1939-1944
Si la Seconde Guerre mondiale a commencé le 3 septembre 1939 pour les Français, il y a pour le jeune garçon que j’étais une date bien plus marquante encore : la nuit du 3 au 4 février 1944. De violents coups frappés à notre porte, à une heure avancée de la nuit, ont fait basculer mon enfance dans un autre monde.
Mais avant d’évoquer cet événement, il s’est passé tant de choses auparavant concernant ma famille et la transformation de nos vies, qu’il me faut raconter.
En 1939, nous habitions, mes parents, mes deux sœurs, Irène et Alice, mon frère Roger et moi, une charmante ville de la banlieue parisienne, le Pré-Saint-Gervais. Nous demeurions au numéro 28 de l’avenue du Belvédère et mes grands-parents paternels, tout près, au 22. Mes parents, tous deux ouvriers maroquiniers, travaillaient en atelier à Paris. Nous avons grandi dans un climat de bonheur et de quiétude. Nous ne manquions de rien, même si élever quatre enfants n’était certainement pas chose facile.
Nous avons appris la déclaration de guerre lorsque Papa est venu nous chercher pour nous ramener en hâte à la maison. C’était encore l’été et nous étions en vacances près de Paris, à Roissy-en-Brie.
Mon père s’est tout de suite engagé volontairement pour défendre le pays qui l’avait accueilli vingt ans plus tôt. Bien que dispensé d’un tel engagement, avec quatre enfants à charge, Papa n’a pas hésité un seul instant et, à l’officier qui s’adressait à lui, a répondu qu’il avait au contraire « quatre raisons supplémentaires pour défen-dre la France ». Ces propos nous ont été rapportés par des amis de mon père. Ce fut tout un groupe de juifs venus d’Europe centrale installés depuis des années en France qui s’engagèrent en même temps.
Mon père a rejoint l’armée le 24 janvier 1940 et le 21e Régiment de marche de volontaires étrangers le 3 mars. Après une période d’engagement militaire sur le front des Ardennes, il a été fait prisonnier le 26 juin 1940 à Allain, en Meurthe-et-Moselle au cours d’une opération de reconnaissance. A commencé pour lui une captivité de plus de quatre ans en Allemagne. Mais cette captivité, aussi dure fut-elle, lui a évité, paradoxalement, un sort tragique…
Dès l’automne 1939, la municipalité du Pré-Saint-Gervais a décidé d’évacuer les femmes et les enfants de la commune vers la province. Un avant-goût de l’Exode. C’est ainsi que nous avons passé quelques mois en Eure-et-Loir dans un petit village près de Nogent-le-Rotrou. Insouciants, comme peuvent l’être les enfants au bon air, ne manquant pas de nourriture, nous avons
Henri Szwarcenberg, le père de Jacques Saurel,
en uniforme de la Légion étrangère française, 1940.
vécu tranquillement avec les gens du village jusqu’à l’arrivée d’une armée habillée d’uniforme vert, les Allemands, les Occupants.
C’est vers la fin octobre que nous sommes arrivés, avec d’autres mères et enfants à la gare de Nogent-le- Rotrou, puis transportés à environ quatre kilomètres, dans la com-mune de Trizay-Coutretôt. Nous avons passé notre première nuit de réfugiés dans une salle d’école transformée en dortoir où nous avons dormi sur de la paille.
Le lendemain la municipalité a alloué à chaque famille un lieu de résidence : pour Maman, mon frère, mes sœurs et moi, une petite maison indépendante située au centre du village sur la place. Une seule grande pièce, au rez-de-chaussée, sert à la fois de salle à manger et de chambre à coucher pour toute la famille. Près de la porte d’entrée un escalier raide et étroit mène à une pièce mansardée au plancher recouvert de paille. Elle sert de grenier et de réserve. Nous y avons trouvé des pommes qui finissaient de mûrir.
Nous nous sommes très vite habitués à notre nouvelle vie. Si j’avais une petite expérience de la campagne quand nous passions les vacances d’été à Roissy-en-Brie ou à Ozoir-la-Ferrière, aujourd’hui en Seine-et-Marne, là, c’est la découverte des grands espaces. Nous fraternisons avec les enfants du village et courons avec eux dans les champs, grimpons dans les arbres tout en découvrant les joies de la nature. Ramasser les premiers pissenlits du printemps 1940 est un jeu et nos nouveaux copains nous montrent que les meilleurs, les plus tendres de couleur jaune, se trouvent sous les bouses de vaches sèches qu’il faut soulever – avec dégoût – à l’aide d’un bâton.
Avec Irène, ma sœur aînée, nous nous rendons le soir dans une ferme voisine pour y chercher du lait. Le pot à lait à la main nous nous hâtons sur le chemin, peu habitués à l’obscurité de toutes les frayeurs, et les arbres et les branches qui remuent ont des formes fantastiques et inquiétantes.
À la sortie de Trizay coule une petite rivière, avec sur une de ses berges un lavoir. Les femmes du village et Maman viennent y laver leur linge dans l’eau courante et c’est pour les petits citadins réfugiés l’endroit idéal pour barboter dans l’eau, peu profonde. Ce lavoir, petit édifice curieux avec son toit très pentu qui descend presque au ras de l’eau est un refuge et un abri pour nos jeux quand le temps est à la pluie.
Nous profitons allègrement de cette liberté mais les adultes n’ont pas oublié que les enfants doivent aller à l’école. La grande pièce où nous avons passé notre première nuit en arrivant est en fait l’unique salle de classe du village. Le sol débarrassé de la paille, les pupitres et les bancs d’écoliers ont retrouvé leur place. Notre institutrice enseigne des matières différentes selon l’âge des enfants.
Comme les enfants du village, nous allons à l’église et apprenons le catéchisme. Nous ne sommes pas encore avertis de nos origines juives. Nous reprenons en chœur les prières et je me rappelle encore aujourd’hui du « Notre Père qui êtes aux cieux… ». Ce qui me plaît quand je me rends à l’église pour la prière du soir, c’est d’aider Monsieur le curé ou le bedeau à tirer sur la corde pour sonner les cloches. C’est un jeu très amusant lorsque la corde remonte et me fait décoller du sol.
Non loin du village, se trouve, cachée par les arbres qui en dissimulent la vue, une belle et grande demeure, le château de Trémont. La comtesse de Trémont y accueille de temps en temps avec beaucoup de gentillesse les petits réfugiés pour goûter.
Attenantes à la grande bâtisse, des écuries et une salle dédiée à l’équitation m’attirent. Dans cette salle sont accrochés sur les murs et rangés en ordre parfait, harnais, selles en cuir et accessoires en métal rutilant. J’aime m’attarder devant ces objets que je caresse des yeux et que je frôle parfois avec la main.
Dans un caveau, sorte de petite chapelle érigée dans le parc, repose le comte de Trémont. Je m’étonne qu’un défunt soit enterré en dehors d’un cimetière.
Avant d’intégrer son régiment, Papa nous a rejoints afin de passer les fêtes de fin d’année avec nous. Dans la nuit de Noël 1939, réveillé, je découvre que c’est Papa qui dépose les jouets dans nos souliers rangés devant la cheminée. C’est notre dernier Noël passé en famille et plusieurs années vont s’écouler avant que de nouveau nous ne nous retrouvions réunis pour une pareille fête.
Bien qu’éloignés de la ville, nous sommes informés des nouvelles de la guerre. Les adultes entretiennent une peur grandissante des Allemands et de leurs méfaits. Il ne faut pas ramasser un objet tombé à terre, quel qu’il soit. Ce peut être un piège qui empoisonne ou explose. On dit même que ces Boches coupent les mains des enfants.
À Trizay-Coutretôt en mai 1940.
De gauche à droite : Jacques, Irène, Berthe, Roger et Alice.
Au mois de juin 1940, c’est le début de l’invasion de la France par l’armée allemande et Paris est occupé le 14. Une partie de la population civile se jette sur les routes et fuit en direction du sud pour échapper aux bombardements et à l’avance rapide des troupes ennemies, c’est l’Exode.
Un jour, sortant de Trizay pour rejoindre la route qui mène à Nogent-le-Rotrou, nous découvrons des voitures civiles abandonnées sur le bas-côté. Sur les toits de ces véhicules surchargés sont arrimés toutes sortes d’objets, matelas, chaises, ustensiles de cuisine. Certaines de ces voitures ont été pillées et laissées portes ouvertes. C’est une aubaine pour les garçons d’y grimper et de jouer au conducteur en s’installant derrière le volant.
Le seul magasin du village qui fait office d’épicerie, de bazar, de magasin d’habillement, de mercerie a été fermé et abandonné par ses propriétaires. Il est pillé et saccagé. Prudemment, petit à petit, nous les enfants investissons ce lieu ouvert à tous vents et qui n’intéres-se plus les grandes personnes. De la cave au grenier il devient un espace de jeux. Nous escaladons les rayonnages vides et jouons avec les quelques objets laissés par les pilleurs jusqu’au retour des propriétaires.
Dans le courant du mois de juin, par une belle journée ensoleillée, notre attention est attirée par des bruits inhabituels de moteurs. Venant sur la route et devançant une colonne de camions milit...