L’Europe est malade dans un monde en croissance. Elle ressemble à une armada qui cherche un cap sur l’océan agité. Les marins se connaissent peu d’un vaisseau à l’autre. La solidarité est faible, le gouvernail défaillant. La navigation océanique est un choc majeur pour la conscience et l’organisation d’une Europe mal préparée. Quand survient une crise financière et économique violente, le tangage est brutal ; elle réagit mais les grandes réparations tardent et une crise sociale et politique a déjà commencé. Si les Européens ne se préparent pas à bâtir une Union véritable par-delà les souverainetés nationales, cette crise politique s’amplifiera jusqu’à la désintégration.
Une première option consiste à aller au plus pressé. Les gouvernements nationaux gardent la main, ils réparent les avaries, ils rassurent les gens sans convaincre. Certains n’hésitent pas à dire que la crise financière est derrière nous, alors qu’elle est loin d’être terminée, et ils espèrent le retour de la croissance, mais ni les fondations ni la stratégie commune ne sont là pour qu’elle soit durable. Quand les institutions européennes engagent pourtant de grandes réformes, comme l’Union bancaire, les freins des États restent serrés. Continuer ainsi, c’est la voie de la stagnation et du retrait de l’Europe.
Une autre option est celle du repli national. Les europhobes, les eurosceptiques de droite et de gauche montent à l’assaut ; pour eux il faut revenir au port et en finir avec l’euro. Notre monnaie, ce lien social entre 17 et bientôt 18 pays, devient source de violence. Quant aux Britanniques, ils envisagent de quitter l’Union des 28. La rupture de l’euro comme la sortie anglaise seraient des chocs majeurs, entraînant l’affaiblissement de tous et la chute de l’Europe.
Une troisième option fait appel à un sursaut de conscience des Européens. Une société civile européenne se forme et prend la parole. Avec des dirigeants politiques capables d’écoute, nous solidarisons des peuples et entreprenons de redéfinir nos modèles de société et de développement ; nous replaçons l’Europe dans le monde en œuvrant à une humanité réconciliée. Nous nous fédérons et nous dirigeons vers une Union politique respectant notre diversité et s’enrichissant d’elle. C’est un formidable enjeu démocratique, car il exige de surmonter trois handicaps fondamentaux : l’excès de délégation des pouvoirs et l’enfermement dans les États-nations, les carences graves de solidarité, et la perte de vision collective.
Crise des démocraties européennes
Nous habitons de vieilles démocraties nationales qui ont entrepris de cohabiter dans une Union dont la légitimité est contestée. Ces démocraties reposent sur la représentation. Or, dans des pays comme la France, le gouvernement et le système partisan dont il émane ont accaparé des pouvoirs que la société leur a exagérément délégués. Ainsi celle-ci s’est-elle dessaisie de ses responsabilités ; elle juge ses dirigeants aux résultats et elle veut conserver ses « acquis ». Des pays comme la Suède et l’Allemagne où existe une société civile capable de codétermination se portent mieux. Ils ont su dès les années 1990 accomplir des réformes de structures qui leur ont permis d’innover et de s’inscrire dans la mondialisation, mais même chez eux rien n’est acquis.
Les systèmes démocratiques occidentaux sont ébranlés aussi par les mutations profondes de nos sociétés. Chacun de nous et les jeunes en particulier disposent de libertés d’information et de communication sans précédent avec Internet ; la subordination au travail est mal vécue ; leur horizon est le monde, plus que l’Europe. Or nos démocraties délégataires ne suscitent pas de nouveaux engagements. La professionnalisation de la fonction politique et son spectacle médiatique incessant écrasent ces dispositions. La société s’exprime et critique toujours plus, mais en France en tout cas, rien ne suscite la volonté d’unité et de coresponsabilité autour de choix collectifs.
Le « déficit démocratique » du système politique communautaire est d’abord la conséquence des carences nationales conjuguées. Les citoyens sont-ils habilités à participer à la construction de l’Europe quand on ne les sollicite que tous les cinq ans pour des élections qui ne font pas sens, ou éventuellement pour un référendum dont ils n’ont pas pu être amenés à formuler eux-mêmes la question ? En 1996, le Parlement européen a adopté mon rapport d’initiative portant sur la participation des citoyens et des acteurs sociaux au système institutionnel de l’Union européenne. Éducation, information, expression, consultation, cogestion, qualité et disponibilité de la représentation, débat public… toutes ces conditions étaient examinées et faisaient appel à des dispositifs ancrés dans chaque État membre. En 1998, j’ai conduit une mission pour le gouvernement visant à les créer en France et à impliquer la société civile française. J’écrivais : « la mise en place de l’euro rend ce défi encore plus aigu ». J’ai été un peu plus écouté à Bruxelles qu’à Paris, où le Premier ministre de l’époque m’a répondu : « on n’a pas le temps de s’occuper de ces choses-là ». Rien ou si peu n’a changé depuis. Et l’on s’étonne que les gens ne fassent pas confiance à l’Europe ou se sentent impuissants !
Nous étions réunis en février 2013 dans l’enceinte du Parlement européen à Bruxelles pour discuter de la réindustrialisation de l’Europe. Un ami évoque un marathon pour souligner la longue durée d’efforts à accomplir ensemble. L’élue qui accueille notre réunion réfute cette image, au prétexte qu’elle décourage les gens et que, de surcroît, il n’y a qu’un vainqueur dans une course. Encore un exemple des ornières de l’élitisme républicain ! Cette façon de vouloir protéger les gens ne rassure personne, et je préfère l’esprit du journal L’Équipe qui titrait au lendemain du marathon de Paris : « 38 690 vainqueurs ». Il est urgent de renverser l’optique. La liberté de circulation n’a pas créé une société européenne. Or la démocratie véritable, nous dit Hannah Arendt, c’est l’espace politique où les gens peuvent « partager des paroles et des actes ». C’est la volonté et la faculté qu’ils ont de se réunir pour partager des finalités en visant un bien commun, et de s’auto-organiser pour les accomplir ; en cela, elle a une valeur universelle. Alors que le gouvernement représentatif national n’est qu’une forme historique spécifique et délégataire de la démocratie, l’Union européenne n’a pas su encore fonder la sienne.
Nos leaders politiques se demandent-ils quelle société ils vont laisser derrière eux ? Certains portaient jadis l’esprit de responsabilité à ce niveau. Alors que les médias appellent chaque jour chacun d’entre nous à compter cyniquement les points des matchs politiques, nous avons mieux à faire : bâtir et élargir les solidarités actives sur lesquelles repose la force des nations et de la Communauté européenne.
Solidarités trop faibles
Dans la conscience et l’imaginaire national, le cercle des amis était à l’intérieur, et à l’extérieur étaient d’autres humains, objets d’envie ou de mépris, de domination ou de guerre. Aujourd’hui les affinités et les liens se recomposent et traversent les frontières ; la tolérance a fait d’énormes progrès mais la violence se renouvelle sous d’autres formes. La grandeur des Européens est d’avoir commencé à bâtir une Communauté basée sur la réconciliation. C’est une tâche extraordinaire ; mais l’ignorance et l’indifférence la minent. Les Européens ne se connaissent pas, l’école et la Cité sont des réserves nationales. Le tourisme, les musées, et même les voyages professionnels ne créent pas par eux-mêmes la volonté de vivre ensemble. On ne se soucie pas des espoirs et des intérêts des autres, de là surgit la violence.
Dans la trace de la grande œuvre de civilisation européenne, le combat pour les droits de l’homme, notre Communauté repose d’abord sur la fondation d’un droit commun. Mais le droit ne fait pas un lien social à lui seul, il est souvent vécu au contraire comme une contrainte. La Communauté a créé également un grand marché et une monnaie, mais eux non plus ne vont pas sans violence. Un marché qui n’est pas un véritable bien commun et une monnaie sans budget ni contrat social font régner une vive concurrence non seulement entre les entreprises mais aussi entre les États : ils divisent autant qu’ils rendent interdépendants. Cette incomplétude crée des cercles vicieux et menace l’Union de désintégration.
La tolérance est loin de suffire quand il faut aller vers l’autre, accepter de l’introduire chez soi, le respecter et apprendre à l’aimer, partager des ressources et des projets. La défense des acquis sociaux au sein de l’État-providence national s’accompagne au contraire du refus de l’accueil, du partage et de la mobilité. Il a été aggravé par l’insécurité et la peur d’importer cet ennemi invisible, le terroriste.
Paul Dumouchel m’a aidé à comprendre la vocation de l’Europe, qui est de créer des solidarités sans violence. C’est une gageure, car dans toute l’histoire la solidarité et la violence sont les côtés pile et face de la même pièce : amis ici, ennemis là ; acquis sociaux réservés et non pas partagés. Quand il faut créer des solidarités transfrontières qui fonderont des réconciliations durables, la passion de l’égalité ne peut relever le défi, car elle repose sur l’envie et ne fait appel qu’au droit. Liberté et égalité doivent être enveloppées par une valeur qui les transcende : la fraternité. Les révolutionnaires français l’avaient bien compris, mais l’échec de la Révolution sur ce plan a été d’emblée total : la passion égalitaire a nourri la terreur. L’appel de Saint-Paul dans l’épître aux Galates résonne toujours comme le fondement d’un projet politique européen inachevé : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, nous sommes tous frères ».
Dans ce livre, nous essaierons d’imaginer des solidarités humaines et productives européennes, ouvertes au monde, incitant à refonder le contrat social national et permettant d’identifier un contrat communautaire. Ceci est indissociable de la réinvention de la démocratie par la participation. Jamais les pouvoirs centraux nationaux, ni la gouvernance des institutions européennes ne créeront par eux-mêmes une solidarité transfrontière. Il faut pour cela faire appel aux jeunes, aux travailleurs, aux entreprises, « faire société en Europe », objectif porté par l’association Confrontations Europe, que j’ai eu le plaisir de fonder en 1992 avec Michel Rocard, Claude Fischer et d’autres amis. Par-delà les différences entre eux, les Européens doivent pouvoir se connaître, s’exprimer, se confronter dans des lieux communs ; les conflits ne doivent pas faire peur et les exacerber est détestable. Il faut inventer « une conflictualité ouverte, viable et constructive » (autre ambition de notre association) pour que de la confrontation naisse le besoin de l’entente, de projets communs, d’une Communauté vivante.
Cap invisible
Nos sociétés ne parviennent plus à se projeter vers l’avenir et à concevoir un horizon de long terme porteur d’un projet collectif. Cette incapacité est liée à l’intolérable pratique des boucs émissaires, qui fait obstacle à la prise de conscience de nos propres responsabilités ; elle traduit aussi la difficulté à repenser les conceptions du temps quand le sort de l’humanité est en jeu et que l’État n’est plus du tout un éclaireur.
La libéralisation générale de la circulation des capitaux a « financiarisé » l’économie et engendré la finance globalisée et sa crise. Mais l’ennemi est-il « la finance » ? Ce sont nos gouvernements qui ont ouvert les vannes et, en France notamment, ont tourné le dos à la revalorisation du travail et de l’industrie. Crier à « l’horreur économique », c’est masquer une démission collective, et c’est ignorer la noblesse de l’économie, faite des rapports sociaux entre des salariés et des entrepreneurs, des créateurs et des producteurs. C’est nier les efforts de ceux qui cherchent à comprendre les fonctions du système économique, fondement de notre prospérité, et leurs initiatives pour le transformer, innover, aller au monde, comme c’est nécessaire aujourd’hui. La finance globalisée a contribué à une réallocation des ressources à l’échelle planétaire ; de nombreux peuples et États ont eu alors l’intelligence de se saisir des nouvelles opportunités pour émerger, s’extraire d’une misère profonde ; il faut maintenant inventer avec eux les solidarités nécessaires pour un développement planétaire durable.
Avant que n’éclate la crise en 2008 l’Union européenne n’a pas anticipé la profondeur des mutations et l’émergence très rapide de nouvelles puissances très compétitives, ni saisi la faiblesse de ses assises. Face aux enjeux de l’innovation, c’est du côté de la recherche et des entreprises que se trouvent l’obsession et la capacité d’anticipation. Pour les choix collectifs, certains États comme l’Allemagne et les pays scandinaves ont su redéfinir un cap, ce qui n’est pas le cas de la France. Car, voulant camper dans les acquis et les modèles du passé, elle ne sait pas encore faire fructifier ses potentiels et saisir les opportunités d’avenir.
Il y a un devoir de vérité, mais l’exercice du pouvoir représentatif l’en empêche. Les postures et les rivalités partisanes étouffent la pensée : « ce n’est pas moi qui ai tort, c’est l’autre, et j’ai toujours raison ». Le politique au pouvoir n’a jamais tort ! On nous oblige à choisir un camp, alors que la vérité n’est ni de droite ni de gauche. Chacun devrait pouvoir contribuer librement à sa recherche en faisant effort pour écouter et comprendre autrui. Mais nous sommes nombreux à constater que le temps des responsables politiques est défini par le calendrier des élections, et non pas par celui d’un projet collectif à moyen et long terme.
En Europe, l’Allemagne est la première puissance économique et politique, mais elle ne peut proposer un cap car sa culture des solidarités à bâtir est défaillante. De plus, elle ne veut pas tenir le gouvernail, ayant heureusement abandonné toute culture hégémonique. La France est en retrait parce qu’elle craint les pertes de souveraineté et, pas plus que l’Allemagne ne veut payer pour les autres. L’Union européenne travaille, propose, essaie d’anticiper mais elle ne porte pas encore une vision ni une véritable stratégie ; ses institutions sont trop faibles, elle n’est pas un Sujet politique à part entière.
Cessons de demander une vision à de grands leaders politiques. Nous ne sommes plus à l’époque où certains ont surgi de l’horreur des deux guerres mondiales et se sont montrés capables d’entraîner des peuples, ou d’obtenir leur consentement avec une promesse de paix et de prospérité. Sachant qu’avec la mondialisation les notions de complexité et d’incertitude prennent une tout autre envergure, il est urgent de contribuer à l’émergence d’une nouvelle culture politique du long terme.
L’esprit et la méthode
Nous vivons « une grande tension entre le passé et l’avenir eux-mêmes, comme s’ils n’allaient pas, en effet, dans le même sens. Est-il si sûr que le temps aille dans un seul sens… Ou bien plutôt sommes-nous tiraillés entre ce qui nous tire vers l’avant et vers l’arrière ». Ces réflexions de Frédéric Worms sont très stimulantes. Nous vivons un moment de rupture où revivre une espérance appelle un travail sur le passé, non pour reproduire ce qui a été fait hier, mais pour comprendre les tendances lourdes qui nous oppriment ; en même temps nous devons faire surgir la puissance du futur dans le moment présent. Il est aujourd’hui impossible de déléguer ces tâches aux seules élites politiques éclairées (sans nier leur part de responsabilité évidemment). Elles ne portent plus de projet de société. Il faut que se mettent en mouvement et en synergie les potentiels, les idées et les engagements de toutes les « forces vives » de nos sociétés et de nos entreprises. C’est à elles que nous faisons ici appel, c’est d’elles que peut s...