de ces prĂ©jugĂ©s et de ces sciences. Elle porte sur les modalitĂ©s de lâapparaĂźtre conscient, Ă savoir sur la possibilitĂ© mĂȘme quâune chose puisse ĂȘtre comprise sous la forme dâune unitĂ© puis comme Ă©lĂ©ment idĂ©el. Son dessein consiste en une recherche constante de ce quâest lâessence de la chose, son eidos (Δ ጶ ÎŽÎżÏ ), Ă savoir la chose comme corrĂ©lat de la conscience. Ce faisant, elle se veut radicale dans la mesure oĂč elle se place Ă la racine de toute forme de connaissance scientifique en dĂ©crivant les structures de la conscience. Câest pourquoi les questionnements phĂ©nomĂ©nologiques ont trait Ă ce qui relĂšve de lâoriginaire, car elle porte sur la possibilitĂ© de toute connaissance. En ce sens, la phĂ©nomĂ©nologie peut ĂȘtre dĂ©crite comme une philosophie premiĂšre, Ă savoir comme science des principes premiers. Son horizon est tant Ă©pistĂ©mologique que gnosĂ©ologique et pratique, car son dessein initial de scientificitĂ© se veut pleinement descriptif et touche Ă la vie consciente et concrĂšte de façon globale.
Vocabulaire Phénoménologie : Littéralement, discours sur les phénomÚnes, la phénoménologie husserlienne porte sur les vécus-de-conscience. En tant que science descriptive, la phénoménologie met en lumiÚre les structures de la vie subjective et y trouve les fondements des sciences.
PortĂ©e La phĂ©nomĂ©nologie dĂ©crit le domaine de la vie consciente et, par la mĂȘme occasion, les modalitĂ©s de toute connaissance possible. Elle permet de rendre compte de lâapparaĂźtre conscient de tout Ă©lĂ©ment et de la façon dont celui-ci devient par la suite un objet de savoir. Ainsi, elle remet au centre de tout questionnement Ă©pistĂ©mologique et gnosĂ©ologique lâexpĂ©rience subjective. Cela remet en question toute attitude supposĂ©ment objective et Ă la troisiĂšme personne dans la mesure oĂč tout point de vue implique une perspective subjective et donatrice de sens. En tant que mĂ©thode descriptive ayant trait Ă la sphĂšre originaire de lâexpĂ©rience, la phĂ©nomĂ©nologie husserlienne a Ă©tĂ© reprise et dĂ©veloppĂ©e par de nombreux philosophes et scientifiques qui voient en elle lâopportunitĂ© de forger une approche globale et cogĂ©nĂ©rative relative Ă tout objet de recherche.
Si la phĂ©nomĂ©nologie est la totalitĂ© des savoirs absolus rationnels, mĂ©taphysique, philosophie, alors se trouve sous le terme de phĂ©nomĂ©nologie la science entiĂšre de la subjectivitĂ© transcendantale, dâune possible subjectivitĂ© pure en gĂ©nĂ©ral avec le Je en gĂ©nĂ©ral (le simple-Je et le Je-pluriel), la conscience en gĂ©nĂ©ral est comprise de mĂȘme que lâobjectitĂ© en gĂ©nĂ©ral (PhĂ©nomĂ©nologie premiĂšre).
Einleitung in die Philosophie. Vorlesungen 1922/23 [Introduction Ă la philosophie. Cours de 1922/1923], traduction personnelle, Dordrecht, Kluwer, 2002, p. 481
IdĂ©e En tant que philosophie premiĂšre, la phĂ©nomĂ©nologie a pour dessein de dĂ©crire les origines de toute donation de sens, autrement dit la façon dont tout objet de connaissance est constituĂ©. Elle recouvre ainsi lâensemble des domaines de recherches dans la mesure oĂč elle est le soubassement de tout savoir philosophique et scientifique.
Contexte Lors des annĂ©es 1920, la phĂ©nomĂ©nologie a connu un tournant majeur. PlutĂŽt que de recourir Ă une approche inspirĂ©e du transcendantalisme kantien, Husserl sâinterroge sur la vie concrĂšte du sujet, sur son inscription dans un monde intersubjectif quâil sâagit constamment de constituer Ă partir de la communication des ĂȘtres et des actions communes. Aussi, Husserl redĂ©finit les contours de la phĂ©nomĂ©nologie, non plus comme une philosophie parmi tant dâautres portant sur le monde, la science et la conscience humaine, mais comme une phĂ©nomĂ©nologie premiĂšre, Ă savoir une philosophie scientifique qui a pour vocation dâexpliciter les principes premiers de toute forme de connaissance rationnelle. Il reprend ainsi lâambition cartĂ©sienne de fonder une philosophie premiĂšre en prenant appui, cette fois-ci, sur la subjectivitĂ© transcendantale.
Commentaire Lorsque la phĂ©nomĂ©nologie sâinterroge sur un Ă©lĂ©ment, elle le fait Ă partir dâune attitude qui met en suspens toute forme de prĂ©jugĂ© et de prĂ©conception scientifique, de sorte que nous soyons en mesure dâapprĂ©hender la manifestation consciente de lâobjet, la façon dont ce dernier est constituĂ© par la conscience en tant que vĂ©cu-de-conscience. Autrement dit, il sâagit de saisir la chose comme phĂ©nomĂšne, puis dâexpliciter de quelle façon celui-ci peut devenir une reprĂ©sentation consciente. En ce sens, la phĂ©nomĂ©nologie nâest pas une science parmi dâautres, car son domaine dâinvestigation dĂ©passe le cadre dâune simple catĂ©gorie au sein de la totalitĂ© de lâĂ©tantitĂ©. En effet, elle ne se borne pas Ă Ă©tudier le comportement de lâĂȘtre humain, ni mĂȘme son vĂ©cu psychologique, lâhistoire ou lâĂ©thique. Au contraire, elle se place dâemblĂ©e en amont de toute forme dâaction ou de pensĂ©e dans la mesure oĂč elle en interroge leur possibilitĂ© et leur structure. Son horizon est lâobjectitĂ© en gĂ©nĂ©ral, Ă savoir lâensemble de ce qui est relatif aux objets mondains, et la façon dont toute chose peut devenir lâobjet dâune reprĂ©sentation consciente. Câest ainsi que la phĂ©nomĂ©nologie peut ĂȘtre dĂ©finie comme « la totalitĂ© des savoirs absolus rationnels », car elle nâa pas affaire Ă un type particulier dâobjet, mais Ă la condition mĂȘme de tout savoir. Elle en dĂ©montre lâorigine de mĂȘme que les conditions Ă partir de son enracinement dans la sphĂšre transcendantale du sujet, Ă savoir d...