Mon Journal 19 octobre 1943-15 mars 1945

Otto Gerry Fischl

• Éditeur: Éditions Le Manuscrit
• Année: 2020
• Imprimer l'ISBN: 9782304026603
• ISBN de l'eBook: 9782304026610
• Sujet: Histoire
• Sujet: Seconde Guerre mondiale

Lorsqu'il rédige son Journal, Otto Gerard Fischl (né en 1929) est un adolescent juif en pleine croissance caché avec sa famille. Celle-ci a été rattrapée en France par l'idéologie qui lui avait fait fuir Prague (Tchécoslovaquie) en 1938. Grâce à des contacts, sa mère a rencontré à Paris leur sauveur, M. Stacke, un compatriote d'origine catholique, père de famille nombreuse, implanté dans un village de Charente, Salles-d'Angles. Celui-ci accepte de donner refuge à Otto et à son petit frère, Lixi (Alex), qu'il reçoit le 14 juillet 1942 alors qu'à Paris se prépare la rafle du Vél' d'Hiv'. Leurs parents les rejoignent quelques jours plus tard. Otto ne commence toutefois son Journal que le 19 octobre 1943. Ainsi nous introduit-il dans tout ce qui anime sa « captivité » qui a duré plus de deux ans. Pour tromper l'ennui et l'angoisse d'être dénoncé, Otto confie à son Journal avec acuité, intelligence et humour, la vie tumultueuse de la maisonnée, agitée par les rapports conjugaux des Stacke, mais aussi ses nombreuses lectures, les nouvelles de la guerre, et ses réflexions qui parfois touchent à la philosophie. Ce Journal évoque naturellement celui d'Anne Frank tant les parallèles sont là: l'âge, les origines d'Europe Centrale, l'instruction et les valeurs humanistes, la confrontation à la situation d'être cachés en famille avec « les autres », le sens de l'observation des enfants qui s'exerce sur ceux qui les entourent et les fascinent, sans omettre l'aspiration au monde extérieur.

Cahier 1

1 – Hanka (Anna). 2 – Mme Fischl. 3 – M. Fischl.
4 – M. Stacke. 5 – Agnès. 6 – Otto. 7 – Mme Stacke.
8 – Édouard. 9 – M. (?). 10 – Lixi (Alex). 11 – Olga.
12 – Jean. 13 – Émile. 14 – Joseph. 15 – Charles.
Printemps 1945.

19 octobre 1943

Je commence ce journal avec l’espoir que je le finirai dans une autre ville. Comme je pense que personne ne le lira, j’écris ce qui me passe par la tête tout simplement. J’inscris ici les événements de la maison, c’est-à-dire :

Les colères de M. Stacke sur sa femme, fort fréquentes d’ailleurs, les nouvelles acquisitions qui m’intéressent, ensuite les divers faits politiques, les faits d’armées ou tout ce qui m’intéresse.

Je répète que j’espère ne pas le finir à Salles-d’Angles mais autre part, et, en quelque sorte, ce sont comme des mémoires inscrits ici, plus qu’un journal.

Vue aérienne de la maison des Stacke
à Salles-d’Angles (Charente), vers 1980.

Sur le perron d’entrée de la maison de M. et Mme Stacke à Salles-d’Angles. De gauche à droite : un ami,
Mme Stacke, Mme Fischl, Lixi, M. Fischl, Hanka.

Aujourd’hui, le 19 octobre 1943, qui est un mardi, il n’y a rien d’important. Mme Stacke est malade, mais comme dans une comédie de Molière, qui y trouverait, s’il était en vie, une jolie étude sur l’hystérie.

M. Stacke est fort en colère et a menacé de s’enfuir, mais c’est une scène habituelle et personne n’y fait attention. Moi, n’ayant rien à faire, je commence ce journal. L’école commence demain. M. Stacke tient conseil avec K et H, et après deux heures de conférence, ils n’étaient pas plus avancés qu’avant. La conférence des trois puissances se tient dans la capitale des cosaques 3, j’espère qu’on y verra clair.

Hier, il y a eu une petite explosion au camp qui a fait 27 morts, dont plusieurs du village 4. Hanka, la bonne, n’est toujours pas rentrée, ce qui cause un surcroît de travail à tout le monde.

Dimanche, il y aura des hôtes ici, il faudra se tenir à carreau pour ne pas faire de bêtises.

Aujourd’hui, je fais une constatation qui me remplit d’épouvante : la barbe me pousse au menton, c’est gai. Je me suis mesuré : 1,78 m, je suis le plus grand de tous. Noël approche, j’espère que je trouverai [des choses] à acheter. Le soir, une charrette en passant dans la rue a fait tomber une peinture qui s’est brisée. Mme Stacke est rentrée à 8 heures : grande colère de M. Stacke qui l’a fait tomber sur ses enfants. Jean, le quatrième par ordre d’âge, a pris une fessée formidable et est parti se coucher sans manger, son frère Émile pareil. Mme Stacke menace d’une chaise. Danton ou Robespierre n’auraient pas mieux fait.

Mercredi 20 octobre 1943

Depuis 8 heures du matin, les trois puissances, c’est-à-dire H, K et M. Stacke, sont en conférence qui dure jusqu’à l’arrivée de Mme Stacke qui rentre de nouveau bredouille, sans Hanka. La colère de M. Stacke, qui s’était calmé, est terrible sur sa femme qui est jalouse comme une tigresse avec lui. Après avoir crié, tempêté, il attelle la jument et part pour une destination inconnue. L’atmosphère est étouffante, on pressent quelque chose dans l’air. Mme Stacke est partie chez l’Espagnole qui habite en face. K est tellement nerveux qu’on n’étudie pas. J’espère que cette sotte affaire se terminera bientôt. À midi, on mange un canard avec des nouilles.

Je veux essayer de faire le portrait de tous les personnages qui entreront dans mon journal.

D’abord, par ordre de puissance, Mme Stacke. Elle a six enfants : Olga, Joseph, Charles, Jean, Émile et Agnès, tous en bonne santé. Elle a un seul défaut, c’est d’être jalouse et de beaucoup bavarder.

Ensuite, M. Stacke, qui vient après malgré son titre de patron, car il est dominé par sa femme. Il a une voix de Jupiter et crie toute la journée, le calme ne renaît qu’après son départ. Après viennent Hanka et Franta qui sont bons aussi.

À midi, encore une discussion violente qui s’est bien terminée, sans chaises cassées, et maintenant le calme règne momentanément. Un pari de 5 000 F est fait entre K et M. Stacke que la guerre finira dans six mois. Moi, je ne dis rien, pourvu qu’elle finisse vite, c’est tout ce que je veux et désire. En fait d’armes, rien, et en politique, rien. Le nombre des blessés ou tués s’élève à 30. L’explosion mentionnée hier a dû être terrible.

Je veux essayer de décrire une scène entre M. et Mme Stacke. M. Stacke entre, il revient d’un voyage à Cognac :

« Où as-tu été ? » « Qu’as-tu fait ? » « Qui as-tu vu ? », etc.

Josph et Aneska Stacke assis sur un banc
dans les années 1940.

Toutes ces questions énervent M. Stacke qui se met en colère et les injures pleuvent. Dans le plus fort de sa colère, il ramasse une chaise et menace de l’assommer avec. Une heure plus tard, tout est fini et chacun agit comme si rien ne s’était passé. La même chose recommence cinq fois par semaine. On y est déjà habitué, on n’y fait même pas attention. Mais ces derniers jours, les colères sont plus terribles et plus fréquentes. Tout cela à cause de Hanka et de son enfant.

Jeudi 21 octobre 1943

La matinée s’est passée sans discussions, grâce à l’absence de M. Stacke. Cet après-midi, Mme Stacke a fait une couronne pour l’enterrement des victimes de l’explosion. J’ai envoyé les livres chez Monsieur le curé et il n’y avait que ses parents, donc rien à lire. K, j’espère, me prêtera des Revues des Deux Mondes qui sont intéressantes. Le soir, des gendarmes sont venus. Grand émoi chez tous. M. Stacke a vendu deux tableaux de Auguin 5 pour 30 000 F. Moi, j’en aurai donné 1 000, et encore. Mais cet homme a de la chance.

Vendredi 22 octobre 1943

Le matin, une femme est venue pour laver le linge de Mme Stacke. Aussi je suis resté constamment en haut. À midi, on a mangé chez Franta. Une lettre de M. P. est venue nous égayer : il demande 32 œufs, pas plus. Nous n’en avons même pas une douzaine.

Le soir, Hanka est arrivée. Grande joie chez tous, même chez M. Stacke pour qui la situation était gênante, mais au dîner on voyait qu’il éta...

Table des matières

• Présentation de la collection « Témoignages de la Shoah » de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah
• Comité de lecture de la collection (2011)
• Biographied’Otto Gerard (Gerry) Fischl
• Préface
• Avant-propos
• Cahier 1
• Cahier 2
• Postface