Déportation :
Auschwitz II-Birkenau et Kratzau
Transport (entretien du 2 juillet 1993)
Le 31 juillet 1944 au matin, on nous embarquait dans des wagons à bestiaux ! Nous devions nous rendre à l’évidence, la situation devenait terrible : soixante dans un seul wagon avec un seau hygiénique. On nous a distribué du pain mais presque pas de boisson. Il faisait une chaleur étouffante. Des hommes, des femmes, des enfants pressés les uns contre les autres dans la moiteur. Et puis brusquement le bruit de la porte
Plan schématique
du complexe concentrationnaire d’Auschwitz.
qu’on referme, ce bruit qui résonnera toujours dans ma tête. Je ne pourrai jamais l’oublier ! À partir de cet instant nous avons vraiment réalisé que nous n’étions plus rien. C’était affreux. Ceux qui avaient de la pudeur essayaient de ne pas utiliser le seau. Les enfants les premiers demandaient à y aller. Au début du voyage les adultes tentaient de se retenir. Mais le seau se remplissait. Les gens se disputaient les places dans le wagon. Les familles souhaitaient se regrouper. Nous tentions de tranquilliser les enfants malgré notre propre angoisse. Puis on finit par se battre pour une place sur le seau. J’avais le projet de m’évader. À Drancy je m’étais procuré une carte d’identité et je l’avais conservée sur moi. Mais j’ai vite compris que les autres prisonniers de mon wagon s’opposeraient à mon évasion par peur des représailles. Je savais que dans le wagon de mon frère il y avait de nombreux résistants plus solidaires et que pour lui ce serait plus facile. Après deux jours et deux nuits de voyage dans cette chaleur torride, il y avait déjà plusieurs morts dans notre wagon.
Le deuxième jour nous étions en Allemagne et le train s’est arrêté tout d’un coup. On a entendu des hurlements. Les portes se sont ouvertes brutalement. Un prisonnier du wagon était autorisé à aller chercher de l’eau à une fontaine. Je me suis précipitée dans l’espoir de voir mon frère. En allant chercher l’eau, j’ai vu sortir du dernier wagon des hommes nus que l’on emmenait dans la forêt. Puis nous avons entendu une fusillade. J’étais persuadée que mon frère était parmi eux. Mais presque immédiatement il est apparu, portant lui aussi un seau. Ils avaient renoncé à s’évader par le plancher du wagon…
Nous sommes remontés dans nos wagons et les portes se sont refermées derrière nous. Puis vint la troisième nuit après deux jours ou bien la quatrième nuit après trois jours, je n’arrive plus à m’en souvenir avec précision tant la souffrance était atroce, obscurcissant notre conscience. Nous étions arrivés de nuit sur la rampe intérieure du camp de Birkenau .
Les portes se sont ouvertes dans l’éblouissement des projecteurs braqués sur nous. Des chiens bergers allemands excités par leurs gardiens SS nous menaçaient. Des hommes en uniformes rayés hurlaient : « Raus ! Raus! » Depuis le wagon je reconnus un de ces hommes et lui aussi me regardait. Il était de Lunéville. Je l’avais revu au camp de La Lande avec mes parents. Il avait fait partie de leur convoi. Mais je l’avais déjà rencontré autrefois à Nancy. Il s’est rapproché de moi et m’a murmuré : « Éloigne-toi des vieux et des enfants ! » J’ai su plus tard qu’il faisait partie du Kommando Kanada. C’étaient ceux qui triaient les vêtements des déportés et leurs bagages. C’était le Kommando le plus riche du camp. Je compris immédiatement la situation et j’attrapai ma copine Ida pour la forcer à quitter ses parents et sa grand-mère. Je l’empoignai de force. Hommes et femmes furent immédiatement séparés par les SS.
Voies ferrées et entrée d’Auschwitz II-Birkenau vues de l’intérieur du camp : lieu de débarquement (Bahnrampe, « rampe principale ») des convois de déportés à partir de la mi-mai 1944, après le prolongement des rails jusqu’à l’intérieur du camp. Photographie de 2005.
Ida et moi sommes passées ensemble devant trois officiers SS qui barraient le passage au bout du quai. Celui du milieu tenait une baguette à la main. Les phares, les chiens, les hurlements et ces trois SS faisaient un décor totalement lugubre. Avec sa baguette, l’homme du milieu désignait : à droite, à gauche… Nous ne savions pas bien ce que cela signifiait. Nous l’avons compris le jour suivant, en réalisant que toutes celles qui étaient restées avec nous avaient au maximum trente ans. Ce SS avec la baguette, c’était Mengele. La sélection des hommes se passait de la même manière. Lorsque nous les avons quittés, nous avons chanté : « Ce n’est qu’un au revoir, mes frères… » Nous avons vu les femmes et les enfants de la file de gauche monter dans des camions. Les SS leur disaient : « Celles qui sont fatiguées montent dans le camion. »
Première étape de la sélection des déportés sur la rampe de débarquement de Birkenau (dont la construction vient d’être achevée, mai 1944) : la séparation des hommes, des femmes et enfants. Au fond à gauche, on reconnaît l’entrée principale du camp. Photographie allemande, mai-juin 1944.
Nous avons marché, pas trop longtemps, jusqu’à une baraque, à l’intérieur de laquelle on nous a donné l’ordre de nous déshabiller. Des hommes en uniformes rayés entraient et sortaient au milieu de nous pour prendre nos vêtements : nous étions humiliées. Eux ne semblaient pas prêter attention à notre nudité. D’autres sont arrivés avec des rasoirs et nous ont tondu les cheveux, le sexe et sous les aisselles. L’être humain est ainsi fait. Des Allemandes avaient participé au rasage : celle qui devait me raser ne m’a rasé d’abord qu’une moitié de la tête. Nous nous sommes regardées les unes les autres et nous avons été prises d’un fou rire nerveux. C’est à partir de cet instant que nous avons cessé d’être des humains. Sans nos cheveux nous étions des bestiaux. Des hommes sont venus avec des brosses et un désinfectant et nous ont brossées jusqu’aux parties intimes.
Nous n’avions pas eu le temps de réaliser ce qui arrivait à ceux et à celles qui montaient dans les camions. Tous les enfants étaient de ceux-là.
Nous, on nous a conduites devant un tas de vêtements civils. J’ai seulement trouvé une robe légère longue, pas de chaussures, rien d’autre. Nous sommes restées des heures enfermées dans cette baraque.
Puis nous avons été transférées vers d’autres baraques en bois, à l’intérieur desquelles il y avait des châlits à trois étages. Un lit pour dix personnes à chaque étage. Des planches et rien d’autre. Pas de couverture, rien, juste ma petite robe. Ida se coucha contre moi en chien de fusil pour nous tenir chaud. C’était le 3 août 1944, la date de notre arrivée au camp, cela me revient. Il y a des dates pour toujours gravées dans ma mémoire.
Intérieur de l’un des baraquements du camp des hommes de Birkenau. Ce type de constructions en bois a été conçu pour servir d’écurie de campagne (52 chevaux). Il mesure 40,75 m de long sur 9,50 m de large et 2,65 m sous la première poutre en haut du premier plan. Plus de 400 détenus y étaient concentrés. On voit, au premier plan, le conduit qui traverse le Block dans sa longueur et relie les deux foyers situés à ses extrémités. À droite, on aperçoit le genre de châlits en bois où devaient dormir les déportés.
Photographie de 2005.
Mon frère n’a pas parlé de sa déportation pendant presque quarante ans . Ma chance à moi c’est de pouvoir en parler. Une amie de Cannes a épousé un déporté (il avait été arrêté à dix-sept ans) et lors de leurs fiançailles il lui a raconté tout ce qu’il avait subi. Puis, pendant le reste de sa vie, il n’a plus rien dit de tout cela. Un autre ami s’était évadé de l’usine IG Farben-Buna où il avait été affecté pour travailler. Il a été arrêté à Breslau et ramené à Auschwitz. Il n’a jamais raconté son histoire à sa femme ni à ses enfants. Son épouse a eu connaissance de son périple de déporté, après sa mort, dans une lettre qu’il avait adressée à son copain d’évasion.
Entretien du 7 juillet 1993
Le lendemain de notre arrivée au camp, à l’aube, coups de sifflet dans la baraque : tout le monde debout pour l’appel ! Les appels au camp étaient quelque chose d’éprouvant, de terrible. Il n’y avait ni heure ni durée. Ce pouvait être trois heures du matin, cinq heures du matin… et nous devions rester debout trois heures, cinq heures, parfois toute la journée. Sans arrêt la Kapo passait et nous comptait en rangs par cinq. Nous avions une Kapo hongroise et je me souviens encore aujourd’hui de son accent. Après ce tout premier appel on nous a mises en rangs par trois, pour nous faire tatouer. Il y avait trois femmes affectées à cette tâche. Dorénavant nous n’étions plus que des numéros, moi j’étais A16728. Mais nous avons compris plus tard que c’était une chance d’avoir été tatouées. Celles et ceux...