Chapitre 1
Devenir de la pornographie
« A sa naissance, en son essor, l’image est, en nous, le sujet du verbe imaginer. Elle n’est pas son complément. »
Gaston Bachelard, L’Air et les songes
Du cinéma à l’internet
Peut-on aujourd’hui se souvenir du cinéma porno ? On n’indiquait pas, pour entrer dans une salle, le titre d’un film, mais son numéro. Un déodorant fixé au mur diffusait régulièrement un parfum puissant. Il arrivait qu’on entende le réveil d’un homme qui s’était endormi dans la salle avant d’avoir à reprendre son train à la gare Saint-Lazare. Un spectateur pouvait jouer de la guitare. Des femmes venues avec leur compagnon pouvaient se lever après dix minutes de projection, en disant : « ça suffit ».
Le jeune « sex-addict » d’aujourd’hui n’a pas connu ces ambiances, ni ces débats au travers desquels il fallait s’interroger sur la possibilité d’une libération ou d’une aliénation reconduite. Il n’a pas vu les films des situationnistes incorporant à la trame d’un récit favorisant le décousu, des images pornos, comme ces preuves de l’intensité d’un spectacle publicitaire qui fixe un regard aveuglé par la demande d’avoir enfin tout. Le « sex-addict » ne veut pas tout voir. Il s’intéresse au partiel. Il se passionne partiellement pour l’intensité d’un monde du sexe qu’il apprécie, par détails successifs et reproduits image après image.
La pornographie, si l’on risque ici un singulier, tient de l’expérience du trou de serrure, mais d’une porte qu’on aurait enlevée. Sous cet aspect, on peut comprendre qu’il s’agit peu de la complexité d’un voyeurisme toujours limité en sa capacité de vue, mais d’un ordre de la vision inédit, et dont on peut éprouver une jouissance de propriétaire. Pour bien des internautes que nous avons rencontrés, cette propriété serait secrète. Ils n’en parlent pas à leur propre entourage. Éventuellement, ils peuvent ressentir une sorte de plaisir en dissimulant leur « navigation ». La maîtrise technique dont ils sont capables, si faible soit-elle (effacer l’historique en réservant sur disque dur les images qu’ils ont récoltées) leur garantirait une sorte d’invisibilité. Des « sex-addicts » peuvent savoir qu’ils sont en fait « pistés » par leur propre ordinateur. Mais ce fut la surprise d’un homme que j’ai rencontré : me racontant qu’après une « session » et en ayant quitté Google, il lui avait été immédiatement proposé, quand il s’était reconnecté, de trouver un site porno. « Au lieu de la page d’accueil normale, je voyais une femme nue qui se tapait les fesses sur une vitre de douche ». Si dans bien des cas les internautes qui naviguent sur les sites de sexe doivent connaître les risques qu’ils prennent, c’est d’abord en raison des virus auxquels ils sont exposés. Un bon « pare-feu » est essentiel. « Sinon, on a tout l’ordinateur qui plante ». Un internaute se demandant pourquoi les sites pornos exposent à tant de risques de virus, se posait cette question : les pirates seraient-ils des puritains ? Et ils se demandaient pourquoi « tous ces crétins nous emmerdent » ? Des internautes ont vu apparaître sur leur écran la recommandation d’une application qui garantirait un anonymat absolu, et ils en concluent à une « parfaite arnaque ». Tu fais « ok et c’est sûrement un virus qui s’installe » Bien peu, par contre, semblent conscients que leur visites de sites est sans cesse observée. Par les sites pornos eux-mêmes qui cherchent à cibler une clientèle et à la fidéliser. Par Google, comme on vient de le dire. Mais encore et surtout par les « Renseignements Généraux » (ou l’actuelle DCRI), notamment quand l’internaute visionne des images interdites. Les personnes que nous avons rencontrées ont systématiquement quitté le site qui leur était proposé d’images pédophiles. On peut évidemment s’interroger sur le « plaisir » qu’aurait l’internaute à jouer avec le feu, à prendre le risque de visionner des images qui tombent, comme l’on dit, sous le coup de la loi. Mais bien en-deçà des pratiques outrancières qui seraient répréhensibles, ce qu’il faut souligner, c’est l’ignorance de la loi qui caractérise la navigation sur l’internet. Le plus souvent, une telle navigation s’expérimente comme une liberté, à l’abri de tout regard.
Prenons le temps de dire ce qu’est la pornographie. Cela pourrait sembler peu nécessaire. Chacun sait, sans doute, de quoi il retourne. Les images qui sont « ixées » montrent de manière explicite des scènes de sexe. La loi détermine, depuis 1975, que l’érection du sexe masculin et que la vue de la pénétration quelle que puisse être sa forme, distingue la pornographie explicite d’un érotisme qui suggère. On peut, toutefois, au-delà d’une distinction juridique entre pornographie et érotisme, caractériser l’image X. Ce singulier a, comme on l’a dit, certainement ses limites puisqu’il existe des pornographies et que tous les genres de cette imagerie ne sauraient être confondus. Mais pour tenter de cerner la spécificité d’une production visuelle, l’on peut en sachant qu’il s’agit là d’une réduction, retenir quatre traits principaux : la précipitation, la saturation, la professionnalisation et la dis-narration.
La précipitation réfère à la survenue rapide de la scène de sexe dans un scénario de prétexte ou tout simplement absent. La saturation renforce le climat d’un monde du sexe : toute interaction est exclusivement déterminée par la situation d’une fornication mettant en relation des personnages dont les relations réciproques n’ont pas d’importance ou dont le spectateur ne connaît pas même la teneur. La professionnalisation renvoie à la performance d’une activité sexuelle qui suppose, pour l’essentiel, la distance qui se prend entre une expérience intime toute imagée et la personne qui en produit la réalisation. La capacité qu’a l’acteur de se superviser, de devenir sa propre image en en contrôlant ses effets (certaines scènes sont filmées dans un miroir que tient un accessoiriste à côté des hardeurs), renvoie elle-même à la situation décalée d’un récepteur qui n’assiste plus comme au cinéma à un spectacle mais qui, lui-même, supervise sa propre vision et expérimente un dédoublement de sa faculté spectatrice. La dis-narration ne réfère pas seulement à la pauvreté du scénario ou à son inexistence. La nullité de ces productions ne constitue pas un défaut, et il ne s’agit pas de notre part d’énoncer un jugement de goût. Cette nullité participe du rapport qualitatif qui s’entretient avec ces images.
On retrouve dans la pratique du net la pratique du porno des VHS de naguère ou des DVD. L’internet ne modifie pas de fond en comble la donne de l’image pornographique, mais il introduit la possibilité d’un nouveau rapport à cette image. C’est au plan de ce rapport que la dimension addictive peut plus particulièrement apparaître, étant donné la nouvelle expérimentation de cette imagerie que les sites et plus encore les blogs favorisent.
Le cinéma porno faisait vivre l’expérience nouvelle de corps nus qui s’accouplent et de figures sexuelles, comme on peut parler des figures étonnantes du patinage artistique. Une rhétorique ainsi s’engage, qui implique par sa reproduction immuable, l’habitude d’un spectacle dont on connaît les sensations qu’il procure. Avec l’internet, cette rhétorique se reproduit sans doute, mais son jeu est différent. On ne s’étonne plus des prouesses sexuelles (la position a priori mal confortable du trépied par exemple ou les doubles pénétrations). On n’a plus la même naïveté à regarder la scène improbable qui montrait la voyageuse d’un compartiment de train, ouvrant l’imperméable sous lequel elle était entièrement nue. On se précipite sur l’instant dont l’ancien cinéma ménageait, fut-ce faussement, le secret. Une audace pouvait caractériser le porno de cinéma. Un mécanisme fonctionne dans l’imagerie de l’internet. Le porno d’hier jouait d’un affranchissement des tabous et invitait à traverser la frontière d’une bienséance érotique jugée hypocrite. La discussion pouvait prendre cette tournure : pourquoi les sexes ouverts ou tendus tiendraient-ils d’une vulgarité et justifieraient une interdiction ? Ces débats n’ont plus cours dans les jeux contemporains de la consommation des images sexuelles.
Le porno de naguère représentait un seuil qu’il s’agissait de franchir. Sous cet aspect, il pouvait avoir valeur de limite. Le porno se différenciait de l’érotisme. Aujourd’hui, la pornographie n’est plus cette expérience outrancière, cette aventure audacieuse, ce dépassement des conventions. Il est conventionnellement cette imagerie qui se donne immédiatement, sans le prétexte du film et sans l’obligation de sa durée. Il fallait, éventuellement, au film de cinéma le prétexte d’un scénario. Il n’est plus besoin que le sexe de l’internet possède l’argument du cinéma : il s’impose, sans besoin d’achat, par sa force de proposition évidente, au-delà de tout choix qualitatif. Le porno classique contenait déjà cette avantage de la pure quantité : par exemple, des vidéos se distinguaient par le nombre de scènes de sexe qu’elles comportaient. Cette question du nombre n’a plus de sens quand on accède de clic en clic à une infinité de scènes sexuelles. On peut encore mettre l’accent sur une autre différence majeure. Le porno de cinéma compartimentait des genres, et le porno « main-stream » s’imposait logiquement dans les programmations de Canal+. Avec l’internet, ces compartimentations peuvent toujours exister, mais les étanchéités sont devenues poreuses. Le site ne propose pas le même spectacle que la salle. Ici, la projection d’un film qu’on ne peut modifier. Là, la donne d’une imagerie qui permet le passage incessant d’un type de sexualité à une autre. Surtout, si le « X » traditionnel tenait d’un formatage et que ses images étaient toutes attendues, le site expose à la possibilité de l’inattendu.
Les blogs érotico-pornographiques le disent sous forme d’une sorte de signal : « NSFW ». Ce qui signifie « not safe for work ». Cet avertissement est sur la plupart des blogs à peu près à même hauteur du rappel d’une interdiction aux moins de dix-huit ans. Sur les effets délétères et les pires influences de l’image sur notre jeunesse (mais aussi sur tout le monde), nous avons à disposition nombre de citations. Comme si l’image, peut-être trop à montrer, devait cacher quelque chose, ou comme s’il y avait en elle une sorcellerie et derrière elle une intention nocive. L’image entortillerait et mentirait : comme les mots certes, mais avec plus de pouvoirs. On pourrait jouer d’un texte en en sautant des lignes, tandis que l’image ne nous raterait jamais. En raison de ses charmes, elle ne pourrait que pervertir. Aussi bien l’image serait une vulgarité quand il faut à l’esprit se départir des simples apparences. Le texte serait rigoureux et l’image fantaisiste. Les mots obligent une attention et l’on n’entre pas dans un texte sans volonté. Tandis que l’image pénètre et envahit. Au travail de lecture s’opposerait le ludisme de l’image. Mais c’est la partition image/langage qui procède d’une hiérarchisation et d’une binarité que l’on peut mettre en question. Et cette discussion dépasse notre propos. Car ce n’est pas de « l’image » dont nous traitons ici en généraliste, mais un rapport spécifique à une imagerie particulière qui nous intéresse.
Les blogs nous proposent une exposition infinie. Dès qu’on entre en un vestibule, voici un autre couloir, et trois portes. Je n’en choisis qu’une. Et voilà une place, trois avenues, et le choix entre deux labyrinthes (mais ces labyrinthes ont aussi leur sortie facile). On me demande si j’ai dix-huit ans. Un anonyme me prévient qu’il y a de la « nudité ». J’avance encore. J’ai tapé sur « archive ». Mon écran se complète de rectangles qui se remplissent petit à petit d’images. Tantôt des phrases : « Be you », « prefer the best », « Fuck tenderly but say it loud » ou encore « ne lisez pas la phrase suivante », mais il n’y a pas de « phrase suivante »… Ah voici une image de la Tour Eiffel. Puis une autre qui me montre un nounours. Des corps en nombre. Des gens affairés à s’appérer, comme on le dirait pour les machines qui se branchent entre elles et qui se connectent en réseau. Des paires de chaussures. Après la plage. Puis salle de bains. Et après encore, c’est à la fenêtre qu’elle se voit mais de dos. Tout à coup New York. N’oublions pas les rails, les gares désaffectées. Tout se mélange. Blonde. Brune. Deux types autour. Un homme éjacule de manière continue dans une bouche toujours ouverte. C’est près de la piscine. Près de l’évier. Au bord des vagues. Sur un pont. Dans un escalier. Un escalator. On passe d’un blog à l’autre. Wonderful beauty, Porn or art, Untitled, Games of ladies, The seeking of night, Lovely derrière, Fassinating, Simply black and white, Picabomb,…Tous ces blogs sont déliés et reliables entre eux. D’une liane à l’autre, l’on change vite de forêts et de continent. Sous chaque image que l’on peut agrandir, se tiennent des « posts ». Et parmi ceux-ci des adresses d’autres blogs depuis lesquels l’image a été « rebloggée ». Flux des internautes qui se tiennent en « followers » et qui échangent des photographies. L’animateur du blog explique qu’il n’est pas le propriétaire des images qu’il a réunies : que celles-ci proviennent toutes de l’internet, en précisant que l’on doit l’avertir si parmi les images qu’il propose, un ou une internaute souhaiterait faire valoir des droits ou requérir sa suppression pour atteinte à la vie privée. Tiens, voici Marketa. Je reconnais Suzanna et Greg : les femmes et les hommes des sites spécialisés. Mais aussi voici Charlotte Rampling photographiée par Helmut Newton. Nudité cachée dans des jeux d’ombres, cuisses ouvertes, mines épanouies, visages fermés, un parapluie au-dessus de fesses nues, canapés, lit avec miroirs. Un pantalon sur une chaise, des chaussures oubliées, une plage la nuit. À nouveau des douches pour s’y étreindre debout, et des moquettes pour s’y trouver à quatre pattes. Maintenant elle boit du café, se coiffe. Il se dresse sur une chaise. Palaces, chambres de motels, voisinage de camion, déserts, chameaux, stations d’essence. Incessant ré-assemblage.
Toutes ces images ressemblant toujours aux mêmes images, comment trouver l’image qui nous ferait sortir de leur logique ? Est-ce toutefois le but systématiquement recherché ? Au bout d’un temps où l’on se trouve obligé par un blog, on cherche la sortie. La passerelle. Une autre adresse qui vous adresse à d’autres images, et peut-être les mêmes. La recherche de la sortie devient comme l’entrée, l’objectif d’un désir qui ne se dirige évidemment pas. La porno-culture s’institue par le fait de cette existence des images avec lesquelles on joue d’un mélange d’appétit et de lassitude. Ce mélange d’ennui et de curiosité, d’excitation et de désintérêt est le propre de l’imagerie X.
Toutes ces images sont répétitives et c’est donc à la répétition que l’on joue, éventuellement en total abruti. Sauf que l’abrutissement n’est pas insu. Que l’aliénation n’est pas subreptice et mal diagnostiquée. Elle l’est parfaitement, quoiqu’en un certain décalage. La différence entre le porno d’internet et celui du cinéma tient surtout à ce que le regard se fait diagonal (nous y reviendrons) au lieu de se positionner en face, et qu’on cherche sans cesse la sortie dans l’entrée. Dans le plaisir de demeurer mais pris par l’impatience d’être encore là, l’internaute, à l’instar de l’imagerie du blog, joue d’une capacité de se déporter à côté, comme l’on dit que l’on est « à côté de la plaque ». Marginale et centrale, brouillant les repères, l’image est belle et navrante, vulgaire et classieuse, chic et sinistre. Le regard impliqué et négligent y répond.
Pour bien expliquer la spécificité du blog, on peut en un premier temps, distinguer entre le magazine d’autrefois et le site. Et dans un second temps, entre le territoire des sites et la probabilité des blogs. Blogs qui peuvent être de professionnels comme d’amateurs. Hypothèse : dans les blogs et aussi dans les sites, c’est toute la prétention commerciale des producteurs de magazines qui se trouve mise à mal. Ces images qu’il aurait fallu payer peut-être très cher, s’associent à d’autres images qui n’ont rien à voir avec celles que les professionnels voudraient imposer. Sans doute serait-il non seulement naïf mais faux de croire que les blogs constituent des espaces propres aux internautes, « libérés » de l’intervention des professionnels de l’industrie du sexe. On sait que le sex-business se déporte toujours sur de nouveaux supports et crée sans cesse de nouveaux marchés quand, par exemple, les revues ne se vendent plus, quand les salles de cinéma spécialisées ferment ou quand le prix du DVD a considérablement chuté. À l’évidence, l’internet constitue le territoire d’un nouveau déploiement et la possibilité d’une diversification des offres. Le site Virtual Girl, de type érotique plus que pornographique, permettant de voir des images ou de télécharger des films de strip-tease, illustre bien cette capacité. On peut encore citer la compagnie Reality Kings qui possède sur la toile 36 sites, qui emploie 400 personnes, propose une centaine de nouvelles scènes par mois et qui est visitée chaque jour par trois millions de personnes. Mais le blog fait entrer plus que le site, et bien plus le magazine, dans le jeu d’une porno-culture qui dépasse par certains aspects l’univers pornographique.
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