IV. Casanova sceptique : la constitution d’une philosophie du doute
« Je me suis plu à m’égarer, et j’ai continuellement vécu dans l’erreur,
n’ayant autre consolation que celle de savoir que j’y étais » (HV, I, 2).
Les conflits de l’aventurier se manifestent sur un plan pratique : charlatan, il agit en contradiction avec sa culture rationaliste ; éclairé, il lui arrive néanmoins d’être superstitieux selon les circonstances. Son doute s’exprime donc au gré des événements et de ses besoins ; dans ce sens, le scepticisme d’un aventurier ne peut être que « pragmatique » car il dépend de la conjoncture. Ces contradictions apparaissent de plus sur le plan philosophique. Le mémorialiste fait effectivement sienne une certaine philosophie sceptique, qu’il convient de définir. Selon Miguel Benítez, « il est certain qu’au début du siècle [des Lumières] le scepticisme occupe encore en France une position privilégiée sur la scène intellectuelle : en 1702, Bayle publie la deuxième édition de son Dictionnaire historique et critique ; en 1718, Fabricius procède à l’édition (pour la première fois depuis 1612) des ouvrages de Sextus Empiricus en version grecque et latine ; en 1721, le Traité de la foiblesse de l’esprit humain de Daniel Huet voit le jour ; et en 1725, le mathématicien suisse Huart fait apparaître la première traduction française complète des Hypotyposes pyrrhoniennes. D’autre part, les disputes philosophico-religieuses autour du scepticisme dans les livres et les journaux montrent bien l’écho qu’il trouve encore dans le public français ».
La redécouverte et la diffusion des philosophies sceptiques antiques de la Renaissance au XVIIIe siècle ont modifié l’appréhension du monde en introduisant le doute à l’égard des connaissances humaines. Par ailleurs, l’apparition d’un rationalisme teinté de scepticisme, à travers notamment le doute méthodique cartésien, conduit à considérer la mise en suspens du jugement comme une étape dans l’accès à une vérité, s’il en est. La définition du scepticisme proposée par Frédéric Cossutta s’applique bien à cette période : « le doute [est] l’instrument d’une lucidité liée à l’exercice critique de la raison. Le sceptique [est] un sage qui refuse de s’abandonner au fanatisme des croyances et des dogmes, comme à la versatilité suscitée par le changement incessant des opinions. Seule la tyrannie est à ses yeux intolérable, ce qui l’incite à combattre toutes les attitudes qui s’opposent à la tolérance ». Toutefois, ce doute s’amplifie au fil du siècle : dans la deuxième moitié du XVIIIe, le mélange des diverses approches de la nature, à la fois occultiste et éclairée, spéculative et expérimentale, en un siècle que certains voudraient de raison, conduit nombre de penseurs à modérer leur enthousiasme à l’égard des progrès scientifiques. Par conséquent, si le scepticisme imprègne de manière diffuse les écrits du temps, il s’exerce de façon variée et plus ou moins féconde : le doute représente un mode rationnel d’accès à une vérité ; néanmoins, il impose un discours nuancé au sujet de l’accès à cette dernière.
Dans cette mouvance, Casanova prend ses distances avec les idéologies et croyances contemporaines. « [Sa] bibliothèque mentale est, comme l’affirme Marie-Françoise Luna, celle d’un libre penseur, […] marqué […] par les spéculations du rationalisme sceptique classique ». À l’instar de Diderot ou Voltaire par exemple, Casanova adopte de fait une position sceptique à l’égard des connaissances humaines et des modes scientifiques. Selon lui, en effet, « la rage de l’histoire naturelle passera come celle de la Magie, de l’Astrologie, de la Physique experimentale aussi ; mais, ajoute-t-il, je voudrois savoir quelle sera la science, qui devenant à la mode lui succedera ». Compte tenu de « la fécondité et la plasticité des traditions sceptiques », il est « impossible de discerner nettement les traces des emprunts directs » du chevalier de Seingalt. Nous savons qu’il a étudié Gassendi à l’âge de 15 ans, sous l’influence du sénateur vénitien Malipiero (HV, I, 58). D’après le Duxionnaire établi par Marco Leeflang, il a également lu ou parcouru Bayle, d’Holbach, Diderot, Hume, Huet, Malebranche… En outre, « de Fontenelle et du marquis d’Argens, qu’il a connus dans leur vieillesse, il a […] reçu en cadeau toutes les oeuvres, et sans doute leur doit-il quelque chose de son scepticisme de bonne compagnie ». Les idées de ses prédécesseurs reparaissent dans ses écrits. Le scepticisme casanovien est alors principalement à l’oeuvre dans ses textes philosophiques, qui feront par conséquent l’objet de notre étude pour deux raisons. Premièrement, rédigés dans sa maturité, entre 1784 et 1792, ils forment un tableau de sa pensée.
Deuxièmement, aucun de ces textes n’a été publié de son vivant. À l’exception de son Essai de critique sur les moeurs, sur les sciences et sur les arts qui, d’après Gérard Lahouati, fut composé dans le dessein de lui ouvrir les portes de l’Académie de Berlin, les autres oeuvres semblent plutôt dédiées à ses proches. Selon Marie-Françoise Luna, les dialogues philosophiques seraient « destinés à un cercle étroit d’amis » ; Rêve, spécifiquement, est un « brouillon qui n’a pas été remis au net ». Les idées sceptiques de l’auteur peuvent ainsi s’épanouir librement, à la manière de la littérature clandestine. Gianni Paganini souligne effectivement cet avantage de l’étude de la production « occulte » des Lumières qui « s’est développée à l’abri des censures ou du contrôle idéologique de l’autorité, et a donné libre cours à des idées que la production imprimée ne pouvait que refouler, sinon travestir par le moyen d’expressions cryptées ».
À partir de l’analyse de ces oeuvres philosophiques, nous tenterons à la fois de situer Casanova dans la mouvance sceptique de son temps et nous essaierons de comprendre quel sceptique peut être un aventurier. D’après les catégories déterminées par Richard Popkin, est-il un « pyrrhonien » selon la définition qu’en donne Montaigne ? Est-il un « sceptique modéré ou constructif » à la manière de Gassendi ? Quelle est par ailleurs la cible de son scepticisme : doute-t-il des vérités en matière de religion et/ou en matière d’épistémologie ? Comment se manifeste, dans la pratique, ce scepticisme ? Induit-il un comportement caractéristique ? Peut-on d’ailleurs inscrire véritablement l’aventurier dans un courant sceptique spécifique ? Du reste, l’aventurier peut-il être considéré comme un philosophe ? Se considère-t-il d’ailleurs comme tel ? Un libertin peut-il adopter l’ataraxie prônée par les sceptiques antiques ? Plus généralement, la vie d’aventure de cet homme « sans conséquence » a-t-elle une influence sur sa perception du monde et l’évolution de sa pensée sceptique ?
En parallèle, nous nous interrogerons sur la nature proprement sceptique de l’écriture philosophique de l’auteur : la position sceptique implique-t-elle une forme d’écriture spécifique ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’une écriture sceptique ? Sur cette question, deux autorités pourraient se détacher : celle de Voltaire, comme l’affirme Marie-Françoise Luna, et celle de Montaigne, comme en fait l’hypothèse Gérard Lahouati. Non seulement Casanova aurait « sucé le lait » de ces auteurs mais il en aurait parfois retiré une forme d’écriture particulière qui convient tout spécialement à l’expression de la philosophie sceptique. Chez Montaigne et chez Voltaire assurément, nous trouvons plusieurs indices scripturaux de scepticisme, dont nous chercherons les résonances dans l’oeuvre philosophique de l’aventurier : les premiers manifestent un refus du dogmatisme ; les seconds révèlent le caractère relatif et instable de la pensée sceptique.
Notre réflexion se concentrera tout d’abord sur le scepticisme épistémologique de Casanova : imprégné par les discours contemporains, il proclame son ignorance et son esprit relativiste, et choisit sans originalité le dialogue philosophique pour mieux manifester cet état d’esprit. Nous traiterons ensuite de ses hésitations en matière religieuse : sceptique quant aux vérités révélées, il dénonce le charlatanisme ecclésiastique ; par sa maîtrise de l’art de la pantomime et des ruses de l’imposture, Casanova ouvre ici une perspective nouvelle. Enfin, nous établirons que l’aventurier est, de façon tout à fait ordinaire en son temps, un sceptique modéré ; ce libertin reste toutefois original dans la mesure où il se déclare philosophe uniquement « en théorie », non en pratique.
A. Un scepticisme épistémologique : les bornes de la connaissance humaine
Dans son article consacré au « philosophe », Dumarsais souligne la capacité de l’homme éclairé à suspendre son jugement : « La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance. […] lorsqu’il n’a point de motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé ». Cette suspension du jugement face aux bornes de la connaissance humaine, lieu commun du discours sceptique antique, est un motif renouvelé depuis la Renaissance, de Montaigne à Voltaire en passant par Descartes.
La pensée de Casanova se situe dans la continuité de ce mouvement. Héritier de la philosophie expérimentale de Francis Bacon, il prône l’usage d’un examen critique qui suppose aussi celui du doute. De fait, dès l’entrée de son Essai de critique, il indique comment atteindre la vérité : « Examiner toujours, n’avoir jamais aucune certitude, et parvenir a pouvoir dire après un mur examen, cet objet me paroit tel, mais je n’en suis pas sur, puisqu’...